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Théories sociologiques et transformations des organisations

Publié le 23/01/2006
Auteur(s) - Autrice(s) : Philippe Bernoux
Cet article du sociologue Philippe Bernoux (CNRS, Université Lumière Lyon 2) tente de montrer les liens entre l'histoire des théories et celle des évolutions à partir des quatre principaux courants explicatifs des organisations : la bureaucratie, l'analyse stratégique, la théorie des conventions et celle de la traduction.

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Le lien entre transformations des sociétés - ici des organisations, entreprises ou organisations au sens large, système éducatif ou système de santé - et théories explicatives est toujours complexe. Lequel des deux influe l'autre ? L'évolution des sociétés impose-t-elle un type d'explication (la technologie ou l'économie mène le monde et les théories n'y font rien), les sociétés connaissent-elles une évolution technique indépendante de toute explication théorique, ou bien y a-t-il une interaction entre évolution et théories, ou encore seraient-ce les idées qui mènent le monde ? On peut prendre des exemples historiques. La Révolution Française est un événement, donc contingent, de toute évidence lié à des acteurs, eux-mêmes contingents, mais également dépendant du mouvement des idées qui l'a précédé. L'exemple peut paraître facile. On peut le transposer pour notre sujet. La théorie de la bureaucratie a été énoncée par Max Weber au début du XXe siècle, alors que le modèle bureaucratique à la française se développe dans les années qui suivent, même si ce modèle était déjà présent sous le règne de Louis XIV. La formalisation théorique de ce modèle a vraisemblablement eu une influence sur son développement. Plus près de nous, il est admis aujourd'hui que le développement rapide des ordinateurs portables doit beaucoup à l'invention d'une nouvelle division du travail entre responsables et secrétariats.

Malgré ces difficultés, ce lien entre société et théorie est un bon fil conducteur pour appréhender les évolutions des théories. Il oblige à porter l'éclairage sur les logiques internes des théories explicatives, sociologiques pour nous, et sur la manière dont les sociologues ont construit ces théories en liaison avec les évolutions des organisations. C'est la démarche que j'adopterai ci-dessous.

Cette perspective oblige dans un premier temps à éclaircir le lien entre techniques et sociétés, les techniques étant souvent considérées comme des éléments autonomes qui déterminent l'évolution. Sur ce thème, plusieurs thèses s'affrontent. La plus répandue est celle du déterminisme technologique. Elle postule une altérité radicale entre la technique et la société, les objets techniques étant considérés comme autonomes par rapport à la société, l'évolution technique ne subissant pas d'influence du contexte social. La relation est dominante : les objets techniques ont des conséquences sur les sociétés, ils sont déclencheurs des changements sociaux, mais la réciproque n'est pas vraie, la société n'influence pas les techniques qui connaissent un développement autonome. à l'autre extrême, la théorie de la co-construction (théorie de la traduction) tient que la création de nouveaux objets techniques est un processus où le social joue un rôle aussi déterminant que la logique technique, que celle-ci dépend de l'apprentissage social, et que le social joue donc un rôle de premier plan. Il y a co-construction de la technique et du social.

Je vais essayer de montrer les liens entre l'histoire des théories et celle des évolutions à partir des quatre principaux courants explicatifs des organisations, la bureaucratie, l'analyse stratégique, la théorie des conventions et celle de la traduction.

1. Comment c'est construit ? Le modèle bureaucratique

Cherchant à comprendre les raisons du développement du capitalisme en Occident, le sociologue allemand Max Weber (1922) l'attribue essentiellement à une nouvelle forme d'action, l'action rationnelle qui, à ses yeux, s'incarne dans un modèle théorique, la bureaucratie [1]. Il rejette les théories économiques selon lesquelles c'est l'appât du gain qui a permis le développement du capitalisme, car cet appât a toujours existé dans tous les régimes. Weber critique aussi implicitement la thèse marxiste, affirmant que la marchandise "humaine" a toujours produit sa plus value. Non, ce qui est nouveau selon lui, c'est l'action rationnelle, qui a produit une organisation inédite, la bureaucratie. Cette organisation se caractérise par la prévision économique rationnelle, la séparation du ménage de l'entreprise, la comptabilité rationnelle, l'organisation rationnelle du travail. Dans la bureaucratie, l'individu n'est pas propriétaire de sa fonction, la bureaucratie fonctionne selon des règles impersonnelles, il y a refus de toute acception de personnes, elle est structurée comme une hiérarchie. Les postes sont définis, les fonctions spécialisées, les fonctionnaires sont des spécialistes à plein temps qui font carrière dans l'organisation, ce qui assure une continuité.

