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Communication de Pascal Combemale

Publié le 24/05/2005
Auteur(s) - Autrice(s) : Pascal Combemale
Texte de la communication de Pascal Combemale, membre du comité directeur de l'AFSE et membre de l'APSES, lors de la table ronde «Quelle place pour l'enseignement des Sciences économiques et sociales ?», organisée le 23 mars 2005 par l'AFSE.

Communication de Pascal Combemale

Tout d'abord un préambule, cet exercice est un peu difficile pour moi parce que j'appartiens depuis deux ou trois ans à l'APSES et en même temps depuis quelques mois déjà à l'AFSE qui m'a fait à la fois la surprise et l'honneur de m'accueillir. Le but étant ici de débattre et de toute évidence mon voisin de droite vient de lancer le débat, j'ai choisi de m'exprimer en tant que professeur de SES et en tant que professeur de SES au niveau du lycée et non pas des classes préparatoires, on pourra éventuellement en parler ensuite, donc en tant que professeur de sciences économiques et sociales ; j'espère que mes amis de l'AFSE ne m'en voudront pas. Cela va m'imposer de répéter une partie de ce qu'a dit mon collègue Sylvain David, mais cela permettra en même temps de tester la cohésion de notre identité car elle ne va pas nécessairement de soi, il y a aussi, et je crois que c'est heureux, des débats à l'intérieur même de la discipline et non pas seulement entre la discipline et nos collègues universitaires.

Il n'y a pas si longtemps, l'AFSE ne se serait pas probablement pas engagée dans le soutien, même mesuré, des SES. On peut donc se réjouir de cette évolution. Il existait beaucoup d'économistes pour considérer que cette discipline étrange du secondaire était une aberration, voire un scandale, je ne parle pas pour l'instant d'erreur génétique, dont l'une des conséquences nuisibles était la déformation de jeunes esprits qu'elle mutilait au point de les rendre ensuite incapables d'accéder au temple de la science économique. Nous assistons donc à un rapprochement, mais qui se rapproche de qui ? La réponse la plus évidente serait celle-ci. Après une adolescence turbulente, les professeurs de SES se sont assagis, ils sont enfin devenus raisonnables et acceptent désormais d'enseigner l'économie comme il convient. Cette interprétation, d'ailleurs l'hypothèse vient d'être évoquée, cette interprétation, elle trouve un fondement réaliste dans le renouvellement des générations. Les vieux contestataires sont partis ou vont partir à la retraite et ils sont remplacés par une nouvelle vague de professeurs plus compétents, plus conformes parce que mieux formés ; la très grande majorité d'entre eux étant issus du bon moule, les UFR d'économie. Mais la réalité est, me semble-t-il, plus compliquée. Je crois en effet qu'il y a un débat et je crois qu'il est bien lancé d'ailleurs, et que ce débat peut être fructueux pour les deux parties à condition de lever certains malentendus et d'identifier les véritables divergences, aussi loin que possible des procès d'intention réciproques. Pour le montrer, il faut commencer par un tout petit peu d'histoire. Les SES sont un enfant naturel mais vigoureux des historiens de l'Ecole des Annales et d'un conglomérat de personnalités, d'horizons très différents, ça allait de Bourdieu à Fourastié, à une époque où les économistes qui signaient des manuels s'appelaient par exemple Jean Marchal, André Piètre ou Raymond Barre, qui signe toujours des manuels d'ailleurs. Le mur de Berlin était encore debout et l'on retrouvait, dans les programmes et dans les cours de SES de cette première époque héroïque, les débats alors d'une grande actualité autour d'alternatives telles que le plan ou le marché, le capitalisme ou le socialisme, tout cela, je dirais, sur fond d'analyses systémiques qui mettaient en scène de grands blocs géopolitiques, le Nord, le Sud et l'Est. Donc, il suffit de s'en souvenir pour admettre que les SES ont beaucoup évolué depuis ce temps et ne sont donc pas complètement imperméables aux changements du contexte. Mais pendant le même temps, nos collègues universitaires ont eux aussi beaucoup évolué, passant, je simplifie, du keynésianisme hydraulique au modèle d'équilibre général calculable.

