La cause des sans-papiers
Igor Martinache
Présentation
A bien des égards, le travail de Johanna Siméant peut être rapproché de celui de Lilian Mathieu. Tout d'abord en raison des thèmes abordés : les mouvements sociaux, l'engagement, les migrations ou le rapport du corps et de la politique, mais aussi et surtout dans la manière de les traiter, que l'on pourrait qualifier de constructiviste, en portant une attention soignée à la diversité des trajectoires et des logiques des agents qui participent des espaces sociaux analysés. Autant d'aspects qui permettent d'expliquer non seulement la physionomie des mouvements sociaux à un moment donné, mais aussi comment peuvent se déclencher des mobilisations « hérétiques » de la part de populations en apparence démunies de ressources telles que les sans-papiers ou les prostituées.
Aujourd'hui professeure de sciences politiques à l'université de Paris-1-Sorbonne - cette appartenance institutionnelle formant soit dit en passant un autre point commun avec Lilian Mathieu-, Johanna Siméant s'intéresse aujourd'hui principalement à l'engagement humanitaire dans les Organisations Non Gouvernementales et le mouvement altermondialiste. Dans La cause des sans-papiers, version remaniée de sa thèse, elle dresse une analyse des mobilisations autour des étrangers dits « en situation irrégulière ». Un sujet qui n'a rien perdu de son actualité, bien au contraire... Le terme « autour » est ici important à relever, pour souligner la multiplicité des acteurs.
A vingt-cinq ans d'écart, quatre mobilisations forment ainsi la matière principale de son analyse : celle, pionnière, de 1972-1973 contre les circulaires Marcellin et Fontanet qui précarisaient alors largement le statut des travailleurs immigrés, réguliers ou non ; celle de 1980 initiée par 17 travailleurs turcs dans le Sentier parisien ; celle de 1991-1992 où plus de 1 500 grévistes de la faim ont réclamé la régularisation de leur séjour ; et enfin celle de 1996-1997 marquée entre autres par les occupations des églises parisiennes de Saint-Ambroise et Saint-Bernard, ainsi que par l'engagement remarqué d'un certain nombre de cinéastes français. Si des différences - ne serait-ce que contextuelles- et des évolutions sont bien entendues à noter entre ces différents mouvements, force est de remarquer leurs fortes similitudes, à commencer par la prédominance d'un mode opératoire spécifique - la grève de la faim.
L'auteure installe d'abord le cadre d'analyse de son travail, en examinant la question plus globale de l'action collective, et plus particulièrement de l'action collective immigrée. Celle-ci présente en effet d'emblée une forte spécificité en ce qu'elle pose la question de la discrimination entre national et étranger, elle-même indissociable de l'essor des « identités de papier » inhérente à la constitution des Etats-nations modernes, comme l'a bien analysé Gérard Noiriel dans ses travaux [1]. Ce dernier a du reste également bien montré comment les immigrés avaient échoué à constituer un groupe social unifié, ce qui amène l'auteure à questionner le singulier de l'immigration, ou des mobilisations de migrants. Reprenant la distinction des « trois âges de l'immigration » développée par Abdelmalek Sayad pour le cas algérien, elle remarque que l'on peut distinguer différentes périodes depuis la Seconde guerre mondiale en ce qui concerne l'action collective autour de l'immigration - on peut ainsi identifier notamment, à gros traits, le glissement de l'axe principal de la question du travail à celle de l' « intégration » - avec toutes les clarifications que mérite l'emploi de ce terme [2].
Elle passe ensuite en revue les différentes paradigmes « classiques » d'analyse de l'action collective, un « maquis théorique» divisé principalement par le clivage classique en sociologie entre les approches accordant une priorité aux dispositions des agents, et celles qui font primer le calcul rationnel. Plutôt que de s'inscrire dans la lignée des théories des « nouveaux mouvements sociaux », qui mettent en avant la question des valeurs et de l'identité, ou celles de la « mobilisation des ressources » initiée par les écrits de Mancur Olson, Johanna Siméant va en quelque sorte bricoler son propre cadre en prenant au sérieux la question des calculs individuels, de la part notamment des sans-papiers « de base », tout en empruntant à Anthony Obershall l'accent que celui-ci apporte aux groupes d'appartenances et à la plus ou moins grande segmentation de l'espace politique et en mettant l'accent à la suite de Max Weber, Joseph Schumpeter, mais aussi Michel Offerlé et Daniel Gaxie, sur la notion d'entreprise politique, accordant de ce fait une attention particulière au rôle des entrepreneurs au déclenchement et à l'évolution des mobilisations étudiées. Il s'agit cependant pour elle de ne pas négliger « l'épaisseur du réel » - d'où un questionnement approfondi sur la formation des préférences de ces entrepreneurs. Enfin, Johanna Siméant se montre également particulièrement attentive à la question des répertoires d'action, telle que l'ont introduite les travaux de Charles Tilly. De même, plutôt que de devoir choisir entre une approche macro ou microsociologique des mouvements de sans-papiers, elle décide de faire varier le niveau d'observation en fonction de l'aspect étudié.
