Aller au contenu. | Aller à la navigation

Outils personnels

Navigation
Vous êtes ici : Accueil / Articles / Les inégalités de réussite scolaire selon l'ethnie en Californie

Les inégalités de réussite scolaire selon l'ethnie en Californie

Publié le 24/12/2007
Auteur(s) - Autrice(s) : Emmanuel Prelle
Le milieu social représente-t-il le facteur principal expliquant les différences de réussite scolaire entre les élèves ? Quel est le poids de la culture et de l'origine ethnique ? Cette question fait l'objet de débats aux Etats-Unis, mais aussi en France. Ce texte est une synthèse de plusieurs articles de Nanette Asimov parus dans San Francisco Chronicle les 12 et 14 novembre 2007, suivie d'un commentaire personnel.

SYNTHESE

A l'origine du débat, la publication en 2007 de statistiques portant sur les résultats des élèves californiens selon l'ethnie, et qui laisse apparaître de très fortes inégalités scolaires (« achievement gaps »), y compris à milieu social égal.

Chaque année, plusieurs millions d'élèves du primaire et du secondaire passent un test standard dans plusieurs disciplines (Anglais, Mathématiques, etc.). Les données sont publiés dans un rapport consultable à l'adresse http://star.cde.ca.gov.

En raison des disparités de niveau de vie selon les ethnies, on publie à la fois les résultats bruts et les résultats en fonction du milieu social. Le premier article, « Summit called to address racial disparities in academic », présente les résultats (la discipline choisie ici est l'Anglais) selon quatre ethnies et dans deux milieux différents. Les élèves « défavorisés » sont ici ceux qui bénéficient d'une aide pour la cantine (federal lunch program).

Pour chaque sous-ensemble, on calcule le pourcentage d'élèves dont les résultats atteignent ou dépassent le niveau requis (grade level), correspondant au standard défini par l'Etat :

Ethnie            Elèves défavorisés        Autres élèves
Asiatiques               48 %                              77 %
Blancs                     41 %                             67 %
Hispaniques             26 %                             42 %
Noirs                       24 %                             40 %

L'enquête semble donc attester que la pauvreté n'est pas un facteur explicatif probant des difficultés scolaires chez les Hispaniques et les Noirs. En effet, les résultats des Asiatiques et des Blancs restent beaucoup plus élevés que ceux des Hispaniques et des Noirs à milieu égal. Tout aussi remarquable, les Asiatiques « défavorisés » réussissent mieux que les Hispaniques et les Noirs « non défavorisés ». C'est au final entre les ethnies que les écarts sont les plus élevés, pas entre les milieux sociaux.

L'article établit également une comparaison avec les résultats de 2003, montrant des évolutions. Par exemple, l'écart entre les Hispaniques et les Asiatiques s'est réduit dans les milieux favorisés, mais il s'est accru dans les milieux défavorisés.

Comment expliquer ces chiffres surprenants ?

Le personnage central de ce débat est Jack O'Connel, l'équivalent californien du ministre de l'Education, une fonction élective qu'il occupe depuis 2003 : il déclare à l'automne 2007 que puisque la pauvreté (pas plus que la génétique) ne peut être tenue responsable des résultats médiocres des Noirs et des Hispaniques, la faute en incombe au système éducatif et son ignorance des spécificités culturelles des minorités (« a widespread cultural ignorance within the California school system »). Un « tabou » qu'O'Connel veut briser ; il cite l'exemple des enfants noirs qui, à l'église, sont encouragés à se manifester bruyamment, tandis que ce comportement est proscrit en classe par les enseignants blancs (formant 72 % de la profession).

Autre accusation formulée par O'Connel : le système éducatif institutionnalise la médiocrité scolaire des Noirs et des Hispaniques, par exemple en leur accordant plus de temps pour atteindre le niveau requis ; ces attentes réduites (« lower expectations ») conduisent à ladite médiocrité car les élèves ne sont pas capables de réussir ensuite les tests standards. D'autre part, les moyens sont insuffisant pour accueillir ces enfants lorsqu'ils sont très jeunes.

