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Un invité sur SES-ENS : quelques questions à Nicolas Duvoux sur "l'autonomie des assistés"

Publié le 28/03/2010
Auteur(s) - Autrice(s) : Nicolas Duvoux
Anne Châteauneuf-Malclès
Entretien avec le sociologue Nicolas Duvoux, spécialiste des inégalités, de la pauvreté et de la précarité, autour de son ouvrage "L'autonomie des assistés" publié en 2009. Cette publication est le résultat d'une enquête qu'il a menée pour sa thèse auprès d'allocataires du RMI dans les années 2000, afin d'étudier le rapport des populations précaires à la norme d'autonomie, dans un contexte d'individualisation croissante des politiques sociales. Lors de cet entretien, il évoque ses références théoriques, ses choix méthodologiques et les principaux résultats de son travail de recherche.

Nicolas Duvoux est maître de conférences en sociologie à l'Université Paris Descartes et chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa, Paris 8, CNRS). Il est également rédacteur en chef du site La vie des idées, membre du comité de rédaction de Lien social et politiques et de la revue Sociologie. Ses recherches portent principalement sur la pauvreté et les inégalités, les politiques publiques et les transformations de la protection sociale.

couverture du livre "L'autonomie des assistés"Nicolas Duvoux a publié en 2009 L'autonomie des assistés. Sociologie des politiques d'insertion (Puf, "Le lien social"). Cette publication est le résultat d'une enquête qu'il a menée auprès d'allocataires du RMI dans les années 2000, afin d'étudier le rapport des populations précaires et vulnérables à l'institution et à la norme d'autonomie [1]. Il a également coécrit, avec Serge Paugam, La régulation des pauvres (PUF, "Quadrige", 2008) et codirigé, avec Isabelle Astier, La société biographique : une injonction à vivre dignement (L'Harmattan, "Logiques sociales", 2006). Le 11 mars 2010, Nicolas Duvoux était invité par la section sociologie de l'ENS de Lyon pour une conférence dans le cadre du cycle "Au fil du travail des sciences sociales" (voir la vidéo de cette conférence sur notre site). À cette occasion, il a accepté de répondre à nos questions et nous l'en remercions.

Vous avez mené une enquête sur l'insertion auprès d'allocataires du RMI en Ile de France entre 2005 et 2007 dans le cadre de votre thèse de doctorat en sociologie. L'ouvrage dont est issu cette recherche, L'autonomie des assistés, associe dans son titre deux notions habituellement opposées : la notion d'«assisté», qui renvoie à l'aide publique et à l'idée de dépendance, et la notion d'«autonomie», qui évoque au contraire la responsabilité individuelle et le pouvoir d'agir et de se prendre en charge. Pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe et, plus largement, l'objet de votre recherche ?

Le paradoxe n'est en fait qu'apparent. Il tient à ce que nous considérons implicitement ou explicitement les assistés comme nécessairement passifs alors que ces individus déploient en réalité une très grande activité pour vivre ou survivre dans de nombreux cas. Associer la catégorie d'autonomie à celle d'assistés permettait d'interroger une représentation du sens commun très quotidienne et pourtant très récente.

En effet, cette croyance dans la passivité des assistés est relativement récente dans l'histoire sociale française. La France connaît depuis trois décennies un taux de chômage important. La réaction initiale à cette situation de précarisation d'une partie de la population, ce que l'on a appelé la «nouvelle pauvreté» dans les années 1980, a été un sursaut national. En se référant à l'héritage de 1789, la création du RMI a incarné la dette dont la nation est redevable envers les citoyens les plus modestes. Cette dynamique compassionnelle s'est poursuivie tout au long des années 1990 avec l'insistance sur le thème de la fracture sociale par exemple. Le pilier de l'assistance s'est consolidé pour compenser les difficultés croissantes de l'État-providence à couvrir la population.

Cependant, en même temps que cette consolidation d'un pilier de l'assistance s'opérait, les salariés occupant les positions inférieures sur le marché du travail ont vu leur situation se dégrader de manière très importante. La rencontre entre ces deux dynamiques a donné une grande force à l'idée que les assistés auraient intérêt à rester dans l'assistance plutôt qu'à entrer ou retourner sur le marché du travail à cause du faible gain qu'ils pouvaient en retirer. C'est dans ce contexte que les politiques publiques se sont réorientées vers une lutte contre les trappes à inactivité (même si les travaux sociologiques mettent en doute l'existence de telles trappes). Nous sommes passés à une représentation plus suspicieuse des pauvres, alimentée par une dénonciation politique de l'assistanat. Ce qui est frappant, c'est que ce sont les travailleurs les plus modestes qui sont les plus enclins à critiquer l'assistance dont ils sont pourtant objectivement les plus proches.

