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Entretien avec Bernard Lahire : comment penser l'unité des sciences sociales ?

Publié le 03/03/2012
Auteur(s) - Autrice(s) : Bernard Lahire
Anne Châteauneuf-Malclès
Entretien avec Bernard Lahire, Professeur de sociologie à l'ENS Lyon, autour de son ouvrage "Monde pluriel. Penser l'unité des sciences sociales" publié en 2012. Face à la segmentation croissante de la recherche en sociologie et à la pluralité des "programmes", l'auteur propose dans cet ouvrage une réflexion sur les possibles progrès vers une plus grande unité scientifique dans le domaine des sciences sociales. Tout en admettant la pluralité des constructions scientifiques et les "différentes manières de faire de la sociologie", il montre comment il est possible de dépasser certaines oppositions théoriques.

Entretien réalisé par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS. 

À l'occasion de la parution de son dernier ouvrage, Monde pluriel. Penser l'unité des sciences sociales aux Éditions du Seuil (La Couleur des idées, 08/03/2012), Bernard Lahire nous a accordé un entretien au cours duquel il s'est exprimé sur la situation actuelle de la sociologie et les avancées possibles des sciences sociales vers une plus grande unité. La pluralité et la liberté scientifique doivent s'accompagner selon lui d'une confrontation critique des constructions scientifiques existantes et d'une explicitation des limites de pertinence ou de validité des différentes théories et concepts sociologiques. Bernard Lahire pose les bases d'une possible discussion entre les différents courants sociologiques : on peut dépasser certaines oppositions scientifiques et certains malentendus si l'on pense en termes de point de vue de connaissance et d'échelle d'observation et d'analyse. Le progrès en sciences sociales suppose alors une certaine réflexivité sur la diversité des programmes. L'ouvrage de Bernard Lahire est un appel à une plus large ambition théorique pour la sociologie et à l'inventivité scientifique grâce à une cumulativité critique. 

Bernard Lahire est Professeur de sociologie à l'École Normale Supérieure de Lyon et Directeur-adjoint du Centre Max Weber (UMR 5283 CNRS) où il est responsable de l'Equipe "Dispositions, pouvoirs, cultures, socialisations".

Télécharger cet entretien en format pdf : "Comment penser l'unité de sciences sociales ? Entretien avec Bernard Lahire".

L'entretien avec Bernard Lahire

La situation actuelle de la sociologie et son avenir suscite actuellement beaucoup de débats et d'interrogations [1]. Dans votre dernier ouvrage, Monde pluriel, et dans d'autres de vos écrits [2], vous estimez que celle-ci est fragilisée par le mouvement de division du travail intellectuel au sein des sciences humaines et sociales. Cette dispersion des travaux est la conséquence à la fois d'un découpage disciplinaire au sein des sciences humaines et sociales (le droit, l'histoire, l'économie, la sociologie, la science politique, la philosophie, la psychologie, etc.) et d'un découpage sous-disciplinaire avec une forte spécialisation des chercheurs. Ainsi, la recherche sociologique est aujourd'hui segmentée en sous-spécialités comme la sociologie du travail, de l'éducation, de la culture, de la famille, de la science, de la religion, du genre, etc., à l'image des nombreux réseaux thématiques de l'Association Française de Sociologie ou des multiples sections de l'American Sociological Association. Comment expliquer cette forte division du travail sociologique, et surtout quels sont les risques d'un tel «enfermement disciplinaire» et d'une «hyperspécialisation» de la sociologie (notamment au plan scientifique, pour sa force explicative) ?

B.L. : Cette division scientifique du travail, que je juge excessive car problématique du point de vue d'une pure logique scientifique, est le produit d'un processus de différenciation sociale qui touche tous les secteurs de la société. Le processus étudié différemment par Marx, Durkheim ou Elias ne pouvait pas s'arrêter à la porte des universités et des domaines scientifiques. Pour une part, elle a un caractère inéluctable (ou presque). Mais nous pouvons, après prise de conscience et analyse, éviter les dérives aveugles qui peuvent être fatales pour la connaissance scientifique. Les risques d'une hyperspécialisation sont nombreux.

Tout d'abord, on perd tout point de vue sur des «totalités» ou, en tout cas, sur des processus «sociétaux» (comme on dit parfois) qui sont transversaux. Les grands sociologues du passé ont su penser ces «totalités» : analyser un «mode de production capitaliste», décrire un «processus de rationalisation» ou de «civilisation», mettre en évidence des phénomènes de division sociale du travail, l'émergence historique des «champs», etc., voilà ce que nous permettaient de voir des sociologues qui n'oubliaient pas de penser un peu large.