La thèse selon laquelle c'est l'école (et non les parents) qui a une influence décisive sur la réussite scolaire est largement exprimée lors du colloque initié par Jack O'Connell, réunissant à Sacramento en novembre 2007 près de 3700 professionnels de l'éducation. A cette occasion, un intervenant renommé affirmera qu'attribuer la responsabilité des faibles résultats scolaires des Noirs et des Hispaniques à leurs parents revient à dire que ces derniers ne remplissent pas aussi bien leur rôle que les parents blancs, ce qui est raciste. Le même intervenant, Glenn Singleton, accusera les tests d'« eurocentrisme », et le système scolaire d'être inéquitable (Noirs et Hispaniques sont plus souvent que les autres dans des classes nombreuses, mal équipées, avec des enseignants moins expérimentés).

L'article de Nanette Asimov « Simple steps would close racial gap, educator says » cite un enseignant très amer qui dénonce le programme « No Child Left Behind » instauré par l'administration Bush conduisant selon lui faire passer des élèves dans la classe supérieure sans qu'ils aient le niveau requis. Le cas emblématique des garçons Noirs défavorisés est évoqué dans un des 125 ateliers, intitulé « Policies that Support the Academic Development of Urban Black Males ».

Plusieurs intervenants insistent sur les changements de mentalité et de pratique nécessaires pour faire évoluer les choses. L'article cite le cas d'un consultant qui énonce aux professeurs une série de préceptes éducatifs, à suivre systématiquement et dans la durée. En voici quelques-uns :

- Apprendre aux élèves comment prendre des notes.
- N'interroger les élèves que sur ce qui a été enseigné en classe.
- Afficher les travaux d'élèves sur les murs de la classe (pour les valoriser et les motiver), y compris les lycéens - et pas seulement les plus jeunes.

Le consultant conseille également de modifier la procédure de mutation des enseignants afin que ce soient les plus expérimentés qui soient confrontés aux classes les plus difficiles, ce sujet étant sensible en Californie en raison (d'après l'article) de la réticence des syndicats.

Au cours de la seconde journée du colloque, un panel d'élèves de toutes origines est invité à s'exprimer sur la question de la réussite scolaire ; il en ressort l'importance qu'ils accordent au respect et aux encouragements de la part des adultes.

COMMENTAIRE

Si le programme de Terminale ES se prête tout particulièrement à l'étude des inégalités scolaires, il nous semble intéressant d'utiliser les articles et/ou la synthèse dans les classes de Seconde et de Première.

Concernant les concepts en jeu, on citera ceux d'égalité, d'équité, d'Etat Providence, de culture et de socialisation, de conflits de normes, et on pourra insister sur les interprétations possibles de la situation californienne (parfois surprenantes pour un Français), y compris celles qui ne sont pas mentionnés dans les articles.

Concernant la méthodologie, on citera l'exploitation d'un tableau statistique, la notion de sur-représentation, de critère discriminant, et celle d'effet de structure. Des calculs d'écarts entre milieux sociaux et entre ethnies peuvent être faits en classe, par exemple.
Le rapprochement avec le cas français nous paraît également intéressant, qu'il s'agisse par exemple de la question des « statistiques ethniques » et de leur enjeu, ou encore de l'échec scolaire dans les milieux défavorisés.

Qu'il nous soit permis à présent d'approfondir la question, en abordant la méthodologie ayant conduit aux résultats cités dans les articles, ainsi que les interprétations qui en ont été faites.

Les écarts révélés dans le tableau (et plus généralement dans les enquêtes du California Department of Education) méritent notre attention : s'ils semblent attester que le milieu social est loin d'être le facteur décisif dans la réussite scolaire (les écarts entre ethnies dépassant les écarts entre les milieux sociaux), nous pouvons mentionner au moins deux critiques possibles à l'égard de la méthodologie employée.