Donc, l' attitude des collègues universitaires vis-à-vis des SES a longtemps été celle, l'image est facile, de la négligence bienveillante parce que la filière B n'était pas encore très visible et ne constituait pas un enjeu. Egalement, il faut le reconnaître, parce que les plus impliqués d'entre eux étaient en phase avec l'orientation institutionnaliste et critique de notre discipline. On ne peut pas nier que l'influence de l'école de la régulation fut par exemple très forte au cours des années 1980. Il ne pouvait plus en aller ainsi dès lors que l'évolution du recrutement dans les UFR d'économie et les transformations de l'économie elle-même, notamment la mathématisation et la marginalisation des courants hétérodoxes, changeaient la donne. L'hostilité croissante de certains de nos collègues universitaires ne fut pas sans rapport avec la contrainte devant laquelle ils se trouvaient placés d'accepter et même bientôt d'attirer des élèves issus de la filière ES pour alimenter leur premier cycle. Certes, la plupart préféraient recruter des élèves de S, réputés meilleurs, mieux armés en tout cas pour résoudre les exercices de micro-économie et le cerveau disponible - terme à la mode -, vierge de toute pollution par les SES. Mais sauf à s'isoler majestueusement dans la tour d'ivoire de la science, ce qui demeure le privilège de la filière des grandes écoles ou disons de la filière S-prépa-grandes écoles, il fallait bien composer avec la réalité des flux d'orientation pour défendre des postes. C'est cette dépendance nouvelle envers l'amont qui, me semble-t-il, a conduit des économistes universitaires, certes pas tous, à s'intéresser de plus près aux SES dans l'intention de résoudre leur problème de recrutement alors qu'ils ignoraient, pour bon nombre d'entre eux, jusqu' alors, quasiment tout de cette discipline.

La question était et est encore de savoir si cette expédition de missionnaires, s'aventurant courageusement dans une tribu particulièrement archaïque pour la civiliser au nom de la science, peut conduire à une acculturation complète. Personnellement, je ne le pense pas, pour une raison très simple. Il est possible avec un peu de violence symbolique et en utilisant les ressources de l'institution de convertir les professeurs, mais il restera ensuite à convertir les élèves tels qu'ils sont, ce qui me paraît beaucoup plus incertain. Or, ce sont justement des élèves réels que se sont préoccupés les enseignants de SES depuis la création de leur discipline, au point de fonder une partie de leur identité sur la pédagogie ; c'est ce qui fait et fera leur force, du moins, mais ce n'est pas garanti, tant qu' ils continueront à éveiller l'intérêt de ces élèves, à les motiver, parfois même à les passionner. Car les SES ont certainement bien des défauts et sont sans nul doute très perfectibles, mais leur principal acquis, que devraient toujours conserver à l'esprit les apprentis réformateurs, est bien celui-ci : les SES, dans l'ensemble, ça marche avec les élèves.

Mon intention, ici, n'est pas d'opposer des professeurs de lycées, idéalisés, tous excellents, tous soucieux de bonne pédagogie, à leurs collègues universitaires, suspectés de ne consentir aucun effort pour améliorer leur enseignement. Mon ami Jean-Paul Piriou accordait beaucoup d'importance aux questions pédagogiques et je sais qu'il n'était pas le seul à ne pas mépriser cette dimension, que d'autres aussi s'en préoccupent et qu'il peut même y en avoir aussi assis à coté de moi à cette tribune.

Je veux simplement poser ce préalable, les professeurs de SES sont disposés à débattre de ce qu'ils font et à travailler avec leurs collègues universitaires pour améliorer leur enseignement, à la condition que ce souci pédagogique soit partagé par leurs interlocuteurs. Car il ne sert à rien de disserter à l'infini, comme on l'a souvent fait, de grands principes épistémologiques ou d'exigences scientifiques si l'on ne se préoccupe pas de leurs traductions concrètes en situation, dans la classe, face aux élèves pour lesquels tout ceci doit avoir un sens, susciter le goût d'apprendre et de réfléchir.

Sous cette condition, j'en viens maintenant à la présentation rapide de ce qui fait habituellement débat, tout en essayant de lever certains malentendus. Premièrement, les professeurs de SES ne sont pas des professeurs d'économie, leur but n'est pas d'enseigner l'économie pour elle-même, encore moins de former de futurs économistes ; nos collègues du supérieur sont, principe de subsidiarité, bien mieux placés que nous pour le faire. Leur but, c'est de donner aux élèves, nous le répétons toujours, des outils pour analyser et comprendre la société dans laquelle ils vivent, cette société qu'ils sont appelés de toute façon à construire en tant que citoyens et dans leur vie professionnelle. Ces outils sont des méthodes, des concepts, des théories, des raisonnements empruntés aux différentes sciences sociales ; bien sûr nous ne les inventons pas. Si les SES empruntent beaucoup à l'économie, ce n'est pas par pur respect pour cette noble discipline, mais parce que nombre d'outils disponibles dans la boîte de l'économiste sont effectivement utiles pour mieux comprendre des fragments importants de la réalité sociale.