Mais la situation est encore plus grave. Lorsque les sociologues ne lisent plus les historiens, les linguistes, les anthropologues, les géographes, les psychologues, les économistes, etc., ils perdent l'occasion de penser des connexions entre phénomènes sociaux (ou entre différentes dimensions du monde social), ou simplement de progresser dans leur domaine en découvrant les avancées des domaines connexes. Pire encore, lorsque les sociologues de l'éducation ne lisent plus les sociologues de la culture, les sociologues du politique, les sociologues de la famille, etc., tout pousse les chercheurs à prendre de petits objets spécialisés et à perdre de vue une partie des principes explicatifs des conduites des acteurs. Lorsque les sociologues de l'éducation des années 1970 étudiaient l'école, ils pensaient : fonction sociale de l'école dans une société de classes, mécanismes sociaux de reproduction, imposition d'un arbitraire culturel dominant reconnu comme légitime, etc. [3]. C'est de moins en moins souvent le cas aujourd'hui. On s'enferme, par exemple, dans une sociologie de l'école et on perd de vue le sens de ce que fait l'école ou de ce qui se passe à l'école par rapport à des réalités extra-scolaires (familiales, économiques, politiques, culturelles, etc.). Comprend-on vraiment les pratiques culturelles sans avoir à l'esprit des processus et des réalités scolaires, familiaux, politiques, etc. ? Peut-on comprendre l'invention du marché économique sans prendre en compte les rapports de l'économique avec le juridique, le religieux, le politique, le culturel, etc. ? Je ne le pense pas. Si la spécialisation peut être un élément de professionnalisation, elle ne doit pas conduire à formater des chercheurs enfermés dans les limites de leur sous-champ disciplinaire et dans les limites de parcelles de plus en plus restreintes de la réalité sociale. Les dérives que je critique en fin d'ouvrage (mais celui-ci n'est pas un ouvrage de simple prise de position en matière de politique scientifique) ont été favorisées par les changements dans les modes d'évaluation des chercheurs et dans les temps donnés à la recherche.

Cet éclatement de la recherche sociologique et l'absence de convergence des savoirs entre les différentes communautés de sociologues ont également été soulignés par le sociologue Andrew Abbott lors de la conférence d'ouverture du dernier congrès de l'Association Française de Sociologie à Grenoble. Celui-ci, réfutant l'idée d'un progrès général en sociologie, propose de renoncer à l'idéal de cumulativité [4]. Comment concevez-vous le progrès scientifique en sociologie ? Partagez-vous ce relativisme épistémologique ? Le pluralisme actuel de la sociologie et des sciences humaines et sociales doit-il conduire à renoncer à une ambition plus générale d'unité scientifique ?

B.L. : Je ne partage pas l'avis d'Andrew Abbott, tout en reconnaissant bien évidemment que la pluralité des «paradigmes» ou des «points de vue de connaissance» peut être un frein au progrès des sciences sociales si personne ne propose des synthèses en acte (dans des travaux empiriques) de ces paradigmes ou si personne ne s'attelle à la tâche critique consistant à faire tomber de fausses oppositions scientifiques entre ces «paradigmes». La force de Durkheim et de Weber a été de montrer que des liens pouvaient être établis entre des phénomènes apparemment très différents (par exemple, le scolaire, le politique et le religieux pour l'un, l'économique et le religieux pour l'autre). Il est aussi difficile de ne pas voir quelque progrès scientifique dans la démarche de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron intégrant, dans leur projet d'une théorie du système d'enseignement, des traditions que tout opposait (Marx, Durkheim et Weber). De même, on ne peut pas nier que le succès (tardif mais d'autant plus puissant) d'un auteur comme Norbert Elias soit lié à sa capacité à faire tomber des barrières entre sociologie, histoire et psychologie, et à faire apparaître des liens entre le développement de l'État et des pratiques quotidiennes aussi intimes que nos manières de manger. Bref, je pense que ceux qui affirment qu'il n'y a aucune véritable cumulativité, ni aucun progrès dans les sciences sociales (ou des cumulativités et des progrès «locaux», «hétérogènes», etc.) commettent des actes performatifs : ils interdisent tout progrès réel en annonçant son impossibilité. Le sens de mon ouvrage réside dans l'idée que nombre de programmes actuels dans les sciences sociales sont des programmes partiels d'un programme scientifique plus large.

