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La crise des identités professionnelles

Publié le 08/04/2008
Auteur(s) - Autrice(s) : Claude Dubar
Claude Dubar revient d'abord dans ce chapitre sur les grandes analyses de la modernisation en s'inspirant de M.Weber et de J.Schumpeter. Pour l'un comme pour l'autre, l'entrepreneur est une figure centrale de cette modernité puisqu'il doit être capable de conquérir une position sur le marché et de construire une entreprise performante qui s'y maintient. Après un rapide rappel des principales évolutions de l'emploi depuis le milieu des années 60, Claude Dubar s'interroge sur l'influence de ces mutations sur le « sens du travail », à savoir « la composante des identités professionnelles qui concerne le rapport à la situation de travail, à la fois l'activité et les relations de travail, l'engagement de soi dans l'activité et la reconnaissance de soi par les partenaires (et notamment ceux qui jugent des résultats) ».
Renaud Sainsaulieu avait appelé les identités au travail [1], des « modèles culturels » ou des « logiques d'acteurs en organisation » dont les formes sont essentiellement relationnelles (identités d'acteurs dans un système d'action). Pour Claude Dubar [2], les identités professionnelles s'inscrivent aussi dans des types de trajectoires au cours de la vie de travail. Les identités professionnelles sont donc aussi biographiques et sont des manières socialement reconnues, pour les individus, de s'identifier les uns les autres, dans le champ du travail et de l'emploi.

L'auteur revient d'abord dans ce chapitre sur les grandes analyses de la modernisation en s'inspirant de M.Weber et de J.Schumpeter. Pour le premier, le « processus historique de rationalisation » va diffuser dans toutes les sphères d'activité dont au final l'économie, une nouvelle logique de pensée et d'action, une rationalisation fin-moyens visant l'optimisation des résultats mais aussi « la maîtrise de l'avenir par la prévision ». Schumpeter définit pour sa part ce que l'on appelle la modernisation à travers la formule de la « destruction créatrice », présentée comme ce processus consistant, pour le capital et ses détenteurs, à détruire constamment les anciennes formes de production et d'échange pour les remplacer par des formes plus « innovantes » c'est-à-dire à la fois techniquement plus efficaces et financièrement plus rentables. Dans ces approches, l'entreprise est au cœur de la compétition sur le marché et rationalise son organisation pour rester compétitive et maîtriser l'avenir. Tant pour Weber que pour Schumpeter, l'entrepreneur est une figure centrale de cette modernité puisqu'il doit être capable de conquérir une position sur le marché et de construire une entreprise performante qui s'y maintient.

L'innovation, technique et humaine, est devenue une force productive décisive de la rationalisation capitaliste « moderne » et elle passe largement par l'intervention des pouvoirs publics. La maîtrise des technologies est autant une affaire d'entreprise et de marché qu'une affaire d'état. La mondialisation incarne selon Claude Dubar cette vaste compétition pour la maîtrise des technologies, des sources de richesse et d'innovation. La modernisation n'est alors pas seulement celle des capitaux et des savoirs, c'est aussi celle des règles, encore incertaines mais qui dépassent le cadre des Etats-Nations. Les enjeux autour de la maîtrise du marché mondial et de ses ressources sont sources de tension qui ont des conséquences sur la vie quotidienne des individus en affectant les conditions de vie, les revenus et les emplois.

Après un rapide rappel des principales évolutions de l'emploi depuis le milieu des années 60 (processus de déversement qui débouche sur une « deuxième Révolution française » [3] soit la baisse du nombre d'agriculteurs ; montée de la précarité à travers la progression des formes atypiques d'emploi et dualisation du marché du travail ; phénomène de tertiairisation ; féminisation de la population active), Claude Dubar s'interroge sur l'influence de ces mutations sur le « sens du travail », à savoir « la composante des identités professionnelles qui concerne le rapport à la situation de travail, à la fois l'activité et les relations de travail, l'engagement de soi dans l'activité et la reconnaissance de soi par les partenaires (et notamment ceux qui jugent des résultats) ».

Il repère à partir de travaux de recherche importants [4] trois tendances ayant des incidences identitaires importantes sur les rapports au travail.

La première tendance affecte la définition de ce qui fait le cœur de l'activité de travail. Le travail est en effet devenu une activité de résolution de problèmes et non plus une activité d'exécution de consignes préétablies. L'automatisation des moyens de production et l'informatisation des dispositifs de travail expliquent ces évolutions. L'acte productif devient plus autonome et s'intellectualise réduisant ainsi la fréquence des situations de travail prescrit. Le travail est devenu un enjeu pour la reconnaissance de soi et porte en cela une exigence d'implication mais aussi une incertitude : l'appel à la créativité des salariés pour résoudre des problèmes et rentabiliser les investissements, ne risque-il pas de fragmenter les activités mais aussi les collectifs de travail dès lors que les salariés sont mis en concurrence ?

La seconde tendance qui prolonge la première reflète le passage à une logique de compétence qui se développe à partir du milieu des années 1980 dans les organisations de travail. La compétence induit pour les théoriciens du management participatif, la contribution des salariés à la compétitivité de leur entreprise. L'entreprise évalue ainsi le salarié à l'embauche, participe au développement de sa compétence dans l'organisation du travail et la fait reconnaître par le salaire et la progression de carrière. Dans ce contexte, la formation continue des salariés gérée par et dans l'entreprise devient un enjeu stratégique pour mettre en valeur le « savoir, savoir-faire et savoir-être » des acteurs de l'entreprise.