C'est dans ce contexte de transformation profonde des politiques sociales, allant dans le sens de leur «activation» qu'il m'a semblé important d'essayer de mesurer et de comprendre l'impact de la norme institutionnelle d'autonomie sur les populations vulnérables. Le travail que j'ai mené et qui est restitué dans l'autonomie des assistés a donc consisté à étudier les relations des allocataires du RMI avec la norme d'autonomie, à partir de l'exemple du contrat d'insertion. Il s'agissait d'étudier la manière dont les assistés s'approprient ou au contraire refusent cette norme, ainsi que la façon dont ils conquièrent des marges d'autonomie, y compris par rapport aux politiques.

Vous soulignez la montée de la norme d'autonomie dans les sociétés modernes et la plus grande individualisation des politiques sociales depuis la crise de la «société salariale» (Robert Castel). Quelle en a été la traduction dans les dispositifs d'assistance et de protection sociale, en particulier dans le contrat d'insertion du RMI devenu depuis peu RSA ?

L'adoption de la loi portant création d'un Revenu minimum d'insertion (RMI) a offert sa pleine légitimité à l'utilisation de la notion de contrat comme instrument du travail social en France. La réciprocité instituée par le contrat visait à créer l'égalité par la participation. Il s'agissait donc de reconnaître dans l'assisté un citoyen à part entière et de sortir de la logique traditionnelle et fortement paternaliste de l'assistance. C'est pourquoi on a considéré que la collectivité se devait d'offrir aux populations concernées des activités et des actions d'insertion, tout en rappelant la nécessité de l'engagement des bénéficiaires dans les projets définis avec eux. Les allocataires sont alors considérés comme des citoyens responsables. Cependant, le contrat d'insertion n'est pas un vrai contrat, puisqu'il ne résulte pas de la rencontre de volontés libres. Il a une vocation d'abord pédagogique et engage surtout la société envers elle-même. La restauration de la dignité de la personne était l'objectif premier du contrat. Grâce à celui-ci, l'allocataire du RMI devait être reconnu dans sa responsabilité d'acteur, non assisté.

Or cette volonté de promotion de la citoyenneté des allocataires n'est pas dénuée de toute ambiguïté. Cette mise en responsabilité des individus s'est en effet progressivement retournée en instance de moralisation du traitement de la question sociale. Ce risque s'est trouvé renforcé parce que, dans un contexte de forte progression des effectifs du RMI et d'absence de mise en place d'une offre d'insertion susceptible de prendre en charge l'ensemble des publics concernés, la charge de la responsabilité de leur situation s'est progressivement reportée sur les populations les plus vulnérables. Cette évolution a trouvé une consécration politique avec le Revenu minimum d'activité (RMA) qui a opéré un renversement de la «dette» pour parler comme Isabelle Astier [2] qui n'est plus celle de la société envers les individus en difficulté, mais bien celle de l'individu qui devrait désormais rembourser, par son travail, le revenu que lui verse la société. Après l'échec du RMA, le Revenu de solidarité active (RSA) a poursuivi dans la même direction.

Le contrat était encore au service d'une autre logique : celle d'une singularisation de l'action publique destinée à adapter celle-ci à une crise des solidarités traditionnelles. Si l'instauration du revenu minimum témoignait de la crise du système assurantiel de protection sociale, de manière parallèle, la contractualisation illustre, tout en l'accentuant, le déclin des solidarités collectives au profit d'une solidarité renouvelée autour de l'individu et de sa participation à la société civile. L'individualisation des droits et obligations prend davantage en compte la situation concrète et les capacités propres du bénéficiaire. Elle sanctionne la crise des solidarités collectives en même temps qu'elle prend en considération des potentialités personnelles. La décentralisation illustre les mêmes dynamiques. Elle ouvre la voie aux contraintes mais aussi aux chances qui sont liées aux capacités inégales des collectivités à mobiliser les acteurs locaux sur cette ambition. Le contrat sanctionne le déclin de la logique statutaire homogénéisante dans la mise en oeuvre des droits sociaux au profit d'une logique contractuelle qui met plus l'accent sur la singularité individuelle.