Pour dépasser le cloisonnement disciplinaire et sous-disciplinaire et tendre vers une plus grande unité de la sociologie, il faut selon vous «retisser des liens invisibles entre les différentes manières de faire de la sociologie», en montrant, comme vous l'avez dit, qu'elles sont des réalisations partielles d'un programme plus général. Ce programme chercherait à «dessiner une vue d'ensemble du monde social» en répondant à la question centrale suivante : «pourquoi les individus font-ils ce qu'ils font, pensent ce qu'ils pensent, sentent ce qu'ils sentent, disent ce qu'ils disent ?». Pour le mettre en oeuvre et ainsi élever l'ambition théorique de la sociologie, vous plaidez pour une démarche de recherche qui combine dispositionnalisme et contextualisme dans l'explication, que vous résumez par une formule scientifique : «passé incorporé (dispositions ou compétences) + contexte d'action présent = pratiques observables» [5]. En quoi cette équation est-elle «unificatrice» et porteuse d'avancées scientifiques ?

B.L. : Je vais répondre en prenant votre question à l'envers. Que se passe-t-il quand une partie de la formule disparaît ? On a vu régulièrement les chercheurs dans l'histoire des sciences sociales se partager (je caricature - à peine - pour les besoins de l'exposition) entre ceux qui expliquent tout par les propriétés incorporées des acteurs (ils peuvent parler d'identité, de culture, de mentalité, d'habitus, d'ethos, etc.) et ceux qui veulent tout expliquer par le contexte (et la dynamique des interactions, des interdépendances, des concurrences, etc., qui s'y déploie), que celui-ci soit un champ, une organisation, un marché, un système d'action, une institution ou un cadre d'interaction. En lisant les uns, on aurait envie de leur dire de tenir davantage compte des contextes spécifiques dans lesquels s'inscrivent les acteurs dont ils étudient les comportements ; et en lisant les autres, on se demande pourquoi les acteurs ne sont pas étudiés dans leur profondeur historique (ils arrivent dans une interaction, un champ, une institution, etc., lourds de tout ce que leurs expériences passées ont déposé en eux). Il manque à chaque fois un «bout» du programme et les oppositions sont stériles entre les uns et les autres. Chacun proclame que son programme est le seul pertinent, le plus fécond, le plus rentable, etc., contribuant ainsi à interdire de voir que les programmes ne s'opposent pas mais devraient se conjuguer, s'articuler (ce qui suppose évidemment un effort pour défaire toutes les opérations de fermeture théorique sur soi). Mais la formule que vous rappelez n'a de sens unificateur que couplée à une réflexion sur les échelles d'observation et d'analyse, les intérêts de connaissance et la nature des pratiques étudiées. Elle permet, en fin de compte, de situer les apports relatifs des différents travaux empiriques réalisés et de montrer qu'il est possible de mener des recherches qui tendent vers un certain équilibre explicatif.

Dans Monde Pluriel vous examinez de manière approfondie la question des contextes (une préoccupation récurrente dans vos travaux), c'est-à-dire des cadres pertinents d'action dès lors qu'on veut comprendre telle ou telle pratique. Cette réflexion sur la variété des contextes vous amène dans un premier temps à vous interroger, dans une perspective réaliste, au processus historique de différenciation sociale des activités et des fonctions et à la manière dont les sociologues (Durkheim, Weber, Simmel, Bourdieu, Becker, Luhmann...), mais aussi les historiens, anthropologues ou psychologues, ont pensé cette différenciation sociale et l'apparition de microcosmes autonomes et spécifiques dans nos sociétés. Que faut-il retenir, pour avancer dans la réflexion sur les contextes, de cet ensemble hétérogène d'analyses, issues de traditions sociologiques différentes, des sociétés différenciées et de l'autonomisation des différents univers sociaux ? Comment analysez-vous les effets de la différenciation sociale ?

B.L. : Vos questions me pousseraient presque à redire l'ensemble de ce que dit le livre, car il est difficile de condenser les analyses en peu de mots. Disons, pour commencer, qu'il faut revenir sur l'accord incroyable des sociologues (et plus généralement des chercheurs en sciences sociales) sur les processus de différenciation. Il est tellement rare d'avoir une quasi-unanimité sur une question qu'il faut souligner ce fait : des traditions extrêmement différentes s'accordent sur le fait que les sociétés se différencient historiquement et que se structurent en leur sein des microcosmes qui ont leur logique propre. Après, bien sûr, ils se séparent : ils n'étudient pas tous les mêmes types de microcosmes, ne les étudient pas avec les mêmes intérêts de connaissance (certains sont plus sensibles à des phénomènes de coordination et d'autres à des phénomènes de concurrence, de lutte ou de domination) ou à partir des mêmes échelles d'observation (certains vont essayer de mesurer les effets de cette différenciation sur les acteurs tandis que d'autres vont étudier les microcosmes à l'état «déplié»), etc. Il me semble que la lecture critique de ces différentes traditions permet de souligner l'importance qu'il y a à la fois à penser des microcosmes différenciés, spécifiques, et les interdépendances fonctionnelles entre ces différents microcosmes. L'un des grands enjeux pour les sciences sociales consiste à penser la spécificité de chaque sous-univers sans en faire des réalités fermées sur elles-mêmes. De ce point de vue, la notion d'autonomie a été (et continue à être) le lieu de toutes les confusions (on passe d'autonomie-spécificité à autonomie-indépendance sans y prendre garde) dans les réflexions issues de Marx puis de Bourdieu.

