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Grandir en Banlieue, Parcours et devenir de jeunes Français d'origine maghrébine

Publié le 05/07/2008
Auteur(s) - Autrice(s) : Emmanuelle Santelli
CIEMI, coll. "Planète Migrations"
Fiche de lecture de l'ouvrage "Grandir en Banlieue, Parcours et devenir de jeunes Français d'origine maghrébine" d'Emmanuelle Santelli. L'approche typologique développée par l'auteure permet de mieux décrire la diversité des parcours de ces jeunes, à la fois en resituant certaines situations connues mais également en mettant à jour des situations moins souvent étudiées, comme le cas des self-made men et des actifs stables. En étudiant simultanément filles et garçons, Emmanuelle Santelli souligne les différences de genre chez ces jeunes. Elle s'inscrit dans une continuité « cumulative » avec les nombreux autres travaux sur les jeunes de cités, et offre un point de vue complémentaire tout à fait pertinent.

Présentation

Couverture de "Grandir en Banlieue, Parcours et devenir de jeunes Français d'origine maghrébine" de E.SantelliEncore un ouvrage sociologique sur les « jeunes de banlieue » ? C'est ce qu'on pourrait être tenté de croire en découvrant le livre d'Emmanuelle Santelli, qui vient s'ajouter à la liste déjà longue des travaux sur cet objet depuis une vingtaine d'années. Dès les premières pages, on doit pourtant convenir que cette recherche offre un regard nouveau et, dans ce champ déjà largement investi, une approche complémentaire aux autres travaux, mobilisés tout au long de l'analyse. Le point de départ de l'enquête est la volonté de rompre avec le cliché médiatique qui considère les « jeunes de banlieues » comme un groupe homogène, souvent assimilé aux plus visibles d'entre eux - les jeunes hommes se réunissant dans les espaces extérieurs. Ce faisant, elle se distingue de la plupart des travaux précédents : alors que ces derniers portent la plupart du temps sur une catégorie particulière de jeunes, Grandir en banlieue vise à décrire de façon exhaustive cette population. Plus précisément, le livre analyse les destins contrastés que connaissent les jeunes ayant grandi dans un même contexte scolaire et d'habitat.

L'originalité de cette enquête tient dans la combinaison d'une approche interprétative typologique et d'un dispositif méthodologique permettant d'analyser le destin d'une cohorte. L'approche de l'auteur se veut résolument typologique, visant à faire apparaître à l'intérieur du « groupe » de jeunes la diversité des types de parcours possibles, en fonction notamment de leur scolarité, de leur insertion professionnelle et de leur rapport au quartier. Pour mettre en œuvre cette approche, la méthode d'enquête repose essentiellement sur l'analyse du destin d'une cohorte, mêlant enquête par questionnaire, récits biographiques et entretiens. La population étudiée est composée de l'ensemble des jeunes ayant grandi dans une cité du sud-est de l'agglomération lyonnaise, ayant entre 20 et 30 ans au moment de l'enquête. Ce choix méthodologique permet d'avoir une vision plus complète des différentes situations que connaissent ces jeunes, à la différence notamment d'approches plus ethnographiques (par exemple celles qui reposent sur l'observation de groupes de jeunes rencontrés au pied des immeubles). L'exploitation complémentaire de l'enquête « Etude de l'Histoire Familiale » 1999 de l'Ined, traitée séparément dans le livre à la fin de chaque partie, vient compléter ce dispositif d'enquête. Seule nuance à cette volonté d'exhaustivité (qu'on pourra peut-être regretter), la recherche porte exclusivement sur les jeunes « issus de l'immigration maghrébine ».