Votre démarche sociologique est assez éclectique. Vous mobilisez des méthodes d'analyse et des concepts issus de différents courants de la sociologie. Par exemple, vous faites des emprunts à la sociologie traditionnelle (E. Durkheim, M. Weber, G. Simmel) à côté de références à des travaux plus récents comme ceux de Serge Paugam sur la disqualification sociale ou ceux de Vincent Dubois sur les relations de guichet. Vous vous appuyez clairement sur la méthode de la sociologie interactionniste (Goffman, Becker, le concept de carrière...). Votre objet d'étude a-t-il nécessité un regard sociologique particulier qui mêle ces différents emprunts théoriques ? Quel a été plus précisément l'apport de l'interactionnisme dans votre travail ?

L'enjeu était de faire travailler ensemble la sociologie interactionniste et l'attention qu'elle permet aux modes très localisés de définition de la situation, d'une part, et la sociologie des déterminations que, par commodité, l'on rattache à la sociologie de Pierre Bourdieu, d'autre part, alors que l'on a souvent tendance à opposer ces deux façons d'appréhender le monde social. En effet, d'un point de vue sociologique, l'assistance a ce très grand intérêt d'introduire du jeu dans la reproduction d'un certain nombre de caractéristiques sociales détenues par les individus. Elle ne les annule pas mais les contraint à se redéployer sous des modalités parfois inattendues. Elle perturbe la reproduction de l'ordre, c'est-à-dire l'ensemble des productions symboliques et matérielles qui donnent le sentiment de la naturalité à l'ordre social, des différences et des inégalités. Pour prendre un exemple, ce n'est pas parce que vous êtes bien dotés en capitaux culturels et économiques que vous vivrez mieux l'interaction avec un travailleur social qu'une personne qui est dépourvue de ces capitaux. De manière symétrique, pour le travailleur social, l'interaction n'est pas nécessairement plus facile avec un individu ayant un tel profil social car l'offre dont il dispose pour lui venir en aide (stages de remobilisation, alphabétisation) n'est alors tout simplement pas pertinente. Penser la relation d'assistance oblige - c'est-à-dire permet - de faire travailler ensemble ces deux modes d'approche du monde social que l'on oppose en général.

L'interactionnisme a évidemment d'autres intérêts. De nombreux auteurs, parmi lesquels Serge Paugam, ont montré que ce cadre d'analyse était très utile pour faire apparaître le jeu des acteurs, les simulations et dissimulations qui permettent de maintenir un consensus sur la définition de la situation dans le temps, ce qui très important dans le cadre de l'insertion puisque celle-ci a pour vocation d'organiser des transitions alors qu'en réalité, les personnes sont souvent prises en charge dans la durée. Mais au-delà de cet aspect, être attentif aux interactions permettait d'étudier une particularité de l'assistance en France qui est de reporter sur les acteurs locaux la tâche d'élaborer un compromis entre ce qui relève de la responsabilité individuelle et ce qui tient de la responsabilité de la collectivité. De ce fait, l'interaction d'assistance fait apparaître des formes indigènes de reconstruction de l'ordre symbolique de la société, de ses inégalités, des discriminations qu'elle fait subir à certaines populations. L'ordre social se produit et se reproduit, au sens symbolique et matériel, au travers d'interactions entre travailleurs sociaux et assistés. L'observation des interactions d'assistance a donc des enjeux politiques fondamentaux et c'est pour cela qu'elle m'a semblé aussi intéressante.

Pour évaluer la portée de la norme d'autonomie dans les contrats d'insertion, vous avez fait le choix de partir de l'expérience vécue par les allocataires du RMI, et non de celle des professionnels comme les travailleurs sociaux. Quelles sont les raisons de ce choix ? En quoi a consisté exactement votre travail de terrain, sa partie strictement ethnographique ?

Cela tient tout d'abord à un certain état de la division scientifique du travail. De nombreux travaux avaient restitué, et souvent de manière très pertinente, le point de vue des agents. Il me semblait important de chercher à recueillir la parole de ceux qui étaient de l'autre côté du guichet. Cependant, même si je n'en ai pas réellement tenu compte parce par la suite lors de l'analyse des entretiens, parce que je voulais homogénéiser le matériau recueilli, j'ai passé de nombreuses semaines auprès de travailleurs sociaux, à les accompagner dans leurs services et à me familiariser avec leur environnement de travail quotidien. L'enquête n'a été rendue possible que grâce au soutien que j'ai trouvé dans les équipes de travailleurs sociaux auprès desquelles elle a été réalisée. Mais, autant il était indispensable de m'appuyer sur la connaissance que les travailleurs sociaux ont des publics pour éviter de surreprésenter ou au contraire de rendre invisible telle ou telle situation, autant cette même connaissance aurait pu constituer un obstacle épistémologique. Tout simplement parce que la connaissance que les travailleurs sociaux ont des publics est liée à leur position dans l'interaction, à leurs exigences professionnelles. Il a donc fallu que je m'imprègne de leurs représentations puis que je m'en défasse pour envisager les assistés à partir de la question plus générale de leur appropriation de la norme d'autonomie véhiculée dans et par le contrat d'insertion.

