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Les contributions d'Emmanuel Saez (2) : les développements de la théorie de la fiscalité optimale

Publié le 19/01/2010
Auteur(s) - Autrice(s) : Emmanuel Saez
Anne Châteauneuf-Malclès
Seconde partie des contributions d'Emmanuel Saez en économie fiscale et des revenus. Cette autre contribution majeure concerne la reformulation de la théorie de la fiscalité optimale en économie publique normative. L'économiste a cherché à dépasser les limites des modèles théoriques de fiscalité optimale dont la portée pratique était très limitée, afin de définir le système fiscal qui pourrait être à la fois juste et efficace.

L'autre contribution majeure d'Emmanuel Saez concerne la reformulation de la théorie de la fiscalité optimale en économie publique normative.

La théorie de la fiscalité optimale

La théorie moderne de la fiscalité optimale repose sur les travaux fondateurs du prix Nobel James A. Mirrlees (1971) [1] qui a le premier proposé une modélisation de l'impôt optimal. La fiscalité modifie la répartition primaire des revenus par le biais des prélèvements obligatoires et des transferts. Cet objectif redistributif est admis dans l'ensemble des économies modernes depuis le XXe siècle. Mais des effets microéconomiques de substitution s'ajoutent à cet effet macroéconomique : la taxation des revenus du travail ou du capital peut induire des distorsions dans les choix individuels des contribuables, qui diminuent les recettes fiscales. En d'autres termes, les agents économiques réagissent aux hausses ou aux baisses d'impôts, aux transferts, ou encore à l'introduction d'un «impôt négatif», en modifiant leurs décisions de production ou d'épargne, leur offre de travail, voire leurs sources de revenus (problème des «trappes à inactivité» ou de l'évasion fiscale par exemple, effet Laffer...). L'imposition optimale est alors un système de prélèvements obligatoires qui maximise les recettes fiscales, tout en minimisant les désincitations à l'effort chez les contribuables. Le problème posé est donc celui du choix des barèmes et de la forme d'imposition des revenus qui maximisent le bien-être collectif. Ce choix résulte, comme l'a montré Mirrlees, d'un arbitrage entre redistribution et efficacité économique, dès lors qu'on cherche à limiter les coûts d'efficience de l'imposition (effets négatifs sur l'activité économique) tout en poursuivant un objectif d'équité donné, fonction des préférences collectives [2]. Le principal résultat de la théorie de Mirrlees et de ses développements est que le taux marginal d'imposition - le taux de prélèvement sur le dernier euro gagné - qui optimise le bien-être social est un taux régulièrement décroissant avec les revenus et qui tend vers zéro pour les plus hauts revenus («zero top rate»). Ce résultat a constitué une remise en cause de la progressivité de l'impôt.

Mieux relier analyse théorique et empirique

E. Saez a cherché à dépasser les limites des modèles théoriques de fiscalité optimale : la dérivation du taux d'imposition optimal posait problème ; les hypothèses n'étaient pas réalistes (les modèles habituels supposaient que tous les individus avaient les mêmes fonctions d'utilité) ; les paramètres n'étaient pas mesurables empiriquement. Finalement, cette théorie avait une portée pratique très limitée [3]. L'impôt optimal restait une préoccupation des théoriciens et était ignoré dans les discussions sur les réformes fiscales. En s'appuyant sur l'importante littérature anglo-saxonne sur les effets empiriques des programmes publics d'imposition et de transferts, Saez a développé l'utilisation des élasticités pour dériver les réponses comportementales et modéliser l'impôt optimal. Il a notamment introduit le concept d'élasticité de l'offre de travail relativement au taux d'imposition marginal ou à la distribution d'allocations. Cette méthode alternative lui a permis de prendre en compte des préférences individuelles hétérogènes dans les modèles (les élasticités des contribuables ne sont pas forcément identiques) et de construire des modèles s'appuyant sur des paramètres pouvant être estimés empiriquement (mesure empirique des élasticités). Il a été alors possible de faire des simulations pour tester les effets de programmes d'imposition et de transferts, et donc de disposer d'un outil pour évaluer les politiques fiscales et faire des recommandations en matière de réforme fiscale.

