De l'euphorie à la panique: penser la crise financière
Anne Châteauneuf-Malclès
Opuscule téléchargeable sur le site du CEPREMAP.
Présentation
Dans ce petit livre qui se veut synthétique et pédagogique, André Orléan, spécialiste de la finance et de la monnaie, cherche à expliciter les processus qui ont conduit à l'euphorie, puis à la crise financière et bancaire. S'opposant à l'interprétation dominante qui croit dans l'efficience des marchés financiers, il montre, à travers son analyse de la récente crise, la fécondité du cadre théorique original qu'il a développé depuis près de vingt ans et qu'il a appelé la "finance conventionnaliste". Tandis que la thèse de l'efficience affirme que la finance de marché est capable d'allouer efficacement le capital et interprète la crise comme la manifestation de perturbations exogènes déréglant le fonctionnement des marchés financiers, André Orléan pense au contraire que la crise est un processus endogène, produit par les marchés financiers eux-mêmes. Pour le prouver, il avance deux hypothèses : l'instabilité intrinsèque des mécanismes de prix sur tous les marchés d'actifs, leur incapacité à s'autoréguler d'une part, et la rationalité des acteurs intervenant sur ces marchés d'autre part. En centrant son analyse sur la logique cumulative des prix sur les marchés d'actifs, et en mobilisant les concepts de "croyance", de "convention d'évaluation" et d'"autoréférentialité" du marché, il montre que la même mécanique est à l'oeuvre lors des emballements spéculatifs qui mènent à la formation de bulles et lors les vagues de panique et de défiance qui caractérisent les krachs.
André Orléan s'efforce dans un premier temps de mettre en évidence les mécanismes de l'euphorie (I.) qui ont précédé la crise des subprimes. Selon lui, la crise des subprimes est une crise financière et bancaire classique qui prend sa source dans une double bulle : une bulle immobilière associée à une bulle de crédit. Il souligne d'abord le caractère spéculatif du marché immobilier. Etant donné que les biens immobiliers sont aussi des actifs financiers acquis pour leur rendement, la tendance haussière sur le marché immobilier depuis 1997 a rendu ce type d'actif actif très attractif. Elle a suscité une augmentation constante de la demande, ce qui a entretenu la hausse des prix. Mais la constitution de la bulle immobilière n'aurait pu exister sans le boom du crédit, un crédit abondant, bon marché et de plus en plus risqué. On a assisté à un gonflement du volume des crédits subprime et à une dégradation de la qualité de ces mêmes crédits. Réciproquement, la hausse continue des prix de l'immobilier a encouragé l'expansion du crédit. En effet, les prêteurs, pouvaient s'enrichir grâce à la valorisation des biens et des créances. De plus, ils voyaient le risque de crédit diminuer avec la montée des prix, puisque cela réduisait la probabilité de défaut des emprunteurs ainsi que les pertes potentielles en cas de défaut. Ainsi, le marché du crédit, pas plus que le marché immobilier, n'a joué de rôle régulateur : ils ont tous deux participé à l'euphorie spéculative et à la sous-estimation du risque. Cette euphorie était basée sur l'hypothèse d'un marché immobilier continuellement haussier. Entretenue par la politique monétaire expansionniste de la FED jusqu'en 2004, elle s'est ensuite étendue à tous les marchés d'actifs.
Comment expliquer alors l'aveuglement au désastre (II.), c'est-à-dire l'absence de perception de la montée des risques et de la possibilité de retournement du marché [1] ? Il ne provient pas, d'une "irrationalité" des acteurs économiques comme le prétendent souvent les économistes, mais, selon A. Orléan, de la difficulté particulière de l'évaluation financière et du risque de crédit. Pour juger de la profitabilité et du risque subprime, les agences de notation ont utilisé la méthode de l'inférence statistique, qui consiste à extrapoler les observations passées. Cette méthode, contestable car elle suppose un monde stationnaire, où le futur est la simple répétition du passé, a amené ces agences à sous-estimer le risque. Mais le problème central pour A. Orléan est l'impossibilité d'évaluer scientifiquement la "vraie valeur" d'un actif, car celle-ci repose sur les revenus futurs que procurera l'actif, des revenus très aléatoires, dépendant de multiples paramètres. Cette incertitude sur la valeur fondamentale d'un actif, qui avait été perçue par Keynes, a conduit les acteurs de la finance à se faire une opinion sur cette valeur en s'appuyant sur des croyances. A. Orléan affirme qu'une opinion consensuelle s'est formée autour d'une "évaluation euphorique" : dans la vision dominante, la hausse des prix était conforme aux fondamentaux et devait se poursuivre. Cette croyance était fondée sur des arguments théoriques (la théorie de l'efficience des marchés) et empiriques (les prix de l'immobilier n'avaient jamais baissé depuis les années 1930, une chute brutale des prix était inenvisageable), sur une forte confiance dans la titrisation et sa capacité à renforcer la stabilité le système, et sur la convergence des intérêts permise par la tendance haussière (l'enrichissement des spéculateurs). Elle a été confortée par les analyses des grandes institutions financières et de leurs dirigeants (Alan Greenspan en particulier). L'aveuglement résulte donc d'une croyance collective dans la poursuite de la tendance haussière des prix de l'immobilier, puis d'une grande confiance dans la stabilité des prix de l'immobilier, partagée par tous les acteurs de la finance.