Une fois ce préalable méthodologique clarifié, l'auteure s'intéresse à la question des entrepreneurs de mobilisation. Elle distingue ainsi parmi ceux-ci plusieurs profils qu'elle illustre en détaillant plusieurs exemples de trajectoires d'enquêtés : l' « étudiant militant », le « diplômé dévalorisé », le « réfugié », tout en remarquant la spécificité des entrepreneurs mauriciens, qui sans correspondre aux trois autres bénéficient d'une forte expérience de la lutte syndicale. Elle s'intéresse ensuite à la manière dont ces derniers s'insèrent dans des réseaux militants, aussi bien « communautaires » que dans l'espace politique et associatif français.
Au-delà des entrepreneurs, comment expliquer que les sans-papiers « de base » s'investissent dans ce qui s'apparente à des mobilisations « improbables » ? Johanna Siméant apporte un début de solution à cet apparent paradoxe en mobilisant les analyses en termes de « mobilisation de ressources ». A la suite de Mancur Olson, elle pointe ainsi l'intérêt des groupes de petits effectifs à la mobilisation, ainsi que l'existence de rétributions individuelles (ou sélectives), qui permettent de réduire l'attractivité du comportement de « passager clandestin » (free rider), consistant à bénéficier des gains de la mobilisation sans en supporter les « coûts ». Elle remarque cependant en outre les logiques propres à chaque « groupe national », ainsi que l'importance des incertitudes, aussi bien vis-à-vis des changements législatifs que du caractère collectif ou individuel des régularisations qui seront éventuellement à la clé du mouvement, celui-ci ne pouvant être connu par avance.
Après la question des entrepreneurs de mobilisation et des participants directement intéressés à l'issue de la mobilisation, vient celle des « soutiens externes ». Celle-ci renvoie directement à la manière dont est revendiquée - et perçue - la cause en question, ici la défense des sans-papiers. Trois directions vont ici guider le cheminement de l'auteure : comment passe-t-on de soutiens individuels à ceux d'organisations - associations, syndicats ou même institutions religieuses dans le cas présent ? Quelle est l'influence des dits soutiens sur les registres de l'action collective ? Et enfin comment le caractère perçu comme « hérétique » de la cause peut-il paradoxalement générer certains investissements militants ?
En s'appuyant sur des exemples concrets, Johanna Siméant va ainsi en particulier montrer comment les soutiens collectifs, même d'organisations a priori traditionnellement favorables à la cause, sont loin d'être automatiques, et dépendent au contraire la plupart du temps de l'action de membres minoritaires qui parviennent à entraîner l'affichage d'une mobilisation de groupe. Le cas des partis politiques est à considérer à part, dans la mesure où le soutien respectif des différents partis de la « gauche de gouvernement » fluctue en fonction du contexte politique, soit pour remobiliser un électorat traditionnel, soit pour dénoncer la politique d'un gouvernement conservateur.
Tout en remarquant qu'elle est particulièrement portée par des agents minoritaires ou avant-gardistes, plutôt situés à l'extrême-gauche de l'échiquier politique, l'auteure remarque ainsi que la cause des sans-papiers connaît un écho fluctuant dans l'espace politique : de « cause secondaire » pour le militantisme avant-gardiste « tous azimuts » qui a suivi Mai 68, elle entre ensuite en concurrence durant la décennie suivante avec la défense des immigrés en situation régulière, mais aussi des jeunes « issus de l'immigration », avant de former un consensus à gauche suite à l'arrivée du Parti Socialiste au pouvoir et aux régularisations collectives (non dépourvues d'ambiguïtés) de 1981-1983. Depuis lors, un consensus opposé s'est cependant formé avec le retour de la droite aux affaires, la montée de l'extrême-droite et la volonté corrélative pour la gauche de gouvernement de ne pas apparaître « laxiste » en matière d'immigration, rendant à la cause sa dimension « hérétique » et avant-gardiste, comme l'ont bien illustrées la mobilisation des cinéastes de 1997 et les réactions qu'elle a suscitées.
Dans le chapitre suivant, Johanna Siméant s'intéresse aux limites du modèle du calcul rationnel pour rendre compte de cette mobilisation. Elle montre ainsi l'importance des représentations dans la construction de celle-ci, et au préalable des groupes initialement hétérogènes qui y prennent part. Celle-ci est ainsi le fruit d'un patient travail, et repose sur un registre humanitaire, aussi « contraint » que « contraignant » pour les participants, mais qui leur permet de brouiller la frontière entre « national » et « étranger » par l'affichage de la souffrance « humaine ».