Deuxièmement, les SES, discipline de culture générale, ne se définissent pas par un rapport, que ce soit un rapport de concurrence, de contestation ou de subordination, ne se définissent pas par rapport à des disciplines universitaires, mais relativement à des questions, cela a été rappelé par Sylvain David, à des questions que tout citoyen se pose sur le monde et notre société, donc à des objets dignes d'être étudiés, c'est un peu imprécis, il faudrait ensuite les déterminer, mais à la fois parce qu'ils correspondent à des enjeux et j'en reviens toujours au même, parce qu'ils ont un sens pour les élèves. C'est la raison pour laquelle il s'agit nécessairement d'un enseignement pluridisciplinaire qui ne recherche pas un équilibre, ni au contraire une hiérarchie de principe entre les disciplines puisque leur pondération peut varier beaucoup d'un objet à l'autre. Le pacte de stabilité et de croissance, ce n'est pas du tout la même chose que la mobilité sociale. Troisièmement, à un autre niveau, cette pluridisciplinarité, je sais que j'ai tort de dire cela, mais je le dis quand même, cette pluridisciplinarité pourrait se justifier par la référence au fait social total dont la monnaie constitue un bon exemple. Mais elle témoigne tout simplement d'une préférence pour les visions en plusieurs dimensions ou, si l'on veut, de la reconnaissance de la pluralité des buts de l'action humaine. Cette orientation n'est pas non plus l'expression d'un choix doctrinaire, mais la conséquence pratique d'une interrogation sur la réalité tel qu'il est plus ou moins possible de l'approcher avec du matériel empirique.

Quatrièmement, l'ancrage empirique, la connaissance des faits, du contexte institutionnel sont en effet une vieille rengaine des SES. Elle n'est pas l'expression, contrairement à ce qui se dit parfois, d'un inductivisme suranné ou d'un empirisme naïf, ni d'une coupable aversion envers la théorie, mais elle est l'expression, je dirai, d'un impératif pédagogique, d'un garde-fou contre les délires spéculatifs et d'une exigence normative. L'impératif pédagogique, quand il s'agit de confronter systématiquement les élèves à des statistiques, à des enquêtes, d'où l'absolue nécessité de nos TD bien évidemment, pour pouvoir le faire. L'expression « d'un garde-fou contre les délires spéculatifs » car si la théorie est utile - évidemment car on ne peut pas comprendre sans la théorie-, elle est trop souvent un aller sans retour ; et d'autre part, j'irai même jusqu'à dire d'une exigence normative, ce que l'on pourrait appeler la religion des faits (ce qui ne conduit pas à oublier que les faits sont construits).

Cinquièmement, et c'est mon dernier point, toujours parmi les sujets qui fâchent ou qui fâchent parfois : la formation de l'esprit critique, donc très souvent dans le cadre de débats. Il s'agit de sciences, certes, mais de sciences sociales, ce qui signifie que le normatif et le positif sont enchevêtrés, la particularité de l'économie étant qu'elle participe, c'est un point fondamental, à la construction même du monde qu'elle analyse ; au point, d'ériger aujourd'hui ses lois parfois en principes constitutionnels. On touche ici à l'identité profonde des SES, elles ne sont pas au service de l'économie, ni de la sociologie, ni de la gestion, ni des syndicats, ni du MEDEF, elles sont au service de la démocratie. Cela n'autorise pas, cela a parfois été un défaut et je pense que l'on peut faire une autocritique de ce point de vue, cela n'autorise pas à en rester à une opposition manichéenne entre les gentils, par exemple les gentils keynésiens, et les méchants néo-classiques, parce que cela ne correspond pas à la réalité présente du champ scientifique. Mais cela interdit à l'opposé d'enseigner des théories économiques comme s'il s'agissait de vérités révélées. Certes, il faut des bases, et pour bien poser des bases il faut énoncer des hypothèses, il faut construire ce que j'appellerai des échafaudages et il est impossible de progresser dans l'analyse, de conduire les élèves à progresser en restant évidemment dans le doute systématique, ce n'est pas ce que je veux dire ; mais le contraire, l'absence d'interrogation, de critique, de débat, ou leur report permanent, plus tard, « quand vous serez plus vieux, quand vous serez plus mûrs, quand vous en saurez plus de choses, etc. » sont, me semble t-il, les symptômes les plus sûrs de la doxa, quelle soit d'un côté ou de l'autre, que nous refusons.

Donc la conclusion s'impose. Professeurs de SES et économistes ne sont pas des étrangers les uns pour les autres, mais ils sont différents. Je souhaite qu'ils fassent un commerce pacifique de leurs différences pour leur avantage mutuel, mais je ne souhaite pas que ce commerce érode ces différences car elles me paraissent justifiées et enrichissantes.