La titrisation (III.) a joué un rôle particulier dans la crise des subprimes. A. Orléan interprète son développement comme "la dernière étape en date d'une transformation en profondeur des systèmes financiers qui a commencé à la fin des années 1970" (p.52) et qui a abouti à la généralisation du financement de marché, grâce à la constitution d'un marché unifié du capital à l'échelle mondiale. La titrisation achève dans les années 2000 le processus de croissance de la liquidité mondiale qui caractérise le "capitalisme financiarisé", en permettant de transformer, par les opérations de pooling, n'importe quels crédits bancaires illiquides en actifs de type obligataires, échangés et valorisés sur les marchés. L'explosion des produits structurés dans les années 2000, dont une grande partie était des titres adossés à des crédits hypothécaires, témoigne pour A. Orléan de la forte confiance dans ces nouveaux produits financiers, pourtant extrêmement complexes. La croyance dans la fiabilité des produits subprime était partagée par l'ensemble des acteurs. Elle a été en outre renforcée par la politique de notation très large des agences, qui ne s'explique pas seulement, souligne A. Orléan, par le fait que les agences de notation étaient payées par les émetteurs des produits structurés. Les agences de notation ont surnoté les produits titrisés car, d'une part, ceux-ci offraient des rendements largement supérieurs aux obligations classiques, et d'autre part, leurs représentations du marché et de son évolution les a amenées à sous-estimer le risque lié à ces produits. Les agences croyaient à la faible probabilité de défaut des tranches supérieures (notées AAA) des titres adossés aux crédits subprime, car elles supposaient que la corrélation des défauts des différentes tranches était limitée. En effet, les pools avaient été constitués en mélangeant des crédits hypothécaires d'origine géographique différente de façon à diversifier le risque, cela parce que, dans l'opinion de la majorité des acteurs, les prix immobiliers évoluaient différemment selon les régions, en fonction des conjonctures locales. Les agences de notation partageaient en outre l'optimisme des investisseurs relatif à l'évolution des prix de l'immobilier.
Y a-t-il eu asymétrie d'information ? Orléan ne croit pas à une situation dans laquelle certains auraient été au courant du risque de ces produits et d'autres pas, mais plutôt à une situation d'intérêts collectifs légitimés par diverses croyances relatives au fonctionnement des marchés (p.66).
André Orléan analyse dans la dernière partie de son livre les mécanismes de propagation de la crise (IV.). Comment expliquer qu'un petit choc initial, sur le marché américain des subprimes, se soit diffusé et transformé en crise financière et bancaire mondiale de grande ampleur ?
- Pour commencer, il s'est produit une "perte de repères provoquée par la rupture de la convention d'évaluation" (p.73) suite au retournement du marché immobilier américain. L'abaissement des notes, y compris des produits les plus sûrs, par les agences, a créé une situation d'incertitude à la Knight : le marché ne savait plus estimer la valeur d'un titre lié à une créance hypothécaire. Les acteurs ont alors perdu confiance dans la notation de tous les produits structurés et un mouvement de vente s'est enclenché, entraînant la dépréciation de ces titres.
- Ensuite, la crise s'est propagée aux autres marchés d'actifs car les institutions financières, en manque de liquidités, ont été obligées de vendre des titres. Face à la crise des "véhicules" d'investissement (les SIV, structured investment vehicles), les entités hors bilan créées par les banques pour financer leurs produits structurés à risque, les banques ont dû réintégrer ces structures dans leur bilan, ce qui a élevé leurs exigences en fonds propres et surtout provoqué une défiance vis-à-vis des banques. Celles-ci ont eu alors beaucoup plus de difficultés à se procurer des liquidités sur les marchés et ont été contraintes de vendre une partie de leur actif (deleveraging). La dépréciation des titres s'est étendue à d'autres actifs par "un pur phénomène de marché que ne sauraient expliquer les fondamentaux" (p.79).