Toutefois dans les années 90, la conjoncture économique est moins favorable et les entreprises insistent moins sur « l'identité d'entreprise » et l'importance des carrières internes à l'entreprise. Les opérations de formation continue apparaissent désormais coûteuses et complexes. Le changement est fondamental puisque la notion d'employabilité est désormais mise en avant : l'entreprise (ou l'école) ne produisent plus les compétences dont les individus ont besoin pour accéder au marché du travail et progresser dans leur carrière. Les individus sont désormais responsables de l'acquisition et de l'entretien de leur compétence. Ils doivent maintenir leur employabilité pour rester en état de compétence et de compétitivité sur le marché.

La troisième tendance à l'œuvre transforme le travail en une relation de service en mettant la confiance au cœur de la relation et de la satisfaction du client et de ses exigences de qualité. Cette mutation affecte les salariés du privé comme ceux de la fonction publique, touche les grandes entreprises comme les PME. La satisfaction du client devient un élément essentiel de la réussite de l'entreprise et de la reconnaissance de soi. Il s'agit de réagir aux évolutions du marché et de répondre aux attentes de client et si possible de les anticiper. Il s'agit, en particulier dans le monde de l'administration française, d'une véritable conversion identitaire.

Ces tendances lourdes viennent déstabiliser toutes les formes antérieures de représentation et d'action, toutes les anciennes identités professionnelles.

Pour Claude Dubar, « tout se passe comme si la montée du thème des « identités » accompagnait le déclin de celui de « lutte de classes » ». L'effacement des conflits de classe au profit de conflits plus localisés, marque la multiplication de revendications de « reconnaissance » et de dignité et reflète en définitive la progression de la problématique de l'identité.

L'auteur distingue deux formes identitaires pour comprendre la crise des identités professionnelles. La première, qu'il nomme « identité catégorielle » s'inscrit dans une continuité historique et reflète un collectif pré-existant. L'identité collective au travail, forme de type « communautaire », est d'abord défensive. Les salariés construisent leur identité de dominé résistant en appréhendant le social comme un rapport de classe, d'exploitation salariale...Le conflit (de classe) renforce les identités établies des acteurs ou au contraire fait éclater l'identité collective en exposant les individus aux risques de « désaffiliation ».

La seconde forme identitaire que C.Dubar nomme « identité de réseau » résulte d'une rupture impliquant une identification nouvelle (pour soi) et engendre la reconstruction d'une « forme sociétaire, à la fois volontaire et incertaine ». L'identité collective de travail est alors le résultat d'un processus d'élaboration, de « négociation » de règles et de normes, de repères communs. Le conflit est alors un moment important dans la construction d'un acteur collectif, en favorisant l'accès à une identité nouvelle, à la fois personnelle et « sociétaire ». Ce sont ces types de conflits qui sont aujourd'hui les plus fréquents.

L'auteur confronte en conclusion sa typologie des identités au travail et celle de Renaud Sainsaulieu aux mutations récentes de monde du travail et aux apports des recherches en sociologie du travail. Il insiste en particulier sur l'idée que toutes les formes antérieures d'identification à des collectifs ou à des rôles établis sont devenues problématiques. Le terme « d'identité de réseau » qu'il propose pour qualifier ce que Sainsaulieu qualifiait de « modèle affinitaire » reflète de types de collectifs très personnalisés, souvent éphémères et centrés sur des relations affectives, en réseaux. Il s'agit d'une forme tournée vers la « réalisation de soi », l'épanouissement individuel, dans un contexte de forte compétition qui contraint les individus à affronter l'incertitude pour organiser leurs parcours de mobilités volontaires. L'aboutissement de trente ans de crise de l'emploi, de transformation du travail dans le sens de la responsabilité individuelle et de la valorisation des compétences personnelles, a fait de cette forme identitaire la seule susceptible de reconnaissance mais aussi, peut-être, une identité en crise permanente.

 

Notes :

[1] Renaud Sainsaulieu, L'identité au travail. Les effets culturels de l'organisation. Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1985 (1e éd.,1977). Cet ouvrage fondateur comporte, dans l'édition de 1985, une nouvelle préface qui stabilise à « quatre modèles culturels » le nombre d'identités typiques repérées dans les entreprises et propose les appellations devenues classiques : retrait, fusion, négociation et affinités.

[2] Claude Dubar, « Identités collectives et individuelles dans le champ professionnel », Traité de sociologie de travail, Bruxelles, De Boeck, 1994, p.363-380. Ce texte propose les quatre appellations suivantes : formes identitaires « hors-travail », « catégoriel », « d'entreprise », « de réseau », en explicitant les différences avec celles de R.Sainsaulieu.

[3] Henri Mendras, La seconde Révolution française, 1965-1984, Gallimard, 1988. Une réflexion sur la fin de la France rurale.

[4] J.Kergoat, J.Boutet, H.Jacot, D.Linhart (éd.), Le monde du travail, Paris, La Découverte, 1998. M.De Coster, F.Pichault (éd.), Traité de sociologie du travail, Bruxelles, De Boeck, 1994 (2e éd.1997). M.Lallement, Le travail, une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, « Folio-Essai », 2007.

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