Les recherches d'E. Saez ont ainsi l'ambition de mieux relier les travaux théoriques en fiscalité optimale aux études empiriques des effets des impôts et des transferts, c'est-à-dire analyse normative et analyse positive. Selon Saez, «intégrer les aspects académiques et les aspects pratiques est nécessaire et très important pour faire de la recherche un outil efficace d'aide à la décision publique». Le recours aux apports de la «behavioral economics» a permis d'intégrer les aspects pratiques des politiques d'imposition et de redistribution dans son travail académique, à savoir les réponses des agents économiques aux changements d'impôt et aux transferts, sachant que leurs comportements ne sont pas toujours conformes à la rationalité économique traditionnelle (information imparfaite, myopie...).

Déterminer le système fiscal optimal

Le travail d'E. Saez part d'un postulat et d'un constat empirique :

• Postulat : la fiscalité étant un instrument au service de la justice sociale, la redistribution des plus riches vers les plus pauvres est socialement souhaitable (principe d'équité verticale selon lequel le taux de prélèvement s'accroît avec le niveau de revenu). La pauvreté, présente dans les pays développés, est un résultat négatif du marché que les gouvernements doivent corriger par la redistribution ;

• Constat empirique : la part des hauts revenus dans le revenu total a augmenté depuis les années 1980, notamment aux États-Unis (cf. 1.), d'où l'existence d'une forte réserve fiscale potentielle dans cette tranche de revenus.

Dès lors, revenir vers un système d'impôt plus progressif, en particulier aux États-Unis, qui taxe davantage les plus riches, est souhaitable du point de vue de la justice sociale puisque le prélèvement opéré sur les agents économiques doit être proportionnel à leurs capacités contributives. Néanmoins, le système d'imposition doit également être efficace économiquement et en particulier ne pas décourager l'initiative et le travail. Les décisions individuelles en réponse aux prélèvements affectent les revenus, donc les recettes fiscales. De même, la redistribution vers les plus pauvres peut réduire les incitations au travail. Le problème principal de la théorie de la fiscalité optimale est alors de déterminer d'une part, le taux marginal d'imposition supérieur optimal, i.e. l'impôt qui maximise les recettes fiscales dans la tranche supérieure et, d'autre part, le profil optimal des transferts vers les bas revenus (une redistribution efficace vers le bas, tout en limitant les effets désincitatifs).

Pour déterminer quel système fiscal est à la fois juste et efficace, Saez s'est efforcé de prendre en compte et de mesurer empiriquement la réaction des agents économiques aux transferts et aux taxes, en haut et en bas de la distribution des revenus, en particulier :

• La réponse du «top» de la distribution des revenus - les plus riches - en mesurant empiriquement l'élasticité des hauts revenus à un changement de taux d'imposition dans la tranche supérieure, sachant que les hauts revenus sont relativement élastiques aux taux marginaux d'imposition. Cette élasticité dépend des effets économiques réels, des possibilités d'optimisation fiscale permises par le système fiscal (les niches fiscales par exemple) et d'optimisation salariale des détenteurs de hauts salaires.

• La réponse des travailleurs pauvres, des moins riches, à des transferts vers les bas revenus, à savoir les variations dans l'offre de travail consécutives au versement d'allocations. Les transferts prennent deux formes : premièrement, les transferts traditionnels qui sont les plus redistributifs, deuxièmement, les crédits d'impôts remboursables du type «prime pour l'emploi» ou EITC aux États-Unis, qui incitent à reprendre une activité professionnelle. Saez distingue les «effets participatifs» ou «extensifs» des transferts, c'est-à-dire les effets sur le taux d'emploi (entrer ou non sur marché du travail), des «effets intensifs» des transferts qui concernent la variation du nombre d'heures travaillées pour ceux qui participent déjà au marché du travail (par exemple passage du temps complet au temps partiel).