- De plus, la crise est devenue systémique, en raison de "l'interconnexion généralisée des marchés" et de la similitude des stratégies de toutes les grandes banques et institutions financières mondiales (diversification du risque par la titrisation, recherche de la liquidité dans les décisions d'investissement).
- Enfin, la sur-réaction des prix à la baisse, liée au jeu de la concurrence financière, a joué un rôle dans l'approfondissement de la crise. On retrouve ici le phénomène déstabilisateur de réaction positive de la demande aux variations de prix, qui explique la hausse cumulative des prix observée durant la phase d'euphorie (2004-07), mais également la baisse cumulative qui a suivi (à partir d'août 2007). L'amplification du mouvement baissier s'explique par plusieurs mécanismes. Le phénomène de déflation de bilan, résultant d'une évaluation des bilans au prix du marché (principe de mark-to-market), a contraint les banques à vendre des titres dont le prix baissait. Mais la raison plus profonde est la "stratégie de liquidité" des investisseurs, qui sont incités à vendre et non à acheter lorsque le trend est baissier afin de ne pas immobiliser leur capital. Ces investisseurs forment leurs anticipations de prix à partir de leurs croyances sur l'évolution du marché, ce qui traduit la nature "autoréférentielle" des marchés financiers. Ce mécanisme de "feedback positif", propre aux marchés financiers selon A. Orléan, renforce ainsi le phénomène de dépréciation.
- Pour finir, la crise financière a affecté l'économie réelle, par le biais du credit crunch consécutif aux difficultés des banques, et de la perte de richesse des ménages qui ont vu leur patrimoine financier se dévaloriser. Ce ralentissement dans la sphère réelle a accentué en retour la crise financière qui a touché peu à peu toutes les catégories d'actifs.
La course à la liquidité lors de la crise, ajoute A. Orléan, a mis en évidence la place centrale qu'occupent désormais les marchés de capitaux à court terme dans le système financier (et le "nouveau modèle bancaire intégré aux marchés de capitaux", p.95) et les difficultés sérieuses qu'entraîne la paralysie de ces "marchés de gros" en période d'incertitude, contraignant les autorités monétaires à injecter massivement des liquidités.
Ce livre souligne "le rôle pervers de la concurrence financière, son incapacité à produire les contre-forces qui feraient en sorte que les déséquilibres soient combattus à temps" (p.100). Mais cette analyse n'est pas partagée par la majorité des économistes. "Pour de nombreux analystes", constate André Orléan, "la crise trouve sa source dans l'opacité des produits structurés". Si un choc initial a produit d'importants dérèglements, ce n'est pas en raison d'un défaut de contrôle d'une innovation, la titrisation, d'un manque de transparence de l'information et de l'évaluation. Ce qui explique à ses yeux l'ampleur de la crise est d'ordre structurel : le jeu de la concurrence et la force des croyances sur le marché sont à l'origine de l'aveuglement des investisseurs face à cette opacité ; la polarisation des acteurs vers la liquidité et l'interconnexion des marchés ont favorisé les mécanismes de contagion et la diffusion planétaire de la crise. En l'absence d'autorégulation du marché dans le système actuel, seuls des acteurs extérieurs à la finance, à savoir les pouvoirs publics, dont la logique n'est justement pas financière, peuvent prendre les décisions stabilisatrices et stopper la chute des prix.
Dès lors, quelles leçons tirer de la crise ? A. Orléan insiste sur la nécessité de réviser la structure du système financier mondial. Réguler davantage les institutions, comme le préconise le G20, ne lui paraît pas être la bonne solution : il faut revenir sur la primauté accordée à la finance de marché et à la liquidité parfaite, en cloisonnant les marchés financiers [2] de manière à rétablir de l'hétérogénéité dans le système financier et le stabiliser.
Notes :
[1] L'expression "l'aveuglement au désastre" est empruntée à H. Minsky.
[2] A. Orléan propose notamment un cloisonnement des activités financières par métiers (immobilier, crédit à la consommation, financement des entreprises...).
Anne Châteauneuf-Malclès.