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Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l'intégration professionnelle

Publié le 10/04/2008
Auteur(s) - Autrice(s) : Serge Paugam
Brice Gilardi
PUF
Fiche de lecture de l'ouvrage "Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l'intégration professionnelle" de Serge Paugam. L'auteur se donne pour objectif d'analyser les incidences de la précarisation du salariat sur les ressorts de l'intégration professionnelle.

Par Brice Gilardi pour Liens Socio [1]

Présentation

La réédition de cet ouvrage dans la collection « Quadrige », initialement paru en 2000 aux Presses Universitaires de France, est une bonne occasion d'en apprécier les nombreux apports, tant la notion de précarité a pris une place nodale dans les espaces médiatique, politique et académique. Ce livre est à bien des égards un incontournable pour celui ou celle qui désire mieux saisir les transformations du monde du travail post-fordiste. Serge Paugam est directeur d'études au CNRS et à l'EHESS, spécialiste de la pauvreté et de l'exclusion. Il est notamment l'auteur d'un ouvrage ayant fait date sur la question : La disqualification sociale (1991). Le salarié de la précarité est un élément constitutif de son analyse de l'exclusion : comme la pauvreté, conçue à l'instar de Simmel comme un mode d'intégration à la société, la précarité est considérée comme un mode d'intégration au marché du travail, impliquant la disqualification matérielle et symbolique d'une frange croissante du salariat. Le processus de précarisation est théorisé par l'auteur comme une unité fonctionnelle, un rouage indispensable au fonctionnement du système productif.

Serge Paugam se donne pour objectif d'analyser les incidences de la précarisation du salariat sur les ressorts de l'intégration professionnelle. Dans la perspective théorique de Durkheim, le travail constitue un puissant vecteur d'intégration sociale, par le biais de la solidarité organique que suppose sa division et sous l'effet du plaisir d'association des travailleurs. Or, si morale professionnelle et le sentiment d'utilité sociale sont des moyens de normaliser le corps social, la division du travail peut tout autant secréter des formes pathologiques. Le travail peut effectivement être un vecteur de satisfaction des fins humaines : réalisation en tant qu'individu créatif (homo faber), réponse aux besoins matériels (homo oeconomicus) et reconnaissance sociale (homo sociologicus). Pour autant, à ces vertus potentielles du travail, il faut opposer la constatation des faits : les concepts marxistes d'exploitation et d'aliénation n'ont rien de surannés, alors même que le fondement de la social-démocratie, à savoir le compromis capital/travail sur une base nationale, le devient, sous l'effet de l'expansion mondiale du salariat.

C'est à un ouvrage fondateur, L'ouvrier de l'abondance, de John Goldthorpe et David Lockwood [2] que le salarié de la précarité se propose de répondre, ou plutôt de succéder. Quarante ans plus tard, la figure historique du second semble s'être substituée à celle du premier. En effet, le questionnement relatif à « l'embourgeoisement de la classe ouvrière » peut sembler désuet, cette révolution problématique n'étant que l'image de celle qui a depuis reconfiguré le rapport salarial en défaveur des intéressés. L'approche retenue par Paugam est à la fois quantitative et qualitative, exploitant les données d'une enquête menée entre 1995 et 1999 auprès d'une centaine de salariés d'entreprises publiques et privées. La première partie consacrée au « logiques sociales de l'intégration professionnelle », a un double objectif. Premièrement, dresser une analyse synthétique des transformations survenues au sein des deux dimensions caractéristiques de l'identité professionnelle : le rapport au travail (sphère de la production) et à l'emploi (sphère de la protection). L'analyse des « nouvelles contraintes de travail » (Chapitre I) fait apparaître des pénibilités et des risques de plus en plus mal supportés, des contraintes de temps et de qualité plus fortes. De plus, l'autonomisation des salariés, liée la diffusion du management participatif par centres de profit et à la hausse globale des qualifications, est souvent source de souffrances et de frustrations, en ce qu'elle fait peser sur eux un surcroît de responsabilité individuelle, recelant un risque identitaire fort. Par la suite, l'auteur fait état de « l'insécurité grandissante de l'emploi » (Chapitre 2), due à la multiplication des emplois précaires, au développement du sous emploi et à la déstabilisation des emplois stables. Se pose alors la question de la possibilité de construction des identités professionnelles en situation d'instabilité de l'emploi et d'insatisfaction au travail. Après avoir étudié ces mutations structurelles, quatre formes d'intégration sont formulées. Cet espace social quadridimensionnel constitue le cadre théorique de l'ouvrage. L'intégration assurée, qui conjugue satisfaction au travail (dans ses dimensions faber, oeconomicus et sociologicus) et sécurité de l'emploi, fait l'objet de trois variations : l'intégration laborieuse, insatisfaction au travail et stabilité de l'emploi, l'intégration incertaine, satisfaction au travail et instabilité de l'emploi, enfin, l'intégration disqualifiante, double insatisfaction d'un travail aliénant et d'un emploi précaire.