La première critique concerne le critère choisi pour différencier les milieux « défavorisés » des autres. Plusieurs commentateurs ont souligné que beaucoup élèves n'étant pas considérés comme « défavorisés » le sont en réalité, avec une sur-représentation des Noirs et des Hispaniques parmi les familles qui dépassent à peine le seuil choisi. A la clef : un biais dans la lecture des chiffres.

La seconde critique concerne le regroupement dans une ethnie donnée d'élèves hétérogènes sur le plan social et culturel. On prendra l'exemple des « Asiatiques », qui regroupent des élèves d'origine thaïlandaise, chinoise, coréenne, etc. Pour les collègues intéressés, des résultats détaillés sont disponibles sur le site du Département de l'Education.

Abordons à présent la question la plus passionnante, celle de l'interprétation des résultats obtenus. On peut regrouper ces interprétations en deux catégories.

Tout d'abord, celles qui mettent l'accent sur les moyens éducatifs déployés : une série d'arguments assez classiques, qui pointent du doigt par exemple les mauvaises conditions matérielles subies par les élèves défavorisés (classes nombreuses, professeurs inexpérimentés...). On rappellera que la très forte décentralisation du système éducatif américain, en particulier dans son financement et le choix des programmes, peut contribuer à des inégalités très fortes entre Etats, comtés, villes, etc.

La deuxième catégorie d'interprétation relève du « facteur culturel ». L'ignorance des spécificités culturelles des minorités par le système éducatif fait d'ailleurs l'objet d'une abondance d'articles et d'ouvrages aux USA. On citera par exemple « We can't teach what we don't know. White teachers, multiracial schools », de G. R. Howard (2006).

La première série d'argument voit sa portée réduite par les écarts très élevés entre les ethnies à l'intérieur d'un même milieu social. Tout en conservant à l'esprit les biais statistiques possibles évoqués plus haut, il nous semble que ces écarts justifient de se poser la question (très sensible) de facteurs comme l'influence des familles. Un autre facteur serait celui de l'environnement violent auquel font face, plus souvent que la moyenne, les élèves Hispaniques et Noirs. A noter que ce problème n'a semble-t-il pas été abordé lors du colloque de Sacramento (l'article cite une psychologue selon laquelle 30 % des enfants vivant dans un environnement urbain violent souffrent d'un symptôme post-traumatique appelé PTSD ayant des effets sur la scolarité).

Concernant la deuxième série d'arguments (facteurs « culturels »), nous soulignerons que, malgré leur intérêt, elles font systématiquement porter la responsabilité exclusive de l'échec scolaire des minorités Noires et Hispaniques au système et aux enseignants, pas une seule fois aux familles. Ce qu'un sociologue pourrait désigner par « socialisation différenciée » par les familles est un argument balayé de manière autoritaire voire intimidante par un des intervenants, le qualifiant de « raciste », et lui déniant par conséquent le droit de cité. L'argument « culturel » n'est-il légitime que lorsqu'il est énoncé à charge du système éducatif ?

Plusieurs éléments semblent pourtant justifier qu'on n'aborde pas la question « culturelle » uniquement de la manière prescrite par les intervenants cités dans les articles, ce qui ne nous dispense pas naturellement d'une grande prudence.

Premièrement, le cas des Asiatiques. Le même « eurocentrisme » et la même « ignorance des facteurs culturels » des enseignants Blancs conduiraient Hispaniques et Noirs à des résultats faibles (et quasi-identiques) mais n'empêcheraient pas les Asiatiques de faire presque deux fois mieux qu'eux (et mieux que les Blancs). Cet argument nous semble tout au moins discutable.