La typologie des parcours de jeunes, qui sert de cadre d'analyse à l'ensemble de l'ouvrage, est présentée dès l'introduction. Emmanuelle Santelli distingue quatre groupes de jeunes, parmi lesquels on retrouve des profils décrits dans d'autres enquêtes. Les outsiders sont les plus visibles et aussi ceux auxquels on assimile le plus souvent l'ensemble des jeunes de cités : il s'agit surtout d'hommes, très éloignés de l'emploi et vivant de l'économie de la débrouille, avec une forte interconnaissance dans le quartier et souvent une souffrance psychique liée à leur position marginale. Ce type de parcours est bien connu en sociologie ; on retrouve par exemple ici la figure des jeunes « galériens » étudiés par François Dubet [1]. Vient ensuite la catégorie moins familière des self-made men, là encore souvent des hommes, ayant connu une forte précarité salariale mais pouvant envisager une voie d'amélioration qui passe par l'entreprenariat et par le départ du quartier, auquel ils sont pourtant attachés. Les deux dernières catégories sont plus féminisées. Les intellos précaires, plus diplômés que les précédents, occupent cependant des emplois inférieurs à leurs qualifications. Très critiques avec la cité où ils habitent encore, faute de pouvoir partir, ils attendent de sortir de la précarité professionnelle pour accéder à un nouveau mode de vie loin du quartier. Ce troisième type correspond notamment aux jeunes de 80 % au bac... étudiés par Stéphane Beaud. Enfin, les actifs stables, diplômés des filières techniques du secondaire ou du supérieur et stables professionnellement, vivent la plupart du temps en dehors du quartier au moment de l'enquête (soit en raison des études, soit parce que leur famille a déménagé), mais le dénigrent bien moins que les précédents. A partir de cette première description, le livre est organisé en quatre parties qui permettent d'appliquer de façon systématique la typologie à différentes thématiques.

La première partie, sur l'école, revient sur son rôle déterminant dans la diversité des parcours de ces jeunes. D'une part, la scolarité a un effet très clivant entre eux car la réussite ou l'échec scolaire détermine les conditions de leur insertion professionnelle. D'autre part, seule une partie d'entre eux (les actifs stables et les intellos précaires) est allée au lycée, qui constitue un moment essentiel d'acculturation, d'acquisition de nouvelles références sociales et symboliques, en décalage avec celles du quartier. Cette partie apporte certes peu d'éléments nouveaux à l'analyse du rôle de l'école pour le devenir des jeunes de cités. Son mérite est cependant d'en décrire les effets contrastés et de sortir de l'impression d'homogénéité des situations dont on ressort parfois à la lecture d'autres travaux.

La deuxième partie traite de l'étape qui suit la scolarité, l'insertion professionnelle. De manière générale, l'auteur montre la forte précarité de ces parcours, qui touche bien plus les hommes que les femmes - ces dernières étant moins victimes des a priori négatifs portés sur les jeunes de cités et qui font obstacle à l'insertion professionnelle. Elle souligne également le rôle de la famille dans la différenciation des parcours, à la fois en raison de son rôle d'instance de socialisation, qui détermine le rapport plus ou moins proche au quartier, et parce qu'elle constitue un lieu de ressources pour ces jeunes, jouant par exemple un rôle essentiel pour les self-made men en leur fournissant l'appui nécessaire à la réalisation de leurs aspirations entrepreneuriales. En enrichissant cette description d'une analyse biographique, E. Santelli interprète avec justesse les situations des jeunes de cités, apportant des éléments complémentaires et nuancés aux descriptions des autres enquêtes sociologiques. Son approche permet notamment de sortir d'une vision figée de la situation d'outsiders, qu'elle invite à considérer plutôt comme une étape du cycle de vie, avec plusieurs voies de sortie possibles : l'autodestruction, le recours à la religion, mais aussi le passage à la situation de self-made men. Elle montre aussi que les difficultés liées à la situation de déqualification des intellos précaires, décrites avec une très grande finesse par Stéphane Beaud et se traduisant par une estime de soi très affaiblie, ne sont pas partagées par tous les jeunes diplômés issus des cités : les actifs stables sont relativement épargnés par ces difficultés.

Dans cette partie, comme dans les autres, E. Santelli aborde la question des discriminations (ethnique, géographique, etc.) auxquelles sont confrontés ces jeunes. Dans une perspective compréhensive de ce phénomène, elle souligne les effets négatifs chez ces jeunes du sentiment de discrimination. Mais cette dimension de l'analyse apparaît moins convaincante que le reste de l'ouvrage. En effet, lorsque l'on passe de l'interprétation de ce sentiment subjectif à celle des mécanismes objectifs de la discrimination, l'auteur continue à embrasser le point de vue des jeunes, en expliquant par exemple les discriminations subies lors de l'accès à l'emploi par « une volonté, à peine dissimulée, de les tenir à la marge du secteur économique et plus généralement de la société » (p. 93). Au lieu d'une « volonté » de reléguer ces jeunes, portée d'ailleurs par une entité (la « société ») un peu indéterminée, on peut supposer qu'on est plutôt en présence d'une accumulation de petites décisions individuelles, certes discriminatoires, mais sans intention nécessaire de relégation, finissant par produire des résultats non souhaités au départ [2]. La distance entre la perception subjective de ces discriminations et leur fonctionnement objectif aurait peut-être mérité d'être mieux explicitée. Cela dit, la question des discriminations est loin d'être centrale dans l'ouvrage et n'entache en rien le reste de l'analyse.