La bureaucratie weberienne est un modèle théorique, original, et, selon Weber, c'est ce modèle qui a permis le triomphe du capitalisme. L'affirmation prête à sourire aujourd'hui, où la bureaucratie apparaît comme l'anti-capitalisme. à cette bureaucratie - souvent étatique - on oppose le libéralisme, l'entreprise flexible, dégagée des carcans de règles produits par la bureaucratie.

Il faudra cependant attendre une série de critiques, aux Etats-Unis puis en France avec Michel Crozier (Le phénomène bureaucratique, 1963) pour lire des études critiques rigoureuses de la bureaucratie. Les Américains (Merton, Selznick, etc.) et Crozier montrent que la plupart des règles supposées faire bien fonctionner l'organisation la paralysent. L'impersonnalité du fonctionnaire devant appliquer la règle sans acception de personnes retire toute souplesse au système, la multiplication des règles de contrôle empêche toute initiative et joue contre l'innovation, la départementalisation aboutit au repli des groupes sur leurs objectifs au détriment de ceux de l'organisation. Crozier ajoutera les éléments du "cercle vicieux bureaucratique". Les principes égalitaires, hiérarchique et d'impersonnalité des règles affaiblissent la relation de pouvoir et suppriment la souplesse nécessaire pour s'adapter aux mutations. Finalement, la bureaucratie est un système qui empêche toute adaptation. La rationalité bureaucratique aboutit à une paralysie de l'organisation.

Les évolutions de l'organisation des entreprises n'ont pas attendu la critique des sociologues pour évoluer, mais celles-ci ont abouti à décrédibiliser un modèle d'organisation qui était largement répandue et qui avait fait ses preuves. Le Club Jean Moulin utilisera largement les critiques sur la bureaucratie pour promouvoir un changement dans les institutions. Lorsque Alain Peyrefitte est nommé en 1973, ministre des Réformes Administratives, il est acquis au rejet de la bureaucratie, publiant quelques années plus tard Le mal français, ouvrage qui puise une partie de son inspiration dans la critique de la bureaucratie. Ce mouvement d'idées qui a eu un grand retentissement en France plus qu'à l'étranger moins marqué par la culture bureaucratique, a aboutit à une remise en cause de l'efficacité du modèle bureaucratique weberien.

2. Comment ça vit ? L'acteur et le système

Deuxième grand courant de l'analyse des organisations, l'analyse stratégique. Initiée par la critique du mouvement des relations humaines, de la théorie des besoins et de l'approche trop exclusivement psychologique, ses auteurs critiquent ces théories parce qu'elles conçoivent l'individu et le groupe "dans le vide", c'est-à-dire à partir de leurs besoins pris dans l'absolu et indépendamment des stratégies des acteurs et des organisations concrètes où ils les développent. L'analyse stratégique va développer l'idée de l'acteur autonome, en partie indépendant des structures et de la culture, idée dominante à l'époque dans beaucoup de courants aux Etats-Unis, mais liée aux organisations concrètes dans lesquelles les acteurs évoluent. Le fonctionnalisme, c'est-à-dire l'idée que les fonctions remplies dans les organisations par les individus commandent en grande partie leurs comportements, était alors le courant américain dominant.

Crozier et Friedberg (1977) seront les fondateurs du courant de l'analyse stratégique. Je la résume sous la forme de quatre postulats et de quatre concepts opérationnels. Un postulat est une affirmation non démontrable qui tire sa force de la théorie qu'elle permet de bâtir. On va voir qu'il est possible d'opposer son contraire à chaque affirmation d'un postulat, ce qui est vrai mais qui aboutit à rendre l'organisation incompréhensible. Il faut partir des postulats. Les concepts opérationnels servent à la connaissance de l'organisation, ce sont les lieux qu'il faut aller voir pour comprendre le fonctionnement de l'ensemble.