Pour mener cette enquête, j'ai privilégié des contextes urbains, tous situés dans la métropole parisienne parce que ces contextes urbains donnent une plus grande importance et une plus grande portée à la norme d'autonomie. Pour parler comme Maurice Halbwachs, ils nous permettent d'approcher «le foyer central des normes de la société» et, en matière de pauvreté, d'appréhender l'expérience vécue que Serge Paugam rattache à la «pauvreté disqualifiante» [3]. Le choix des départements a été opéré pour faire apparaître la diversité politique dans la conduite de l'insertion (un département était à droite et un autre à gauche) et pour faire apparaître l'hétérogénéité des publics et des situations (un département était très aisé et l'autre très pauvre).

Cependant, j'ai été attentif à effectuer une partie de l'enquête dans une zone semi-rurale. Cela a été très important pour analyser les autres entretiens. En effet, les zones rurales imposent des limites objectives à l'idée que le sort des personnes dépend de leur bonne ou mauvaise volonté. Les difficultés de transport ou d'absence de tissu économique sont des réalités incontournables. En ayant ces éléments à l'esprit lorsque j'analysais les entretiens effectués dans des contextes urbains, j'ai pu comprendre que l'enjeu était alors pour les assistés de produire des «équivalents fonctionnels» de ces limites objectives. Si je désigne le quartier d'habitat populaire dans lequel j'habite comme un «ghetto» malgré le fait qu'il soit physiquement relié au reste de la société, j'objective une distance sociale (dont les discriminations à l'embauche sont une des manifestations concrètes) qui me sépare réellement d'un certain nombre d'opportunités auxquels je pourrai théoriquement avoir accès.

La réalisation de cette enquête vous a permis de construire une typologie de la relation des RMIstes à la norme institutionnelle d'autonomie présente dans le contrat d'insertion. Vous distinguez trois types d'attitude, trois manières de répondre à l'injonction à l'autonomie : «l'autonomie intériorisée», «l'autonomie contrariée», «le refus de la dépendance». En quoi consistent ces différents modes d'appropriation et de gestion de la norme d'autonomie ? Quel rapport à l'institution supposent-ils ? Quels sont les profils sociodémographiques des allocataires dans ces différentes catégories ?

Cette typologie fait apparaître trois types de relation aux institutions qui sont presque des invariants anthropologiques : l'adhésion, la négociation, la rupture. Cependant, les modalités dans lesquelles se déploient ces différentes relations à l'insertion se différencient très nettement au regard des dimensions que l'on peut analytiquement distinguer dans l'insertion (à savoir une relation abstraite qui renvoie à la citoyenneté d'une part et une relation interpersonnelle de confiance entre l'allocataire et le travailleur social d'autre part). Il y a d'une part l'autonomie intériorisée qui rassemble des individus relativement jeunes et bien dotés en capitaux sociaux et notamment culturels. Ces individus jeunes et diplômés valorisent la dimension abstraite du contrat pour mieux se différencier des autres allocataires et du statut social qu'ils considèrent comme dégradant. Surtout, grâce à leur maîtrise du langage de type juridique, ils parviennent à s'approprier le discours institutionnel pour éviter de se voir imposer une reprise d'emploi qui ne correspondrait pas à leurs attentes et qu'ils considéreraient comme un insupportable déclassement. Ils font donc converger l'autonomie comme norme institutionnelle et leur propre autonomie.

L'autonomie contrariée consiste également en un rapport d'adhésion mais un rapport d'adhésion rendu problématique par l'installation des individus dans un dispositif qui n'est pas prévu pour les accueillir dans la longue durée. Que ce soit par des effets de carrière ou parce que les individus ne disposent pas des capitaux culturels ou relationnels pour faire jouer le discours institutionnel dans le sens de leur intérêt, ils valorisent beaucoup plus la dimension de relation intersubjective avec le travailleur social. Au-delà du soutien de type affectif qu'ils peuvent trouver dans cette relation, c'est la reconnaissance du caractère sociale de difficultés qu'ils vivent pour l'essentiel sur le mode de l'échec personnel qui explique cette valorisation. Cette adhésion aux personnes qui mettent en oeuvre l'insertion plus qu'à ses énoncés à proprement parler est cependant ambivalente. Sur le fond d'une intériorisation extrêmement profonde de l'image négative associée à l'assistance, les individus cherchent à opérer un détournement du stigmate sur le plus proche dont l'altérité est alors essentialisée.

