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La France nous a lâchés ! Le sentiment d'injustice chez les jeunes des cités

Publié le 05/07/2008
Auteur(s) - Autrice(s) : Eric Marlière
Fayard
Fiche de lecture de l'ouvrage "La France nous a lâchés ! Le sentiment d'injustice chez les jeunes des cités" d'Eric Marlière. Ce livre, très riche en verbatim, est très facile d'accès malgré la complexité et la diversité des situations proposées. L'angle choisi, à savoir le sentiment d'injustice chez les jeunes des cités, est tenu jusqu'au bout, même si parfois d'autres points de vue comme celui de jeunes femmes ou celui de non musulmans auraient permis de compléter un panorama déjà très large.

Présentation

Couverture de "La France nous a lâchés ! Le sentiment d’injustice chez les jeunes des cités" d'Eric MarlièreAvec un terrain particulièrement riche, et maîtrisé, Eric Marlière continue sur le sujet qui avait constitué le cœur de sa thèse et de son premier ouvrage : les jeunes des cités. Son livre, basé sur de très nombreux entretiens réalisés dans plusieurs cités françaises, se découpe en trois grandes parties.

La première s'intitule Le rapport aux « institutions d'encadrement ». Ce terme d'« institutions d'encadrement » recouvre la police, les travailleurs sociaux (éducateurs spécialisés, conseillers d'insertion et animation municipale), et l'école. Le lien entre les jeunes et la police donne à voir une crispation quasi-guerrière. Les jeunes perçoivent la police comme répressive et s'inquiètent du fait que « personne ne les protège de la police » ; « aux yeux de ces jeunes, cette institution applique le maintien d'un ordre social inéquitable de façon brutale, arbitraire, discriminante et humiliante ». Le lien avec les éducateurs spécialisés est à peine meilleur puisqu'ils sont suspectés de délation et leurs questions ou leur intérêt pour les jeunes est envisagé comme l'autre facette d'une pratique policière (côté espionnage). Les conseillers d'insertion, perçus comme inefficaces, sont souvent instrumentalisés pour les allocations. Leur prétendue « incompétence » s'explique par le peu de pouvoirs réels qu'ils ont et en particulier, leur difficulté à proposer des emplois adaptés aux diplômes de chacun. Les animateurs ne sont pas épargnés par la défiance des jeunes, des bruits de malversations courent sur leur compte, les activités qu'ils proposent sont considérées comme inadaptées et sans intérêt. De plus, s'ils sont issus des cités, leur passage vers l'institution fait d'eux des « traîtres ». L'école cumule les stigmates institutionnels. Elle est obligatoire et, cristallise l'échec et la ségrégation dans l'orientation. L'auteur dit de l'école qu'elle est un « supplice » pour certains jeunes l'ayant abandonné. Les jeunes diplômés à bac +5, souvent au chômage ou ayant un emploi largement sous-qualifié, sont encore plus amers vis-à-vis d'une école qu'ils jugent mensongère dans ses promesses égalitaires.

La seconde partie intitulée « Les « jeunes des cités » et le « système » » traite de la façon dont les jeunes des cités perçoivent leur environnement politique tant à un niveau local, que national ou international. Au niveau local, les politiciens semblent déconnectés de leurs jeunes concitoyens des cités, y compris les communistes (dont on attendrait une forme de solidarité de classe). Paradoxalement, c'est même dans les communes de droite que les élus, dont les jeunes de cité n'espèrent rien, sont les mieux perçus. Plus généralement, les hommes politiques sont rabaissés, aux yeux des jeunes, à des « politiciens », des « magouilleurs », des hommes sans scrupules et manipulateurs ; ils participent à « l'Etat », système omnipotent qui décide du (mauvais) sort des jeunes. Eric Marlière enchaîne ensuite avec la perception par les jeunes du « système », forme de logique sociale qui visant à les écarter d'une possible intégration en son sein, et passe progressivement vers la théorie du complot contre les jeunes des cités. Cette hypothèse s'appuie sur le rôle attribué aux Etats-Unis, qui serait « une hyper-puissance qui soutient Israël et pille les pays du Golfe » (...) pays dont les jeunes se sentent (de loin) solidaires. Les Etats-Unis sont également rejoint par la Franc-maçonnerie (imaginé comme un pouvoir occulte et mal intentionné) et le lobby judéo-sioniste. Ce dernier point est largement détaillé, avec la vie dure des clichés (les juifs radins manipulateurs et le complot judéo maçonnique) et des attestations de tolérance. A ce stade, il manque cruellement dans l'ouvrage le point de vue de jeunes de cité non musulmans. A ce titre, ce chapitre en particulier laisse à voir que l'ouvrage traite uniquement des jeunes hommes de cités musulmans, un peu comme si tous les jeunes de cité étaient des hommes musulmans, malgré la présence de quelques témoignages prouvant le contraire (de type « mon voisin est juif et on n'a pas de problème »).