Les quatre postulats sont les suivants : une organisation doit être analysée comme un construit social, pas comme une réponse au marché ou à ses contraintes. Par exemple, l'exigence de qualité est bien une réponse aux clients ou au marché. Mais la considérer dans sa dynamique de construction et de négociation entre acteurs permet de comprendre comment elle s'est implantée et les problèmes posés par son fonctionnement. Elle doit être considérée comme un construit social. Second postulat : les hommes n'acceptent jamais d'être traités comme des moyens au service des buts que les organisateurs (la direction) fixent à l'organisation. Ils ont des buts propres, pensent différemment de la direction sur les objectifs, et ne sont jamais passifs devant ses décisions. Troisième postulat : l'autonomie relative des acteurs. Le constat part de toutes les observations faites en sociologie du travail : même dans le modèle le plus contraignant, tout acteur garde une possibilité de jeu autonome qu'il utilise plus ou moins. Le système taylorien très contraignant en apparence, les gestes de l'ouvrier lui étant dictés après analyse par le service des méthodes, il paraît totalement contraint et l'atelier peut théoriquement fonctionner sans que les ouvriers se parlent. Or toutes les observations ont montré que le système ne marchait que parce que les ouvriers tournaient la règle. L'application stricte du règlement, la grève du zèle, aboutit à paralyser l'atelier. Quatrième postulat : la rationalité limitée. Il s'agit d'un postulat central, s'opposant à l'idée, venue de l'économie, de la rationalité de l'acteur économique qui possède, sur le marché, toute l'information nécessaire pour prendre une décision rationnelle. Or, l'information est toujours incomplète, l'acteur a des stratégies particulières, il ne choisit jamais la solution la plus rationnelle - il n'a pas les moyens de l'appréhender - mais la moins insatisfaisante.

Les concepts opérationnels sont au nombre de quatre. D'abord, l'acteur et ses enjeux. Qu'est-ce qu'un acteur ? C'est individu ou un groupe capable d'action, c'est-à-dire d'agir selon ses propres raisons. Définition qui a l'apparence d'être une évidence, mais qui laisse entendre que l'acteur a une réelle autonomie dans son action et que la composition des acteurs évolue en fonction des actions à entreprendre. Dans une organisation, les acteurs ne cessent de se recomposer à travers des alliances, des changements de positions qui ne sont pas forcément liés aux fonctions qu'ils occupent. Ces acteurs ont des enjeux dans les actions, enjeux qui sont ce qu'ils estiment à avoir à gagner ou à perdre dans une action et l'importance de ce gain ou de cette perte à leurs yeux. C'est un concept qui n'a de pertinence que rapporté à une action spécifique. Dire que l'enjeu d'un acteur est de garder son pouvoir ou de remplir correctement sa fonction n'est pas intéressant. Ce sont des évidences. Mais identifier, dans telle action particulière, les objectifs que les acteurs chercheront à atteindre (choisir tel progiciel plutôt que tel autre) et l'importance qu'ils attachent à atteindre ce résultat, c'est comprendre que les acteurs ont des enjeux pour lesquels ils déploieront des stratégies particulières. Le deuxième concept est celui d'incertitude. L'incertitude est, dans une organisation, le lieu pour lequel les règles du jeu ne sont pas encore fixées (introduction d'une nouvelle machine qui bouleverse les relations de pouvoir réelles). Les acteurs vont lutter pour chercher à maîtriser les zones d'incertitude pertinentes car cette maîtrise confère un très grand pouvoir. L'incertitude consiste aussi pour un acteur à ne montrer les atouts dont il dispose que lorsqu'il estime le moment venu. Comme un bon joueur de cartes, il ne dévoile pas tout de suite ses ressources, pour abattre les bonnes cartes au moment qu'il aura choisi.