Les principaux résultats de Saez en politique fiscale : imposition optimale des hauts revenus et profil optimal des transferts vers les bas revenus

Les travaux de Saez aboutissent à un certain nombre de recommandations en matière de politique fiscale :

• D'abord, le taux d'imposition supérieur du revenu peut être élevé (pour maximiser les recettes fiscales), même si l'élasticité des hauts revenus est relativement forte, à condition que l'on minimise les possibilités d'optimisation fiscale, c'est-à-dire les niches fiscales, la fraude et l'évasion fiscale, qui permettent à certains revenus d'échapper à l'impôt. L'impôt le plus «juste» est un impôt neutre, sur l'ensemble des revenus.

« Une politique fiscale juste est une politique qui redistribue des hauts revenus vers les bas revenus sans compromettre l'activité économique et d'une façon qui soit la plus transparente et la plus simple possible. En particulier, dans le cas des très hauts revenus, la politique fiscale juste doit tenter de maximiser les recettes fiscales que l'on peut obtenir des très hauts revenus, ce qui veut dire des taux d'imposition dans le haut de la distribution pouvant dépasser nettement 50 %. » (Emmanuel Saez, Le Monde, 10/12/09)

• En ce qui concerne la redistribution vers les bas revenus, il montre que les coûts de la redistribution (la désincitation au travail) ne sont pas forcément supérieurs aux bénéfices (l'amélioration du niveau de vie des plus pauvres). Mais la redistribution est optimale lorsque l'on privilégie les transferts du type «prime pour l'emploi», qui incitent à prendre un travail. En effet, les observations empiriques montrent que les réponses en termes d'élasticité sont plus fortes pour les plus bas revenus, donc que l'effet participatif est plus fort que l'effet intensif. Néanmoins, en situation de fort chômage involontaire, les effets participatifs des transferts disparaissent et il est possible de redistribuer vers les plus pauvres sans perte d'efficience. Cette «redistribution de crise» doit cependant rester temporaire pour ne pas réduire l'emploi de manière permanente.

• Les recherches d'E. Saez ont également permis de définir la politique optimale relativement au salaire minimal, au traitement fiscal des familles, à l'imposition des dividendes...

Concernant les perspectives de réforme fiscale en France, ses travaux (menés avec Thomas Piketty et Camille Landais [4]) le conduisent à proposer de remplacer les différents impôts actuels par un système fiscal intégré à trois composantes :

1. Un impôt progressif sur le revenu, individualisé, sans déduction pour famille et enfants, avec une base élargie à l'ensemble des revenus, notamment aux revenus du capital pour éliminer tous les effets «niches fiscales» et la porosité entre les revenus du travail et du capital.

2. Une allocation universelle par enfant indépendante du revenu et de la situation familiale.

3. Des allocations sous condition de ressources pour redistribuer vers les ménages à faibles revenus, en remplacement du RSA et des allocations logement.


Notes :

[1] James A. Mirrlees, "An exploration in the Theory of Optimal Income Taxation", Review of Economic Studies, vol.38, 1971, p.175-208.

[2] Les critères d'équité et d'efficacité économique sont les plus couramment admis en économie publique standard, auxquels s'ajoute dans certains modèles le critère de minimisation des coûts d'administration (J.M. Monnier, Les prélèvements obligatoires, Economica, 1998).

[3] Saez estime que le résultat essentiel de la théorie fiscale de Mirrlees a peu d'intérêt pratique. On peut aussi évoquer la célèbre «courbe de Laffer», qui établit à la fin des années 1970 qu'au-delà d'un certain taux d'imposition le rendement de l'impôt diminue du fait de la désincitation au travail (J. Wanninski, «Taxes, revenues, and the "Laffer curve"», The Public Interest, hiver 1978). Ce résultat ne repose pas sur des études empiriques précises et les estimations du maxima de la courbe - le taux d'imposition qui maximise les recettes fiscales - restent très controversées.

[4] Camille Landais, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour la France du 21ème siècle, Seuil/République des idées, 2011 (voir notre présentation).


Naviguer dans le dossier :

1. L'analyse de la concentration des richesses et de l'évolution des revenus à long terme aux États-Unis

2. Les développements de la théorie de la fiscalité optimale (vous êtes ici)

Conférence d'Emmanuel Saez : Fiscalité et politique redistributive

Références et ressources en ligne pour compléter la conférence d'E. Saez