Dans la seconde partie, intitulée « identité collective et rapports sociaux à l'entreprise », l'auteur cherche à exemplifier les ressorts identitaires de ses modèles d'intégration professionnelle. Pour ce faire, il dresse, sur la base d'entretiens, des monographies d'unités productives jugées symptomatiques de chaque type d'intégration. L'analyse de l'intégration assurée est réalisée à travers deux exemples qu'à priori tout oppose : un centre EDF, entreprise publique dont les salariés, fortement syndiqués, entretiennent un rapport collectif à l'entreprise, et une unité de Hewlett-Packard, firme privée en croissance sur un marché concurrentiel, où l'entreprise se vit principalement sur le mode individuel. Malgré cela, les deux organisations offrent aussi efficacement les rétributions matérielles, sociales et symboliques nécessaires au bien être des salariés, ainsi qu'une sécurité de l'emploi sur le lit de laquelle un projet professionnel de long terme peut être formulé. L'intégration incertaine est analysée à travers les témoignages des salariés d'une entreprise sidérurgique en déclin et d'un hôpital en proie au désengagement de l'Etat, impliquant la destitution symbolique de ceux qui y travaillent. Une identité collective et positive peut toutefois perdurer par une éthique de métier, renforcée dans l'opposition aux dirigeants. Le modèle de l'intégration laborieuse est observé dans une caisse sociale de la mutualité agricole : la sécurité de l'emploi y est effective, pour autant, la restructuration de l'organisation s'est traduit par une prolétarisation des salariés : déqualifiés, leur souffrance au travail est intense et quotidienne. Enfin, l'intégration disqualifiante est traitée à travers l'exemple d'une usine de meubles ayant fait l'objet de multiples rachats et plans sociaux, ainsi qu'à travers celui d'une entreprise agro-alimentaire de poissonnerie hautement taylorisée. Les salariés, étrangers à eux-mêmes, réalisent des taches sans intérêt, atomisés, sous-payés et précaires, ils sont désespérés par leur situation professionnelle. Au-delà de leur haute teneur informative sur le monde du travail, l'intérêt sociologique de ces monographies est manifeste : elles révèlent à quel point l'organisation est l'objet d'une lutte interne pour la reconnaissance des qualifications individuelles, mais soulèvent également le rôle déterminant des représentations sociales que le monde extérieur se fait de entreprise dans la structuration des identités de ceux qui y sont salariés.

A la suite de ce travail analytique, la troisième partie de l'ouvrage reste probablement la plus intéressante. En effet, l'auteur procède à l'isolation, au moyen d'un modèle de régression logistique [3], des effets de la précarisation sur la cellule familiale, sur les revendications dans l'entreprise et sur la participation politique. Ainsi, d'une série de résultats statistiques traités avec une grande rigueur argumentative, plusieurs conclusions sont tirées, dont voici les principales. Premièrement, les salariés proches de l'intégration disqualifiante sont significativement plus instables au niveau familial. Cette précarité est toutefois plus destructrice quand elle touche « l'homme de la maison ». Politiquement et syndicalement, la précarité a également un effet objectivable sur les comportements. Aggravant leur impuissance dans l'entreprise, les confrontant à un risque de chômage immédiat, ces salariés disqualifiés sont très peu syndiqués et donc fortement désorganisés. Ainsi, alors que « l'ouvrier de l'abondance » cherchait à augmenter son salaire par le combat syndical, le salarié de la précarité cherche avant tout à préserver son emploi, ce qui bloque l'émergence de revendications liées aux nouvelles souffrances au travail et augmente la probabilité de retrait des syndicats, jugés impuissants. Pour autant, et c'est un des points très peu abordés dans l'ouvrage, cette inorganisation est également une conséquence directe de politiques de répression syndicale, autant qu'un surcroît d'exploitation et d'aliénation peut être expliqué par un non respect massif du code du travail par bon nombre d'entrepreneurs [4]. Par ailleurs, politiquement, l'attitude des salariés précaires tend vers un « radicalisme dépolitisé » : face à l'invisibilité des puissants et forts de leur expérience pratique des politiques de l'emploi, le dédain que leur inspire la classe politique est l'expression d'un réel désespoir. Ils ne se reconnaissent pas dans un jeu politique qu'ils considèrent incapable d'améliorer leur sort. En revanche, à l'autre extrême, les salariés proche de l'intégration assurée sont plutôt « conservateurs » et participent plus systématiquement à la vie de leur entreprise, alors qu'ils se retrouvent en plus forte proportion dans l'échiquier politique classique.