Troisième concept, le système d'action concret. Ici, il s'agit de repérer les manières dont les choses se passent réellement. Les circuits formels et informels d'action et de communication, les manières de faire que l'entreprise ou l'organisation ont l'habitude de pratiquer et qui ne sont pas les mêmes d'une organisation à une autre. Par exemple, les demandes d'intervention adressées aux services ou aux entreprises d'entretien. Il est chaque fois particulier. Si l'on veut comprendre le fonctionnement de l'ensemble, il est nécessaire de connaître le système réel et concret de relations car il permet de voir qui entre en relations avec qui, dans quelles circonstances, et comment se nouent ou se défont les alliances. Le système d'action concret permet de dresser une carte des relations dans les organisations. Enfin, le quatrième concept est celui de pouvoir. Ici, Crozier a introduit une double révolution. Il a mis au centre de l'organisation le pouvoir (un construit, ce sont des relations qui, dans la perspective stratégique, sont des relations de pouvoir) et il a défini le pouvoir comme une relation, non un attribut (le chef a du pouvoir sur ses subordonnés, il ne l'a pas en lui-même). Le pouvoir est une relation d'échange, donc réciproque (si le subordonné n'exécute pas l'ordre ou le fait en traînant les pieds, il peut mettre le supérieur dans un grand embarras), bien entendu déséquilibrée (le supérieur a plus de ressources que son subordonné). Le pouvoir de A sur B est la capacité de A de faire en sorte que dans sa relation à B, les termes de l'échange lui soient favorables.

L'analyse stratégique s'est répandue en France dans les années quatre-vingt. Elle a permis de faire passer dans le langage, sinon dans la pratique, les notions d'acteur et de pouvoir, elle a rendu normale l'idée de conflit entre acteurs. Jusque là, ces notions et ces idées apparaissaient comme destructrice de l'unanimisme, traité comme nécessaire, régnant dans les organisations. Il m'est arrivé, après l'exposé de l'analyse stratégique devant un groupe de techniciens et d'agents de maîtrise en formation continue, demandant leur jugement, de me faire dire : "Monsieur, c'est crapuleux". L'interlocuteur voulait dire que cette théorie mettait en cause l'unanimité, le respect de la hiérarchie, montrait les conflits que l'on voulait cacher. Finalement, c'est l'image d'Epinal de l'entreprise unie qui était mise en pièces. L'analyse stratégique a montré que l'on pouvait et devait vivre dans un système qui avait des aspects conflictuels, où il fallait tenter de repérer les relations autres que formelles, les lieux d'incertitude, et qu'une organisation ne se gérait pas sur une façade d'unanimisme. L'image de l'organisation en a été transformée, sans que l'on puisse montrer avec trop de précision les lieux de cette transformation. Les relations dans les entreprises en ont été affectées.

3. Comment ça tient ? La théorie des conventions

Dans le milieu des années quatre-vingt, un autre courant d'approche des organisations est apparu, la théorie des conventions. Le programme de lancement (Boltanski, Thévenot, 1987) part de la question de l'accord, des exigences d'accord que suppose tout ordre social. Une société ne repose pas sur la contrainte, celle du fait social au sens où l'entendait Durkheim, ni sur celle des échanges marchands comme le croyaient les économistes libéraux. La question est la recherche du ou des principes de "ce qui fait tenir". Pour parvenir à la possibilité de vivre ensemble, pour que ses membres ne s'opposent pas en permanence, toute société suppose une contrainte d'accord entre ceux qui en font partie. Les conventionnalistes vont donc chercher à montrer, dans chaque groupe ou dans chaque univers social, la manière dont se bâtissent ces accords.

Pour y parvenir, ils cherchent ce qui fonde l'accord, ce qui coordonne les actions individuelles pour construire une logique collective. D'abord, la forme de généralité qui fonde le raisonnement, généralité sur laquelle il y a accord quasi spontané dans le groupe et qui est reconnu comme allant de soi. Par exemple, dans un laboratoire de recherche, il y a entente pour ne pas remettre en cause le principe de la recherche et du long terme, principe unificateur du groupe. Si un des membres pose, tous les jours, la question très commerciale de ce que le travail va rapporter en fin de journée, cette question détruit l'accord existant sur l'importance des règles de la recherche. La personne qui a posé la question finira par s'interroger sur sa place dans ce laboratoire qui travaille sur le long terme. Il existe un principe supérieur commun, ici l'importance de la recherche et du long terme, qui fonde l'accord entre les membres du laboratoire. Celui qui est "grand", qui répond le mieux à ce principe supérieur, est celui qui répond aux critères reconnus par les membres comme correspondant à ceux de l'accord.