Enfin, des allocataires se trouvent dans un rapport que j'ai nommé de refus de la dépendance où ils critiquent l'assistance tout en devant y recourir. Ces individus ont des trajectoires sociales beaucoup plus heurtées et ont connu des épisodes de ruptures beaucoup plus profonds. Parfois, des traumatismes vécus dans l'enfance sont réactivés dans l'assistance. Ces individus sont dans des situations très difficiles qui leur font considérer les normes institutionnelles de l'autonomie comme étant décalées, inaccessibles et d'une certaine manière injustes puisque la société ne leur permet pas de prétendre effectivement à l'autonomie qu'elle leur demande de mettre en oeuvre.

Comme toute typologie, celle-ci a le défaut de réifier ou de rigidifier des situations qui sont en fait beaucoup plus évolutives et diversifiées. Elle a cependant l'intérêt de permettre de comprendre un certain nombre de ruptures biographiques, de bifurcations des individus dans l'assistance. Il apparaît ainsi que certains des allocataires qui sont dans une relation de refus de la dépendance ont des profils sociaux très proches des individus de l'autonomie intériorisée. Un début d'explication peut apparaître si l'on prend en compte le fait que les individus relativement diplômés qui tiennent un discours d'affranchissement des contraintes sociales ou revendiquent leur statut d'assisté ou de parasite de la société sont - aussi - des déçus du travail. Ils sont proches des allocataires de l'autonomie intériorisée mais, ayant fait l'expérience de la difficulté de se placer de manière conforme à leurs attentes sur le marché du travail, reviennent ou arrivent dans l'assistance en s'armant d'une forme de rationalisation qui les préserve en partie du jeu que les autres continuent à jouer.

Quels vont être les effets du remplacement du RMI par le RSA sur ces différentes populations assistées ? Le clivage à l'intérieur des catégories défavorisées va-t-il être atténué ou risque-t-il au contraire d'être renforcé ?

Il est sans doute trop tôt pour se prononcer. Des études portant sur des politiques d'activation menées dans d'autres pays montrent une tendance à l'intensification de la pauvreté. Cela signifie que les destins des différentes catégories de pauvres sont de plus en plus différenciés. Comme l'aide est ciblée sur les assistés qui peuvent obtenir un complément de revenu sur le marché du travail, la situation des moins mal lotis d'entre les pauvres s'améliore et donc, relativement, la situation des pauvres d'entre les pauvres se dégrade.

Sur le plan politique, l'effet du RSA par rapport aux tensions entre catégories défavorisées est sans doute ambivalent. D'un côté, en donnant aux travailleurs pauvres un complément de revenu, le RSA va sans doute contribuer à déminer la question de l'assistanat. Mais d'un autre côté, comme le discours qui a servi à justifier l'adoption de cette réforme a insisté sur l'idée que les allocataires étaient désincités, on peut craindre qu'elle n'ait finalement renforcé un certain nombre de stéréotypes.

Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.

Egalement en ligne : la conférence de Nicolas Duvoux à l'ENS de Lyon le 11 mars 2010.


Notes

[1] Cet ouvrage est issu de sa thèse de doctorat en sociologie à l'EHESS, sous la direction de Serge Paugam : L'injonction à l'autonomie. L'expérience vécue des politiques d'insertion (2008).

Sur cette question, Nicolas Duvoux a également écrit :

- "Les assistés peuvent-ils être autonomes ? Sociologie compréhensive des politiques d'insertion", Lien social et politiques, n°61, "Pauvreté-précarité : quelles politiques sociales ?", 2009.

- "Etre allocataire du RMI", avec Serge Paugam, in C. Giraud, O. Martin, F. de Singly, Pratiquer la sociologie, A. Colin, 2010 [à paraître].

- "Le travail vu par les assistés. Éléments pour une sociologie des politiques d'insertion", Sociologie du travail, Elsevier Masson, n°3, 2010.

[2] Isabelle Astier, Les nouvelles règles du social, Puf, "Le lien social", 2007.

[3] Serge Paugam, Les formes élémentaires de la pauvreté, Puf, "Le lien social", 2005.