Pour finir, je dirais qu'on ne voit jamais aussi bien les effets de la différenciation sociale que lorsqu'on étudie finement les patrimoines de dispositions et de compétences individuels. Les individus ne sont pas assignés à une place (et une seule) dans l'espace des microcosmes sociaux : ils viennent d'une famille (et en constituent souvent une autre), fréquentent l'école, des groupes d'amis, des espaces professionnels, des institutions diverses et variées, etc. Et c'est pour cela que les patrimoines individuels de dispositions dans des sociétés différenciées sont si complexes et difficiles à cerner.

Le métier de sociologue se définit d'après vous par un travail empirique, mais également par un travail critique de relecture des théories existantes. Dans votre analyse critique des concepts développés pour penser les sociétés différenciées et de leur utilisation dans les modèles sociologiques, vous vous attachez longuement à la théorie des champs de Bourdieu. Si vous affirmez que le concept de champ a une utilité scientifique, vous pointez les limites de sa validité pour appréhender l'hétérogénéité et la diversité des contextes. D'autres concepts, comme celui de «monde» de Becker (Les mondes de l'art, 1982) ou celui de «jeu» que vous avez développé dans votre analyse de la création littéraire [6], permettent d'inscrire les acteurs dans des cadres sociaux invisibles avec la notion de champ. Comment un concept comme celui de champ (ou d'habitus) peut-il être à la fois utile et critiquable ? De quoi la théorie des champs de Bourdieu nous parle-t-elle et de quoi ne nous parle-t-elle pas ?

B.L. : Le concept de champ me semble être un concept qui peut être très utile aux chercheurs si toutefois on n'en fait pas un «mot de passe» universel. Dans certains usages qu'en font les chercheurs, et parfois Bourdieu lui-même dans certains textes, le champ semble être le «bon contexte» dans lequel il faudrait systématiquement replacer les acteurs pour comprendre les pratiques. Quand on dit, par exemple, que les pratiques des acteurs (quels que soient ces acteurs et ces pratiques) sont à comprendre au croisement des habitus et d'un champ, on laisse entendre que tout contexte d'action est nécessairement un champ. Pourtant, le concept de champ à des limites socio-historiques d'utilisation et de pertinence : il existe des sociétés sans champ (les sociétés traditionnelles étudiées par les anthropologues sont des sociétés sans État, sans écriture et sans champ) et, dans des sociétés où des champs existent, tout espace social ne s'organise pas forcément sous la forme d'un champ. Les champs correspondent à des espaces de luttes pour le pouvoir et se situent essentiellement dans l'espace des classes dominantes. Il y a donc de nombreux pans de la société qui ne peuvent pas se comprendre à partir du concept de champ.

Et puis, pour compliquer l'affaire, la notion de champ engage un certain point de vue de connaissance et délaisse d'autres points de vue. Par exemple, la notion de «monde» (Becker et Strauss), qui est une notion faussement cousine de celle de champ, ne s'intéresse pas en fait aux mêmes types d'acteurs et aux mêmes types de relations entre eux que la notion de «champ». Je pense donc que ce que l'on peut dire, sans prendre de risque, c'est que toute pratique doit se comprendre au croisement des dispositions incorporées (du passé incorporé) des acteurs et des contextes de leurs actions. Mais ces contextes ne sont pas forcément des champs : cela peut être l'espace des rapports de classe, un monde, une institution, un micro-groupe, un cadre d'interaction, etc. On ne cherchera pas à découper (ou à reconstruire) le même contexte selon le problème que l'on cherche à résoudre et les pratiques que l'on s'efforce de comprendre.

De même qu'il faut être prudent sur les limites historiques du champ, et se demander par exemple ce qu'est la littérature avant la constitution d'un champ littéraire au sens de Bourdieu (il situait cette constitution du champ à la fin XIXème siècle en ce qui concerne la France [7]), il faut se demander si tous les champs ont les mêmes propriétés. Sur ce point, il me semble que Bourdieu a généralisé trop hâtivement les propriétés du champ sur la base de ses premiers travaux. J'ai proposé de faire une différence entre les champs selon qu'ils ont des agents permanents ou non. Il y a, en effet, une grande différence entre un champ académique comme le champ philosophique où l'ensemble des agents sont payés pour philosopher et sont donc des professionnels, salariés de la philosophie et un champ artistique comme le champ littéraire qui est un espace où des acteurs ne s'inscrivent que «secondairement» parce qu'ils sont contraints d'avoir une activité rémunératrice située à l'extérieur du champ littéraire. J'ai donc proposé d'appeler l'espace littéraire un «jeu» pour désigner un «champ secondaire» au sein duquel les acteurs ne sont le plus souvent pas des permanents. Le «jeu» (jugé futile, secondaire : on ne joue légitimement en tant qu'adulte que si l'on a travaillé) s'oppose au «travail» (jugé sérieux, premier). Beaucoup d'espaces artistiques sont des «jeux», de même que certains espaces sportifs amateurs (il en reste encore quelques-uns...).