Dans sa conclusion, après avoir resitué la précarisation comme un rouage du processus d'exclusion, l'auteur se livre à une réflexion plus prospective sur ses implications en termes de luttes sociales et politiques, attribuant un rôle central à l'Etat providence pour gérer les conséquences du néolibéralisme. Si l'analyse de Paugam démontre que les précaires possèdent une conscience fine des déterminants de leur condition, elle souligne également la puissance inertielle du couple décollectivisation du travail / chômage de masse sur la possibilité de structurer un éventuel mouvement social. Mais peut-être plus que les contraintes matérielles empêchant les revendications d'émerger, c'est probablement du côté des représentations qu'il faut situer le problème fondamental, car force est de constater que l'heure est plutôt à la naturalisation de la précarité comme invariant anthropologique [5]. La précarité a, de ce point de vue, aumoins autant colonisé l'imaginaire collectif des salariés que les structures du monde du travail. Le travail culturel mené depuis le début des années 1980 par les entrepreneurs de morale du « nouveau capitalisme » a apparemment profondément affecté la « conscience de classe » du salariat.

Au final, l'ouvrage de Paugam a un double intérêt. D'une part, sa lecture permet une prise de vue à la fois explicative et compréhensive, mais surtout dynamique, sur le monde du travail, à travers le prisme du « processus disqualifiant de précarisation ». Il montre comment l'exclusion commence au sein même des insiders et participe d'un phénomène plus vaste encore. D'une force scientifique certaine, il est également l'occasion de prendre contact avec les nombreuses analyses empiriques et théoriques, classiques comme plus récentes, qui jalonnent la sociologie du travail. D'autre part, il est toujours assez jubilatoire de voir à quel point l'objectivation sociologique est redoutablement efficace lorsqu'il s'agit de dynamiter le marketing patronal de la « valeur travail », relayé avec zèle par une quantité croissante de groupes politiques. J. K. Galbraith, écrivait à ce propos en 2004 [6] : « le travail désigne à la fois l'obligation imposée aux uns et la source de prestige et de forte rémunération que désirent ardemment les autres, et dont ils jouissent. User du même mot pour les deux situations est un signe évident d'escroquerie ». L'étude sociologique de Serge Paugam illustre à quel point le travail salarié ne peut offrir des rétributions matérielles et symboliques acceptables que dans des conditions bien particulières : une certaine sécurité de l'emploi, une reconnaissance minimale dans l'entreprise et dans la société, un salaire décent, des tâches non déshumanisantes voire dignes d'intérêt... loin en tout cas de l'automaticité émancipatrice du travail que certains n'hésitent pas à brandir. L'entreprise n'est certainement pas un lieu de « médiation » forcément épanouissant entre « collaborateurs » travaillant en « synergie » dans une « relation de gré à gré ». Comme l'inspecteur du travail Gérard Filoche le rappelle salutairement, le salariat est consubstantiel d'un lien de subordination : le mot « collaborateur » n'a pas sa place dans le code du travail. L'hagiographie euphémisante du monde de l'entreprise, dont participe cet « empire du management » dont Pierre Legendre décortique les ressorts anthropologiques [7], ne résiste pas une seconde à la froide réalité du salariat : les concepts d'aliénation et d'exploitation sont encore, pour l'heure, à placer au centre des analyses de l'entreprise. D'ailleurs, à titre plus anecdotique, la direction de Hewlett-Packard, en annonçant des licenciements massifs sur son site grenoblois, et ce peu après la première publication du salarié de la précarité, a rapidement rappelé à ses « collaborateurs » de haut niveau, intégrés par le management participatif et rompus au langage « corporate », leur condition objective de salariés et la nécessité de l'action syndicale qu'elle impliquait en cas de « retour du réel ».

Au final, le salarié de la précarité, en plus d'intéresser le sociologue et l'économiste, mérite définitivement d'être lu avec attention par salariés et syndicalistes pour ses vertus réflexives, mais également par les hommes politiques, qui y trouveront fort probablement la réponse à un certain nombre de question cruciales.

 

Notes :

[1] Auditeur d'agrégation de sciences-économiques et sociales à l'ENS-LSH.

[2] John H. Goldthorpe, David Lockwood, Frank Bechhofer, Jennifer Platt, L'ouvrier de l'abondance, 1968.

[3] L'auteur isole le type d'intégration professionnelle des variables genre, âge, diplôme, CSP...

[4] Gérard Filoche estime à ce titre qu'un chef d'entreprise sur deux est un délinquant. Lire notamment On achève bien les inspecteurs du travail (2007) et Salariés, si vous saviez (2008).

[5] Laurence Parisot a d'ailleurs déclaré à point nommé : « la précarité est une loi de la condition humaine » France INTER, 3 Septembre 2005.

[6] J.K. Galbraith, Les mensonges de l'économie, 2004.

[7] Pierre Legendre, Dominium mundi. L'empire du management, 2007.

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