Les conventionnalistes distinguent dans une société comme la nôtre et en acceptant un niveau de généralité très grand, six mondes (leur vocabulaire a fluctué entre cités, natures et mondes, nature avait été choisi car permettant d'identifier ce qui paraît naturel dans un groupe, mais a été écarté au profit de monde). Ces six mondes sont le monde de l'inspiration (la créativité), le monde domestique (la tradition), le renom (vedettariat, opinion), civique (le fait de tous, l'égalité), marchand (marché, équivalence monétaire), industriel (dimension technique, productivité). L'intérêt de cette typologie par mondes n'est pas d'être une typologie mais d'énoncer la manière de construire un monde.

Prenons un exemple. Dans la nature industrielle, le principe supérieur commun est l'efficacité, qui se décline dans les termes de la performance. Le mot central est efficace. Il permet d'anticiper et d'assurer l'avenir, mot clé. Dans ce monde, les êtres ne sont jamais égaux, ils ont des différences de performance qui permet de les juger. On va repérer les mots désignant ce qui est valorisé comme l'état de grand. Ici, performant, efficace, fonctionnel, opérationnel, fiable, réaliste, rationnel, mots qu'on ne retrouve pas ou moins dans les autres natures. Un état de petit ou de déchéance se dit : inefficace, inactif, déqualifié, détérioré, subjectif. Puis vient un répertoire des objets et des dispositifs qui seront les termes d'objectifs, de stratégie, de normes, de résultats, de contrôle, etc. Les relations entre les êtres se traduiront à travers l'usage de ces termes. Chaque nature a son vocabulaire qui permet de repérer son monde.

Le répertoire des objets comporte les termes de : Moyen, Calendrier, Tâche, Ligne directrice, Objectif, Stratégie, Contrainte, Facteur, Hypothèse, Norme, Ensemble, Moyenne. Les relations entre les êtres de la cité industrielle se traduisent par les termes: implanter, améliorer, adapter, standardiser, optimiser, analyser, prévoir, contrôler, exiger, manager.

Pour utiliser la théorie des conventions, il faut recourir à ses principes fondateurs. Rechercher le principe supérieur commun, celui qui unifie le groupe. Puis repérer les mots qui désignent l'état de grand ou l'état de petit, ainsi que les objets que le groupe valorise. Ensuite, si possible trouver une figure harmonieuse (la figure de l'ancêtre fondateur dans le monde domestique ou le buste de Marianne dans le monde civique). Enfin, observer la manière dont se résolvent les conflits.

Il ne s'agit pas d'une théorie du consensus mais d'une analyse et classification des points critiques de la vie sociale et de la manière des les résoudre. La théorie des conventions introduit un principe d'intelligibilité du social à travers l'idée de la construction de l'accord, fondement de toute vie sociale. Complémentaire plus qu'opposée de l'analyse stratégique, elle permet concrètement de comprendre les racines des conflits que l'analyse stratégique met en lumière. Lorsqu'un conflit surgit, il naît le plus souvent de l'opposition de deux mondes, réunis dans une organisation ou une entreprise et qui ne parviennent pas à se comprendre. Le conflit récurrent entre services est éclairé dans la théorie des conventions, car chaque service pense spontanément dans le cadre de son principe supérieur commun qui est différent de celui du service voisin. De nombreuses autres applications ont été proposées par la théorie des conventions, l'entreprise étant vue comme une organisation complexe qui implique des compromis entre plusieurs logiques d'action. Comment se font ces compromis ? Des travaux sur les principes à l'œuvre dans le recrutement de la main d'œuvre, ou sur les prêts bancaires, dans des branches industrielles, dans les établissements scolaires, l'approche des fautes professionnelles, etc [2]. Le problème est alors d'harmoniser ces regards différents. Ce à quoi va s'atteler la théorie de la traduction.