Enfin, même lorsqu'on a affaire à un champ, les pratiques des acteurs au sein du champ ne se comprennent pas uniquement par rapport à la position occupée au sein du champ. Je suis très critique du réductionnisme de l'explication par les logiques de champ qui écrasent ou annulent tout ce que les acteurs importent dans le champ et qui provient de l'extérieur du champ. Les acteurs ne sont pas nés dans le champ (il y a une vie avant le champ) et vivent en-dehors du champ (il y a une vie sociale parallèle à la vie dans le champ).

Après cette réflexion critique sur la notion de champ, vous changez de perspective. Vous montrez que le découpage de l'espace social en contextes (champs, mondes, sphères d'activité, cercles...) n'est pas seulement dicté par l'existence de contextes réels : il dépend aussi, plus subjectivement, des problèmes posés et des réalités sociales auxquelles s'intéresse le chercheur. Vous soulignez dans Monde Pluriel la nécessité d'une réflexivité sur l'hétérogénéité des intérêts de la connaissance des chercheurs en sciences sociales : il existe différentes manières de faire de la sociologie, comme il existe différentes manières de faire de l'histoire, de la géographie, de l'économie ou de la psychologie. Une façon de clarifier et de comprendre cette diversité est selon vous d'expliciter les représentations du monde implicites qui sous-tendent les différents courants d'analyse sociologique. Cela suppose de mettre en oeuvre une certaine réflexivité en s'interrogeant sur les choix des différents programmes de recherche en matière d'échelle, de niveau d'observation et d'analyse et d'objet. En quoi consiste plus précisément cette réflexivité, essentielle à vous yeux mais souvent négligée ? Est-ce que, dans cette perspective plus nominaliste, des concepts sociologiques tels que le champ, le monde, les classes sociales, les interactions, etc. peuvent trouver tout leur intérêt théorique ?

B.L. : Les chercheurs en sciences sociales ne peuvent être naïvement réalistes, au sens où ils laisseraient penser que les objets dont ils parlent existent tels quels dans la réalité sociale. Certes, le monde social existe indépendamment des «sujets connaissant» ; il est objectivement structuré et n'attend pas que des savants viennent en parler pour prendre forme, s'organiser, etc. Mais dès lors qu'un chercheur étudie la réalité sociale, il se pose certaines questions (et pas d'autres), il fait le choix de découper son objet d'une certaine façon (et pas d'autres façons), il retient tel type de pratiques (et pas d'autres), il observe de très près ou de très loin, avec des effets de connaissance variables, et ainsi de suite. Les concepts et, plus généralement, les théories, présupposent toujours des choix d'échelle et des types de problème que l'on veut résoudre. Par conséquent, tout concept a une chance d'être pertinent, mais il faut en saisir les limites de pertinence, de validité. Il n'y a pas de concept magique qui ouvrirait toutes les portes ou répondrait à toutes les questions. Espace des classes, champ, monde, institution ou cadre de l'interaction peuvent constituer des cadres pertinents d'inscription des pratiques ou des actions, mais jamais de manière systématique, automatique.

Est-il juste d'affirmer que votre position épistémologique, à la fois nominaliste et réaliste, non seulement admet la pluralité des constructions scientifiques, mais permet également de dépasser certaines oppositions théoriques : entre les modèles d'explication fondés sur les interactions et les comportements individuels et ceux qui reposent sur des représentations en termes de catégories, groupes ou classes sociales, entre l'étude des singularités et l'étude des régularités sociales, entre la conception des acteurs comme des êtres de relations et celle qui les envisage comme des êtres porteurs de propriétés sociales ? Comment envisagez-vous les discussions et croisements possibles entre les différents courants sociologiques (et en particulier l'articulation entre l'individu et la classe sociale) ?

