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Le pouvoir exécutif, cible actuelle de la démocratie

Publié le 30/11/2015
Auteur(s) - Autrice(s) : Pierre Lascoumes
Ce texte du sociologue Pierre Lascoumes (CEE, SciencesPo Paris) analyse les transformations des rapports entre les citoyens et le pouvoir exécutif et leur effet sur la démocratie représentative. Il a été écrit pour le débat "La démocratie au-delà de la représentation", lors de la quatrième édition de "Mode d'emploi : un festival des idées", organisé par la Villa Gillet à Lyon et dans la région Rhône-Alpes du 16 au 29 novembre 2015.

Texte écrit par Pierre Lascoumes pour le débat "La démocratie au-delà de la représentation" du 19 novembre 2015.
Dans le cadre de la quatrième édition de Mode d'emploi : un festival des idées (16-29 novembre 2015), organisé par la Villa Gillet en coréalisation avec Les Subsistances, avec le soutien du Centre national du livre, de la Région Rhône-Alpes et de la Métropole de Lyon.

Pierre Lascoumes est Directeur de recherche émérite au Centre d'études européennes de SciencesPo Paris. Il est spécialiste en sociologie du droit et en sociologie de l'action publique, en particulier dans les domaines de l'environnement, des risques, de la corruption et de la délinquance financière. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages, dont : Sociologie de l'action publique (avec P. Le Galès, A. Colin, coll. 128, 2eéd. en 2012), Le développement durable. Une nouvelle affaire d'Etat (avec L. Bonnaud, PUF, Coll. L'écologie en questions, 2014), Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique (avec C. Nagels, A. Colin, coll. U, septembre 2014).

Voir la biographie complète de Pierre Lascoumes.


« Être simplement gouverné par la loi, c'était la vision des révolutionnaires français, l'exécutif n'avait qu'une mission technique. Mais il est devenu un pouvoir central et c'est lui qu'il s'agit aujourd'hui de faire entrer en démocratie » (Pierre Rosanvallon,Le Bon gouvernement, Seuil, 2015).

Depuis plus de 20 ans les critiques de la représentation mettent l'accent de façon croissante sur l'importance des relations directes entre les citoyens et les décideurs. Les débats démocratiques s'organisent de plus en plus dans un face-à-face entre l'exécutif et la volonté populaire. Et cela, à tous les niveaux institutionnels, de proximité (démocratie locale) autant que centraux (démocratisation de l'exécutif étatique). Les intermédiaires classiques (élus, haute administration, technocratie) se trouvent ainsi mis à distance, voire perçus comme des obstacles aux fonctionnements démocratiques.

Dès 1995, Bernard Manin, dans ses Principes du Gouvernement représentatif, montrait l'importance croissante d'une «démocratie du public» qui s'est développée à côté de la démocratie représentative et met en question les médiateurs traditionnels de l'exercice du pouvoir. Vingt ans plus tard, Pierre Rosanvallon dans Le Bon gouvernement (2015) décentre la réflexion sur l'épuisement de la démocratie et de la délégation classique pour promouvoir des relations directes entre les citoyens et le pouvoir exécutif. Ces deux auteurs, comme beaucoup d'autres, estiment que le problème central des dirigeants n'est plus celui de leur légitimité, mais de leur crédibilité et de leur capacité à créer des liens de confiance par des décisions cohérentes et intelligibles.

Pourtant depuis 40 ans des innovations juridiques et institutionnelles ont donné corps à ce que Loïc Blondiaux a nommé «le tournant participatif». Deux dynamiques ont alimenté ces changements.

Du droit à l'information à l'idéal de "transparence"

D'une part, depuis les années 1970, les rapports entre les citoyens et le gouvernement ont été modifiés par la reconnaissance de droits subjectifs individuels à l'information et parfois à la concertation. Le fonctionnement de l'État au secret qui prévalait depuis plusieurs siècles a été ainsi limité (sans disparaître : survivance du puissant «secret défense»). Les citoyens ont d'abord obtenu des droits de protection de leur vie privée et de consultation des données recueillies sur eux (Commission nationale informatique et libertésCommission d'accès aux documents administratifs). Puis, en sens inverse, des obligations d'information ont été formulées contraignant les États à rendre accessible un nombre croissant de données (droit à l'information environnementale, directive UE de 1990 ; Convention d'Aarhus (1998) ajoutant aux obligations d'information, celle de concertation et de recours judiciaire ; droit à la participation dans les politiques environnementales, directives UE de 2003). Enfin, les technologies électroniques rendent aujourd'hui possible dans de nombreux domaines l'«e-gouvernement» promu comme la démocratie du vingt et unième siècle. Si un idéal de « transparence » est souvent invoqué superficiellement, l'accès à un nombre croissant d'informations est devenu réel (exemple significatif : la possibilité de consultation par les citoyens des déclarations de patrimoine et d'intérêts des élus). Notons cependant que cette évolution s'accompagne de possibilités de prélèvement et de stockage de données individuelles jusqu'alors inégalées.