4. Comment innover et se comprendre ? La théorie de la traduction

La théorie de la traduction (Callon, Latour, 1991) s'est constituée à partir d'études sur la constitution de la science, plus précisément sur les conditions de production de la science. La question des auteurs est celle de la construction du discours scientifique. Leurs études empiriques sont consacrées aux innovations dans le domaine des sciences et des techniques. Leur théorie s'appuie sur le concept de réseau. Elle est particulièrement pertinente dans l'explication des comportements des acteurs au moment de l'implantation des innovations et donc dans des situations de changement.

Au point de départ, il s'agit d'une théorie de l'innovation scientifique. Comment se fait une découverte scientifique ? Habituellement, elle est présentée dans le modèle de la diffusion, où des objets techniques achevés et complets n'auraient plus qu'à se trouver des clients. On est dans une vision linéaire qui part du savant, passe à l'ingénieur, aux services de développement, aux services de marketing et finalement à la fabrication. Le client, lui, n'a plus qu'à s'adapter, qu'il soit à l'extérieur de l'entreprise ou même qu'il en fasse partie. Ce modèle oblige à prendre au sérieux la théorie de la communication. Elle est trop souvent réduite à l'idée qu'une "bonne" information doit être reçue si le canal est "bon". Toute la réalité démontre le contraire : le message est reçu, non en fonction de ses qualités intrinsèques mais des stratégies des récepteurs. Si le message n'a pas été traduit, s'il n'est pas devenu un enjeu pour les récepteurs, il n'a aucune chance d'être reçu.

Une innovation scientifique est le résultat d'une rencontre entre des acteurs dont les enjeux sont différents et qui, pour une action donnée, se sont mis en relation et ont agi ensemble sur un point particulier. Ils ont constitué un réseau, création d'un lien à travers des relations d'échange suffisamment fortes pour faire vivre une sorte d'entité contractuelle. C'est un intermédiaire entre la hiérarchie et le marché.

L'exemple emblématique de la théorie de la traduction est celui des Coquilles Saint Jacques. Au début des années 1970, on s'aperçoit d'un phénomène nouveau, celui de la raréfaction des Coquilles Saint Jacques (CSJ) sur les côtes bretonnes. Les marins-pêcheurs subissent cette raréfaction comme une fatalité. Or des chercheurs d'un laboratoire public s'intéressent pour des raisons scientifiques aux CSJ. Les pouvoirs publics décident de convoquer un colloque pour étudier le problème. Les chercheurs se mettent au travail en impliquant les différents acteurs. Mais comment relier les pêcheurs et les chercheurs, acteurs les plus concernés ? Il faut trouver une question intéressant concrètement ces deux acteurs. La question des conditions à réunir pour que la CSJ se fixe est trop globale, il faut poser une question plus opérationnelle : comment s'opère le processus de reproduction ? comment se reproduisent les CSJ ? La première étape, celle de la contextualisation consiste à trouver une question qui intéresse concrètement tous les acteurs. La réponse à cette question peut permettre de créer un dialogue entre marins-pêcheurs et chercheurs, ce qui est le but recherché. Aucun ne doit se sentir être un faire valoir, une potiche.

Pour y parvenir, un bien commun provisoire - un objet qui doit être commun - est créé. Il s'agit d'un laboratoire en mer, espace découpé où les marins pêcheurs reçoivent mission d'observer les mouvements des CSJ, et de les remettre aux chercheurs. Chacun se sent concerné car il se voit confier un rôle dans la recherche de la réponse. Il est enrôlé au sens propre du terme. On ne cherche pas à motiver les acteurs, mais, en leur donnant un rôle, on les implique et les fait agir. Chacun devient co-producteur de la démarche.