Cet affichage du corps souffrant est en effet au coeur du mode d'action privilégié par les mobilisations de sans-papiers, à savoir la grève de la faim. Dans un des chapitres sans doute les plus éclairants de son ouvrage, l'auteure retrace ainsi la genèse de cette forme de protestation, tout en détaillant les raisons pour lesquelles il a pu s'imposer dans le « répertoire d'action » des sans-papiers. La mise en scène du corps souffrant permet en effet de contester en la rendant d'une certaine manière visible la violence étatique - d'où sans doute son utilisation privilégiée en milieu carcéral. S'inspirant des analyses du biopouvoir par Michel Foucault, Johanna Siméant explique ainsi notamment bien en quoi la grève de la faim est un moyen privilégier pour les sans-papiers de poser la question de leur corps politique, autrement dit, de faire jouer les « droits de l'homme » contre ceux du citoyen national.
Mais au-delà de cette dimension symbolique essentielle, l'auteure montre ensuite en quoi ce mode d'action crée dans la pratique un espace « disputé » dans lequel se déploient et se répondent les stratégies des participants d'une part, et des représentants de l'Etat de l'autre. L'enjeu pour les premiers est notamment d'obtenir le plus de ralliement possible, mais aussi éviter la désagrégation du collectif, tandis que pour les seconds, il s'agit de céder le moins possible, tout en évitant des conséquences sanitaires néfastes dont ils seraient à coup sûr tenus responsables. Bref, c'est bien à une véritable configuration - au sens que Norbert Elias donnait à ce terme, avec sa fameuse métaphore du jeu d'échecs [3]- stratégique entre des agents sociaux, qu'elle place de fait à son déclenchement en interdépendance contrainte, et non à une simple démonstration univoque que donne lieu la grève de la faim.
Dans le septième et dernier chapitre, Johanna Siméant s'intéresse enfin au profil social des « soutiens » des sans-papiers. Ce militantisme est en effet paradoxal à plus d'un titre, non seulement en raison du caractère « hérétique » de la cause, mais également étant donné le cas de conscience résidant dans le fait d'encourager ou non la poursuite d'une grève de la faim à laquelle on ne participe souvent pas soi-même, étant donnés les enjeux sanitaires engagés, ainsi que les risques d'instrumentalisation dont ces soutiens peuvent être l'objet de la part des sans-papiers. Pour mieux cerner ces individus, la chercheuse a ainsi procédé d'une part à une enquête quantitative auprès des militants de deux organisations « phares » dans le soutien des sans-papiers : le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples) et la FASTI (Fédération des associations de soutien aux travailleurs immigrés), dont elle compare au passage les résultats, ainsi qu'à des entretiens qualitatifs approfondis auprès de membres ou anciens membres de cette dernière fédération. Elle remarque ainsi notamment dans les trajectoires de ces militants le fait que ceux-ci partagent un sentiment commun de « marginalisation » issu de leur trajectoire personnelle, qu'il s'agisse d'une rupture avec le reste de leur famille, avec la composante majoritaire dans l'Eglise catholique, ou de l'expérience d'un déclassement social. C'est ce sentiment, postule ainsi l'auteure, qui permet à ces membres de la « classe moyenne » ou petite bourgeoisie de s'identifier d'une certaine manière à la cause des sans-papiers.
Au final, cette étude de Johanna Siméant constitue bel et bien un apport incontournable dans l'étude des mouvements sociaux, aussi bien en raison du thème abordé, de la variété des thèmes abordés, que de son originalité méthodologique, n'hésitant pas à s'affranchir des clivages classiques en sociologie. On y retrouve un refus des dogmatismes présents également chez Lilian Mathieu, et qui présente chez l'un comme chez l'autre d'autant plus de mérite qu'il s'exerce sur des « objets » particulièrement sensibles - pour ne pas redire « hérétiques » du monde social. Et qu'ils s'efforcent aussi l'un comme l'autre d'allier rigueur scientifique et engagement pratique. Ainsi, conformément à ses voeux, force est de constater que la lecture de l'ouvrage de Johanna Siméant permet de rompre avec le « vacarme consensuel contre l'immigration clandestine » et de rendre aux sans-papiers mobilisés quelque peu de leur voix et de leur histoire.
Par Igor Martinache.
Note
[1] A commencer par Le creuset français, Seuil, 1988, dont Johanna Siméant note au passage qu'il représente une référence particulièrement prisée par les militants pour les droits des étrangers
[2] Pour Johanna Siméant, cette notion renvoie ainsi à l'insertion dans des réseaux sociaux spécifiques. Plutôt que de chercher à savoir qui serait intégré ou non, la question à se poser serait plutôt : « à quoi » est-on intégré ?
[3] cf Qu'est-ce que la sociologie ?, Pandora, 1981 (1ère édition : 1970)