B.L. : Vous avez parfaitement énoncé ma position. J'admets la pluralité théorique et, en même temps, je pense que les différentes approches scientifiques doivent se confronter, s'affronter (plutôt que s'ignorer ou se mépriser), ce qui suppose un esprit combatif, c'est-à-dire la volonté d'en «découdre». Je pense aussi, contrairement à d'autres chercheurs qui sont persuadés que les programmes sont irréconciliables, incomparables, radicalement hétérogènes, qu'il est possible de chercher des voies scientifiques qui permettent des synthèses non-éclectiques. Le pire, c'est la grande synthèse théorique éclectique, académique, dans laquelle le chercheur essaie de tout cumuler, de tout intégrer sans avoir pris la peine de critiquer, de modifier, d'ajuster et, du même coup, d'inventer quelque chose de nouveau. Les théories théoriciennes intègrent tout, superficiellement, sur le papier, mais ne produisent aucun effet sur les recherches réelles, empiriquement fondées. Concernant l'opposition qui est souvent faite entre les «sociologies de l'individu» et les «sociologies des groupes ou des classes», autant par les défenseurs de ces courants que par les classificateurs scolaires, on est typiquement dans la fausse opposition.

Votre question va me permettre de clarifier un point qui me semble très important. Si on pensait systématiquement en termes d'échelle d'observation, il n'y aurait jamais aucun malentendu sur ces questions. Est-ce que ceux qui travaillent sur les microbes à l'aide de microscopes font disparaître les planètes ? La réponse est clairement négative. Et pourtant, les sociologues posent ce genre de questions et soupçonnent ceux qui travaillent à une certaine échelle de nier l'existence de réalités qui s'observent à d'autres échelles. Comment articuler l'individu singulier et la classe à laquelle on peut le rattacher ? Tout dépend de la question que l'on se pose et du problème que l'on veut résoudre. Si mon but est de comprendre les différences entre classes je vais nécessairement homogénéiser des classes ou des fractions de classe. C'est une opération nécessaire pour pouvoir comparer. Mais tout le monde sait bien qu'il y a de l'hétérogénéité au sein de la classe (un chirurgien, ce n'est pas un avocat, mais ce n'est pas non plus un dentiste ou un médecin généraliste, etc.). Et parfois, j'ai besoin de comprendre les effets d'une série de propriétés sociales générales combinées en un seul individu (un chirurgien, homme, qui est originaire de tel milieu social, qui a eu tel parcours scolaire, telle formation religieuse, telle expérience professionnelle, familiale, culturelle, etc.). Il n'y a aucune incompatibilité entre la prise en compte des individus dans ce qui les rend relativement singuliers et la prise en compte des classes sociales et des rapports de domination entre classes. Si je veux comprendre ce qu'écrit un auteur comme Kafka, je suis obligé de m'approcher très près de ce qui le singularise. Même dire qu'il est fils de bourgeois, juif assimilé, pragois, germanophone et juriste ne suffit pas à rendre «lisible» (interprétable sociologiquement ou historiquement, comme on voudra) sa littérature. Il faut aller plus loin dans l'analyse des expériences qui sont les siennes. Mais si je veux comprendre des mouvements littéraires plus larges, je peux tout aussi bien désingulariser Kafka et le penser comme le membre d'un groupe ou d'une catégorie. C'est une question de point de vue de connaissance et d'échelle d'observation et d'analyse.

La sociologie connaît actuellement un engouement pour les analyses en termes de réseaux sociaux. Celles-ci mettent l'accent sur les propriétés relationnelles des individus plutôt que sur leurs propriétés sociales (origine sociale, profession, sexe, âge...). Alors que certains chercheurs considèrent les réseaux sociaux comme un nouveau paradigme sociologique [8], d'autres tentent de saisir des dynamiques inégalitaires grâce à cet outil en étudiant l'homophilie des relations ou en inscrivant les relations sociales dans des contextes sociaux et des divisions catégorielles [9]. Les contextes pris en compte pour analyser les réseaux sociaux apparaissent aussi différents : les approches en termes de «réseaux complets» ne considèrent en général qu'une seule sphère de sociabilité ou un seul territoire social (par exemple le réseau au sein de l'univers professionnel ou l'entreprise), celles en termes de «réseaux personnels» considèrent les différents contextes traversés par les individus à travers leurs relations [10]. Au-delà des effets de mode, un outil conceptuel tel que le réseau social peut-il aider selon vous à la compréhension de la fabrication sociale des individus ? A-t-il besoin pour cela d'être affiné et complexifié ?