La concertation pour prévenir les crises

D'autre part, depuis les années 1990 une deuxième dynamique de gestion des controverses s'est ajoutée à la précédente. Elle est liée à la complexification de beaucoup d'enjeux d'action publique aussi bien par l'importance des incertitudes scientifiques (épidémie du VIH, OGM, ESB), que par la défiance croissante à l'égard des modes de décision technocratique. Des mobilisations sociales inédites ont posé de nouveaux problèmes de gouvernement (contestation de projets d'aménagement du territoire - TGV, sites nucléaires, aéroports, barrages). Cette complexification se traduit par la concrétisation de scènes politiques où les dimensions discutées et les acteurs engagés sont nombreux et souvent inattendus. Une série de procédures de concertation a alors été introduite pour rendre gouvernables les enjeux les plus controversés. Elles renouvellent les «enquêtes publiques» et tentent d'organiser une participation du public à la décision (concertations locales, conférences de citoyens, différentes formes de Grenelle).

À l'évidence, ces deux dynamiques n'ont pas assuré l'enrichissement de la démocratie représentative qui en était attendu. La concrétisation d'un État moins opaque, plus ouvert aux débats publics et assumant de nouvelles responsabilités n'a pas suffi à enrayer la défiance envers les autorités publiques et la dévalorisation du politique. Des philosophes de l'écologie politique tels B. Latour (1991) [1] et D. Bourg (2011) [2] proposent d'élargir et de diversifier la représentation politique classique en prenant en compte les intérêts des non-humains (les espèces menacées, la biodiversité) et ceux des entités futures. À côté des Parlements traditionnels, ils proposent de créer des assemblées chargées de la défense des enjeux du long-terme. Mais, comme Pierre Rosanvallon, l'essentiel des propositions actuelles met l'accent sur un renouveau des pratiques de l'exécutif et plus précisément de ses pratiques décisionnelles. La «démocratie gouvernante» qu'il propose est à base de procédures d'explicitation et de vérification associant fortement la société civile. «Dire le vrai», devrait en être la maxime centrale. C'est ainsi la responsabilité des choix politiques (des plus humbles aux plus régaliens) qui est au centre des préoccupations. Des débats largement ouverts devraient porter sur l'identification des composantes des enjeux, sur la diversité des scénarios possibles, sur les critères de décision à retenir et sur l'évaluation continue des mesures adoptées. Reste à définir de façon opérationnelle ces instances de concertation et surtout à parvenir à les faire investir par les non-professionnels de la politique ou de la gestion publique.  

Remarquons en conclusion que l'évolution de la fonction politique et sa professionnalisation ne sont plus au centre des préoccupations. Tout se passe comme si rien n'était à attendre des représentants classiques (élus et partis) perçus comme une caste oligarchique coupée des citoyens ordinaires. Comme si la délégation politique classique était passée en pertes et profits. Les limitations dans le cumul des mandats, le contrôle croissant des financements de la vie politique, des patrimoines et des liens d'intérêt, mesures adoptées depuis vingt ans, n'ont pas rétabli la confiance et ne sont pas portées au crédit des gouvernants. Il est vrai que les responsables publics ont chaque fois montré de telles réticences sur ces sujets que ces réformes portées exclusivement par des crises à répétition ont été adoptées dans l'urgence et dos au mur. Leurs gains démocratiques semblent invisibles. 

Pierre Lascoumes, Le Huffington Post/Festival Mode d'emploi, Novembre 2015

Cet article a également été publié dans Le Huffington Post.


Notes (SES-ENS) :

[1] Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique, La Découverte, 1991 (réédition 2006). Voir également : B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, "Armillaire", 1999.

[2] Dominique Bourg (dir.), Pour une 6e République écologique, Odile Jacob, 2011.

 

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