Un réseau a donc été constitué, entre marins-pêcheurs et chercheurs, réseau qui s'étend aux Pouvoirs Publics. Après ce dispositif matériel, le laboratoire, ouvert à tous les acteurs et devant travailler dans la transparence, il se fera un travail de diffusion, appuyé sur des supports matériels, produisant et diffusant les informations. Partagées par les acteurs, ces informations lient les membres de ce collectif et les font participer à cette production de connaissances. Il faudra encore consolider le réseau, le rendre irréversible, l'étendre à des acteurs influents qui auront pour mission de le solidifier, etc... En résumé, y a donc trois moments principaux. Celui de la contextualisation, moment de repérage des acteurs et de leurs enjeux, puis celui de la question commune et celui du bien commun. Les stades suivants, sont ceux où il faudra définir puis matérialiser un bien, commun à tous les actants qui sera le laboratoire, in situ, dans la baie. À ce moment, le réseau est constitué de fait. Pour finir, le travail commun a permis d'identifier les causes de la raréfaction de d'y remédier. Les CSJ des côtes bretonnes, après avoir été absentes de nos tables dans les années 1970/80, sont de nouveau abondamment présentes.

La théorie de la traduction a été un des éléments qui ont permis de développer la pratique du fonctionnement par projet dans les entreprises et les organisations. Ce modèle est en partie inspiré et a été fortement conforté par la théorie de la traduction, car son but, à travers la création du réseau, est de permettre à des services qui ont des logiques différentes, de parvenir à se comprendre pour travailler ensemble. Présentant cette théorie à des responsables d'entreprise, l'un d'eux s'est exclamé à la fin de l'exposé sur les CSJ : "Ca alors, c'est exactement ce qui s'est passé dans mon établissement" (mille salariés, dans la branche de la chimie). La difficulté de communication pouvait se résoudre à travers les outils de la traduction.

Conclusion

La sociologie des organisations est née avec la naissance des grandes organisations de la société industrielle. Partie de la bureaucratie, elle est passée à l'observation des acteurs et de leurs stratégies, pour en venir à ce qui fait tenir ensemble individus et groupes dans les organisations et finalement à la théorie de la traduction et des réseaux. L'étude des conditions nécessaires à la coopération dans un groupe humain pourrait être le fil conducteur de ce champ de la sociologie. J'ai essayé de montrer l'influence réciproque des théories et des évolutions concrètes dans les organisations. Elles sont en interaction permanente, les évolutions nourrissant les théories qui, à leur tour, permettent de mieux comprendre de sens des pratiques et de les faire évoluer. Ce qui n'est pas le fait de la seule sociologie des organisations : la sociologie de la religion, la sociologie socio-politique, de l'art, etc. connaissent cette réciprocité entre théorie et pratique. La sociologie est une science de l'observation du social. Elle montre les principes qui le régissent et, par là, le rendent plus lisible et donc permettent de le transformer

Bibliographie

Amblard H., Bernoux P., Herreros G., Livian Y-F. (1996), Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris, Seuil, 254 p. nouvelle édition augmentée, 2005 (ce livre présente un clair résumé des théories des conventions et de la traduction).

Bernoux Ph. (2004), Sociologie du changement dans les entreprises et les institutions, Paris, Seuil,

Boltanski L., Thévenot L. (1987), Les économies de la grandeur, Paris, PUF, Cahiers du Centre d'Etudes de l'Emploi, n°31 (théorique)

Callon M., Latour B. (dir.) (1991), La science telle qu'elle se fait, Paris, La Découverte (théorique)

Crozier M. (1963), Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 413 p.

Crozier M., Friedberg E. (1977), L'acteur et le système, Paris, Seuil, 445 p.

Weber Max (1922/1971), Wirtschaft und Gesellschaft, J.C.B. Mohr, Tübingen, trad fcse, Economie et société, Paris, Plon (très théorique).


Notes

[1] Je résume la description de la bureaucratie présentée dans mon ouvrage, La sociologie des entreprises, Paris, Seuil, 1995, réed. 2001

[2] Boltanski L., Thévenot L., (1989), Justesse et justice dans le travail, Paris, PUF, Cahiers du Centre d'Etudes de l'Emploi, n°33

 

Nous remercions Mr Bernoux pour temps qu'il nous aura consacré.