B.L. : En soi, l'analyse de réseaux peut être très utile et très intéressante. Il n'y a d'ailleurs a priori aucune mauvaise méthode. Et, là encore, opposer les réseaux aux classes sociales, comme on le fait parfois, est pour moi une ineptie. Certains chercheurs vont faire de l'analyse de réseaux pour éviter de parler de classes sociales et, inversement, d'autres chercheurs travaillant sur les classes sociales rejettent ces analyses parce qu'ils pensent que cela remet profondément en question le type de problèmes qu'ils se posent. Si on considère les choses plus froidement, on voit que l'étude des classes sociales peut être poursuivie en menant l'analyse des réseaux dans lesquels s'inscrivent les membres de telle ou telle classe ou fraction de classe. Rien n'interdit de tenir systématiquement compte de l'ensemble des coordonnées sociales classiques lorsqu'on procède à une analyse en termes de réseaux. Il n'est pas bien difficile de mobiliser une série de propriétés sociales classées et classantes qui définissent les individus appartenant à ces réseaux.

Une chose qui est plus embarrassante, c'est le fait que la nature précise des liens (des expériences faites à travers ces liens) et que les éléments du passé incorporé des individus en relation sont parfois négligés. On se retrouve, avec certaines analyses de réseaux, dans un cas de figure que j'évoquais précédemment : on privilégie les configurations de relations d'interdépendance et on oublie le passé incorporé (les dispositions et compétences) des acteurs. Mais cela n'est pas une fatalité et, de même que l'on peut pratiquer un interactionnisme dispositionnaliste, on peut procéder à une analyse dispositionnaliste des réseaux sociaux, de leur constitution ou de leurs modalités de fonctionnement.

Monde Pluriel n'est pas le fruit d'un travail d'enquête spécifique, mais vos réflexions se nourrissent de vos investigations empiriques sur différents terrains (l'école, les pratiques culturelles, la littérature) et de votre analyse de la socialisation plurielle dans les sociétés hautement différenciées, des dispositions et des variations inter et intra-individuelles des pratiques selon les contextes d'action. Dans ces travaux vous avez développé une sociologie à l'échelle individuelle, sans négliger pour autant les rapports de classe ou de domination et l'influence des milieux sociaux, en vous appuyant sur des méthodes variées de recueil de matériau empirique : entretiens, enquêtes statistiques, biographie sociologique. Avec votre étude du cas de F. Kafka, vous avez cherché à aller au plus près de l'analyse de l'individu dans sa singularité en concevant celui-ci comme une somme d'expériences socialisatrices. Comment s'inscrivent vos différents travaux, sur l'échec scolaire, l'acteur pluriel, le rapport à la culture, ou encore la création littéraire, dans la réflexion menée dans Monde pluriel sur les questions d'échelles d'observation, de niveaux de réalité visés et d'objets d'étude, et dans le programme général dont vous esquissez les traits ?

B.L. : Tout d'abord une précision importante : je serais incapable d'écrire «théoriquement» si je n'avais pas construit des recherches empiriques, de l'élaboration théorique initiale aux rédactions finales en passant par tous les choix intermédiaires d'actes de recherche et d'interprétation du matériau empirique. C'est une chose difficile à faire comprendre à ceux qui n'ont pas l'expérience de l'enquête et qui ne font pas de différence entre deux ouvrages qui se présentent comme des textes «théoriques» et qui sont pourtant très différents. En fait, tout chercheur de métier (tout sociologue d'enquête) ressent assez vite en lisant un auteur son degré d'utilité ou d'inutilité.

Il serait fastidieux de présenter l'ensemble des recherches que j'ai menées en rapport avec les questions d'échelles, de niveaux de réalité visés et de types d'objet. Mais les questions que je me pose sont bien évidemment nées de ces recherches et surtout du passage de l'une à l'autre. Par exemple, ayant travaillé sur des objets scolaires et culturels semblables à partir de méthodes d'investigation très différentes (de l'observation en salles de classe à l'analyse statistique de données quantitatives en passant par l'usage d'entretiens longs et répétés auprès des mêmes personnes), j'ai été assez rapidement sensibilisé aux effets de la variation des échelles d'observation sur la représentation scientifique que l'on peut se faire des problèmes étudiés. Cette prise de conscience a été particulièrement utile pour la suite de mon parcours. Mon travail dans La Culture des individus [11], qui conjugue une étude des variations inter-individuelles et intra-individuelles, des comportements culturels et une interprétation macrosociologique de ces variations n'aurait pas été pensable sans une conscience assez claire de ces «jeux d'échelles» (pour reprendre l'expression de l'historien Jacques Revel). De même, mon travail sur Franz Kafka m'a donné l'occasion de jouer à faire varier consciemment la focale de l'objectif pour saisir, du plus macrosociologique et transversal au plus microsociologique et singulier, les conditions de vie et de création de Kafka. Et puis j'ai pris conscience qu'on ne pouvait mobiliser les mêmes outils sociologiques si l'on veut comprendre des choses aussi singulières que les cas de réussites scolaires atypiques ou l'oeuvre d'un auteur particulier ou si l'on veut saisir des conditions transversales de la vie des écrivains, les inégalités scolaires statistiquement les plus fortes ou les différences dans les manières d'étudier au sein de l'enseignement supérieur.