La télévision renforce le sentiment qu'ont les jeunes d'être stigmatisés et agressés par la population à travers une déformation de la réalité. Au final, l'auteur s'inquiète de la dérive idéologique dans laquelle sombrent beaucoup de jeunes interrogés et de ses conséquences possibles. Il propose alors de réfléchir aux conditions de production d'une telle doctrine : c'est l'objet de la troisième partie intitulée « Une situation de plus en plus difficile ». Cette troisième partie passe en revue un certain nombre de faits historiques et sociologiques hétéroclites ayant comme point commun de structurer la vie en cité. Les deux premiers chapitres traitent de l'immigration musulmane et en particulier de la question post-coloniale. Beaucoup de témoignages de jeunes algériens reviennent à ce sujet, sans forcément d'ailleurs analyser les effets de la guerre d'Algérie et de sa non-reconnaissance (ou de sa faible reconnaissance) par la France. Leur critique se limite au fait que la France perpétue la colonisation à travers les cités, les jeunes cherchant à venger leurs pères humiliés. Le chapitre suivant s'intéresse aux différentes façons qu'ont les jeunes de comprendre et de pratiquer l'Islam, aux difficultés qu'ils ont également à respecter leur religion pour ceux qui le souhaitent (notamment porter la barbe ou faire les prières). L'auteur montre alors que ce n'est pas tant la religion qui relie les jeunes de cité qu'une culture commune et des codes sociaux partagés constituant la « culture de rue ». Cette dernière permet la « construction d'un « nous » paradoxal dans un contexte de mutation sociale et de processus d'individuation ». Ce dernier point est pondéré par le travail déjà publié par Eric Marlière Jeunes en cité, diversité des trajectoires ou destin commun ? (L'Harmattan, 2005) qui montre précisément qu'il n'y a pas unicité des situations des jeunes des cités.

Les deux chapitres suivants traitent de la précarité, des « boulots de la cité » et en particulier la drogue et les activités de recel qui viennent en contrepoint d'un chômage persistant, y compris pour les plus diplômés d'entre eux. Eric Marlière revient ensuite sur un thème déjà évoqué face aux institutions d'encadrement à savoir le pragmatisme des jeunes qui utilisent les institutions dans des optiques opportunistes, se sentant relégués par ailleurs. Ils subissent en effet une forte « sous-prolétarisation » en France. Ce statut vécu comme dégradant est à la fois compensé et amplifié, lors des voyages à l'étranger, par un statut de « petit bourgeois » en raison de leurs moyens relativement élevé lorsqu'ils sont « au bled » ou dans d'autres pays où le cours de la vie est peu élevé (la Thaïlande est mentionnée).

L'auteur termine sur la douleur des jeunes des quartiers avec en premier lieu un chapitre intitulé « échec, défonce, déprime et folie » éloquent sur les risques de suicides, de plongée dans la drogue et d'une manière générale de tout ce qui révèle le malaise des jeunes des cités. En second lieu, et fort astucieusement, Eric Marlière rappelle que si des jeunes ont un réel « sentiment d'insécurité », c'est bien ceux des cités, insécurité physique face à la police, insécurité politique face à une situation qu'ils perçoivent comme agressive, insécurité morale pour ceux qui n'osent pratiquer leur religion, insécurité d'intégration car ils sont les premiers que « l'on vient fouiller », insécurité financière au vu de leur difficulté à trouver un emploi.

Ce livre, très riche en verbatim, est très facile d'accès malgré la complexité et la diversité des situations proposées. L'angle choisi (le sentiment d'injustice chez les jeunes des cités) est tenu jusqu'au bout, même si parfois, d'autres points de vue (en particulier le point de vue de jeunes femmes, et le point de vue de non musulmans) auraient permis de compléter un panorama déjà très large.

 

Muriel Epstein, Agrégée de mathématiques et doctorante en sociologie pour Liens Socio.