La troisième partie traite des rapports au quartier. Comme d'autres auteurs l'ont souligné [3], Emmanuelle Santelli montre que ces jeunes ont un rapport au quartier ambivalent : il représente à la fois pour eux un lieu de protection où ils trouvent de nombreuses ressources et un espace contraignant et producteur de souffrances. Malgré cette ambivalence, l'un des constats les plus marquants est l'unanimité du souhait de partir du quartier, ce départ étant considéré comme le seul moyen d'accéder à un nouveau mode de vie et à la fin de la relégation. Parce que le livre traite avant tout des différences entre ces jeunes, l'importance de ce constat est sans doute insuffisamment soulignée : il montre que, malgré un rapport au quartier ambivalent, l'image négative des cités est intériorisée par tous et que très peu s'imaginent y passer leur vie. Néanmoins, tous n'ont pas le même rapport au quartier, ce dernier étant largement déterminé par le type de parcours qu'ils ont eu et par la position qu'ils occupent dans l'espace social. Les deux premiers groupes, disposant de plus faibles ressources, sont marqués par un attachement contraint au lieu où ils ont grandi, combiné à un fort rejet. Les intellos précaires, en raison d'une image de soi décalée par rapport au quartier, vivent comme un échec le fait d'y habiter encore, et sont ceux qui ont le discours le plus critique à l'égard du lieu où ils ont grandi. Enfin, les actifs stables, qui ont pris leurs distances avec le quartier, ont une position suffisamment stable pour garder de leur passage une image positive.

Dans la dernière partie, Emmanuelle Santelli analyse le « processus d'individualisation » qui touche ces jeunes. Ici, les différences entre les parcours sont plus ténues et la typologie est moins opérante que dans le reste de l'ouvrage. Mais cette partie présente l'intérêt de décrire les conditions spécifiques d'entrée dans la vie adulte des jeunes d'origine maghrébine - conditions d'ailleurs similaires, comme le note l'auteur, à celles des jeunes d'origine espagnole ou portugaise. Contrairement aux jeunes « d'origine française », pour eux, il n'y a pas d'étapes intermédiaires entre la cohabitation avec les parents et la mise en ménage dans un nouveau logement : le départ de chez les parents, la mise en couple et le mariage se font simultanément. Cette spécificité, rarement prise en compte, apporte un éclairage essentiel sur la situation de ces jeunes : elle participe largement à définir les conditions de leur autonomie, ainsi que leur rapport au quartier, puisque le temps de leur cohabitation est prolongé. Surtout, cette différence culturelle explique en partie les incompréhensions et la distance qui peut exister entre eux et les jeunes d'origine française.

Au final, l'approche typologique développée par Emmanuelle Santelli et son application systématique s'avèrent très heuristique. Elle permet de mieux décrire la diversité des parcours de ces jeunes, à la fois en resituant certaines situations connues grâce à d'autres enquêtes parmi l'ensemble du groupe et en mettant à jour des situations moins souvent étudiées, comme le cas des self-made men et des actifs stables. En étudiant simultanément filles et garçons, elle permet aussi de souligner les différences de genre chez ces jeunes. Elle s'inscrit dans une continuité « cumulative » avec les nombreux autres travaux sur les jeunes de cités, et offre un point de vue complémentaire tout à fait pertinent. Pour toutes ces raisons, ce genre de démarche typologique mériterait d'être plus développé. En ce qui concerne la sociologie des cités, on espère trouver à l'avenir des recherches du même type, afin de comparer par exemple ces parcours à ceux de jeunes d'origines différentes, mais aussi afin de décrire les situations contrastées des adultes des cités, auxquelles la recherche s'intéresse moins souvent.

 

Pierre Gilbert, Doctorant en sociologie au Groupe de Recherche sur la Socialisation, université Lyon II, pour Liens Socio.

 

Notes :

[1] La galère. Jeunes en survie, 1987, Fayard

[2] Voir T. Schelling, La tyrannie des petites décisions, PUF, 1980

[3] Comme par exemple Stéphane Beaud (80 % au bac... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, 2002) ou Michel Kokoreff (Editions Payot & Rivages, 2003).