Dans une note finale de l'ouvrage (Addenda) vous cherchez à rassembler les différentes théories partielles du monde social en proposant une représentation de l'espace social global et de ses subdivisions. Cet espace social global est structuré verticalement en grandes classes sociales (supérieures, moyennes, populaires), elles-mêmes différenciées selon des variables telles que l'âge, le sexe ou l'origine ethnique, et horizontalement en grands domaines d'activité qui peuvent être des champs ou des mondes. Par ailleurs, vous situez sur le même espace les institutions, les microgroupes (famille, réseaux de sociabilité, associations...) ou les interactions. Offrez-vous là un outil pour guider le chercheur dans le choix du contexte pertinent en fonction de son objet d'étude et du niveau de réalité sociale qu'il cherche à éclairer ? Est-ce plus fondamentalement les bases sur lesquelles il serait possible de bâtir une nouvelle manière de penser le social ?

B.L. : Les schémas que j'ai placés à la fin de l'ouvrage ne prennent sens que si l'on garde à l'esprit la discussion à la fois réaliste et nominaliste qui compose l'ensemble des chapitres précédents. Ces schémas sont tout sauf des représentations naïvement réalistes et aux prétentions exhaustives. Ils ont pour but de montrer les rapports entre des modes de découpage des objets et faire apparaître, par exemple, le fait que les champs sont situables dans l'espace social des classes ou qu'ils ne recouvrent pas la même portion d'espace que les «mondes» (au sens de Becker ou Strauss). Mais ils donnent aussi le sens des cumuls possibles, le même individu pouvant être réduit à sa classe ou ramené à sa position dans sa famille, dans son champ (s'il appartient à un champ) ou dans tels ou tels institution, microgroupe ou réseau de relation. En situant sur ces schémas les différents contextes que découpent les grandes traditions théoriques les uns par rapport aux autres, j'espère donner le sens d'une certaine liberté d'action scientifique possible. Toutes les hybridations, tous les métissages sont possibles.


Notes

[1] Voir notamment les contributions sur l'état actuel de la sociologie diffusées dans la revue en ligne SociologieS (revue de l'Association internationale des sociologues de langue française) : http://sociologies.revues.org/3547

[2] B. Lahire, "Misère de la division du travail sociologique : le cas des pratiques culturelles", Education et sociétés, 2005/2, n°16 ; "Des effets délétères de la division scientifique du travail sur l'évolution de la sociologie", SociologieS [en ligne], Débats, mis en ligne le 27 janvier 2012.

[3] P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris, Minuit, 1970.

[4] Andrew Abbott pense qu'il existe une certaine cumulativité à l'intérieur de paradigmes locaux ou au niveau des faits (accumulation de connaissances empiriques), mais pas de cumulativité globale, dans l'ensemble du savoir sociologique, car les résultats obtenus à l'intérieur des différents paradigmes sociologiques reposent sur des hypothèses sur le monde social qui ne sont pas compatibles. Voir le compte-rendu de la conférence d'A. Abbott sur SES-ENS : Savoirs : quels critères pour les sciences sociales.

[5] Bernard Lahire part d'une formule énoncée par Pierre Bourdieu dans La Distinction. Critique sociale du jugement (Paris, Minuit, 1979) - habitus + champ = pratiques - qu'il critique point par point (et notamment les notions de «champ» et d'«habitus»).

[6] B. Lahire, La Condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, Laboratoire des sciences sociales, 2006 ; Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La Découverte, Laboratoire des sciences sociales, 2010.

[7] P. Bourdieu, Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, Libre examen, Politique, 1992.

[8] C'est notamment la position d'un certain nombre de tenants de l'analyse structurale (Burt, Callon, Wasserman et Faust...) qui voient dans l'approche des réseaux une alternative à la fois à la tradition de l'individualisme méthodologique et aux représentations du monde social fondées sur des catégories conventionnelles comme les classes sociales (voir P. Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, chapitre 6, Paris, La Découverte, 2011).

[9] Par exemple, Bidart, Degenne, Grossetti, La vie en réseau. Dynamique des relations sociales, 2011.

[10] Michael Eve, "Deux traditions d'analyse des réseaux sociaux", Réseaux, 2002/5, n°115.

[11] B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, Laboratoire des sciences sociales, 2004.


Pour aller plus loin

Grand Résumé de Monde pluriel dans la revue en ligne SociologieS, par Bernard Lahire, suivi des commentaires de Matthieu de Castelbajac et Luc Van Campenhoudt (20 février 2013).