Deuxièmement, les solutions énoncées pour réduire la supposée ignorance des spécificités culturelles des minorités par les enseignants, qui ont ceci de particulier qu'elles n'ont absolument rien de... culturel, si on aborde la culture par le biais « ethniciste ». Certains sociologues français pourraient dire de ces conseils qu'ils relèvent de la transmission de la culture et des codes scolaires à un public qui ne les a pas acquis lors de la socialisation primaire, et qu'ils visent à ne pas discriminer les milieux culturellement défavorisés (ici encore Noirs et Hispaniques, les Asiatiques n'étant pas concernés si on suit ce raisonnement).

Ce dernier point nous semble particulièrement révélateur d'une différence d'approche, et faut-il le préciser, de ce que nous interprétons comme un tabou fort dans une société américaine toujours travaillée par la question ethnique.

Un enseignant de S.E.S, familiarisé avec les analyses concurrentes d'un P. Bourdieu ou d'un R. Boudon, qui dans sa pratique professionnelle a été confronté avec les travaux de Max Weber sur l'articulation entre « l'éthique protestante » et « l'esprit du capitalisme », à qui il a été demandé d'aborder la question des « valeurs » et celle de la socialisation différenciée selon le sexe trouvera sans doute curieux que toute une frange de l'analyse, celle qui s'interroge par exemple sur les pratiques, les goûts et les stratégies différenciés selon les milieux sociaux, n'ait pas été convoquée lors de ce débat national sur la réussite scolaire. Or il ne pourrait être légitime de se poser la question de la transmission différenciée d'un « habitus scolaire » selon le milieu social (par exemple), mais illégitime d'aborder la question d'une différence de valeurs, normes, contrôle social, de niveau de capital culturel (Bourdieu), etc. selon l'ethnie.

Deux poids, deux mesures ? Au vu des résultats statistiques, il nous semble pertinent de nous interroger sur le lien possible entre certaines caractéristiques (comme par exemple les grossesses précoces des adolescentes hispaniques, le pourcentage très élevé de famille monoparentales chez les Noirs, ou le taux très faible de divorce chez les asiatiques par rapport aux autres ethnies) et le parcours scolaire. Une enquête de l'INED (P. Archambault, mai 2002) montrait ainsi qu'en France la réussite est plus faible chez les enfants de familles désunies, quel que soit le milieu social, mais avec des effets plus prononcés dans les familles défavorisées : lorsque la mère n'est pas diplômée et qu'elle est séparée du père, un enfant sur deux quitte le système sans aucun diplôme contre seulement un sur trois lorsque les deux parents sont ensemble. Autre exemple : le comportement des élèves en matière d'absentéisme à San Francisco diffère largement selon les ethnies (ex : l'article de 2004,  S.F. schools' hard facts on truancy - Students of color miss far too much.)

Dans un domaine complémentaire de recherche, la question du manque de « modèle positif » chez les minorités, l'impact de la ségrégation raciale plusieurs décennies après son abolition, ou celle des effets du faible salaire minimum et de la désindustrialisation sur la stabilité économique et familiale des « cols bleus », mérite aussi d'être abordée. Ces interprétations ne sont-elles pas à considérer avec au moins autant d'attention que « l'eurocentrisme » des tests ?

De manière souvent virulente, des centaines d'internautes ont réagi à ces articles, exprimant généralement leur désapprobation avec les propos tenus dans ces articles. Ce fossé est impressionnant. Une écrasante majorité raille le « politiquement correct » qui déresponsabilise les familles et les enfants. Ces propos sont cités comme indices des débats autour de ce thème, et non pas comme affirmations statistiquement prouvées.

L'auteur de ce commentaire, qui ne prétend en aucune façon avoir une connaissance exhaustive du problème, en tire cependant un enseignement : aux Etats-Unis comme ailleurs, ce sont tout autant les questions que l'on pose que celles qu'on refuse de poser qui sont passionnantes à étudier et qui contribuent à révéler les tensions et les enjeux.

Emmanuel Prelle, professeur de SES