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La culture de la chambre. Préadolescence et culture contemporaine dans l'espace familial

Publié le 03/06/2010
Auteur(s) - Autrice(s) : Hervé Glevarec
Anne Châteauneuf-Malclès
La Documentation française, Ministère de la Culture et de la Communication, DEPS collection «Questions de culture»
Fiche de lecture de "La culture de la chambre - Préadolescence et culture contemporaine dans l'espace familial", d'Hervé Glevarec. Le livre est riche d'enseignements sur les rapports des préadolescents et de leurs parents aux objets culturels et médiatiques, mais également sur la nature des relations parents/enfants dans la famille contemporaine ou encore sur la distribution des loisirs selon le sexe.

Présentation

Si les pratiques culturelles des adolescents et plus généralement de la jeunesse ont déjà donné lieu à un nombre conséquent de travaux sociologiques depuis une vingtaine d'années[1], les univers culturels et les loisirs des moins de 15 ans ont longtemps été ignorés et restent encore peu étudiés[2]. Dans La culture de la chambre, Hervé Glevarec investit le champ de la sociologie de l'enfance et contribue à enrichir notre connaissance des rapports des préadolescents à la culture, prolongeant ses travaux sur les cultures médiatiques et la réception de la radio par les adolescents[3]. Son analyse s'inscrit dans une sociologie de la culture qui considère que la variable «âge» ou «génération» a une importance décisive dans le domaine culturel, participant à une remise en cause des théories sociologiques de l'habitus.

Selon l'auteur, c'est l'usage, de plus en plus précoce, de biens culturels et médiatiques qui donne sens à la notion de préadolescence, ce nouvel âge de la vie apparu autour des années 1990. L'émergence du «moment préadolescent» - l'adonaissance pour parler comme François De Singly[4] - coïncide avec l'apparition de la «culture de la chambre», c'est-à-dire «l'appropriation progressive d'un espace propre» dans lequel les enfants et adolescents «expriment ce qu'ils aiment ou sont et à partir duquel ils entrent en relation avec d'autres» (p.47). Le mouvement d'autonomisation et de distanciation d'avec les parents, caractéristique de la préadolescence, prend désormais appui sur l'usage précoce des nouveaux supports technologiques et médiatiques, qui permettent à l'enfant, au sein de la sphère domestique, d'individualiser ses pratiques et de développer des contacts et des liens amicaux autonomes. H. Glevarec voit aussi dans ces transformations le résultat d'une évolution du statut de l'enfant dans la famille contemporaine, qui se rapproche de plus en plus de celui de l'adulte.

Pour étudier de plus près cette culture de la chambre, Hervé Glevarec a associé plusieurs sources d'observation mêlant des données qualitatives et quantitatives. A côté de données statistiques tirées de l'enquête «Consojunior» et du recueil de réactions sur le blog du magazine «Julie», une enquête de terrain a été réalisée en 2006-2007, auprès de 27 enfants de 7 à 13 ans, dans différents milieux sociaux. L'enquête s'est efforcée de diversifier les supports d'information : des entretiens avec les enfants et les parents, mais aussi des carnets d'activité illustrés par les enfants et des photographies des chambres, qui viennent illustrer le propos dans le livre, donnant ainsi plus de vie au matériau qui sert de base à l'analyse sociologique.

Partant de là, l'ouvrage propose des outils d'interprétation des loisirs et biens culturels. Pour l'auteur, saisir l'enjeu des loisirs pour les préadolescents - et leurs parents - suppose d'aller au-delà d'une sociologie focalisée sur les seules fonctions reproductive ou distinctive de la culture[5], pour s'intéresser aux usages des objets culturels et médiatiques et aux «effets de la socialisation culturelle des générations d'individus se succédant et interagissant» (p.88)[6]. En clair, l'analyse sociologique doit également permettre de comprendre la valeur des loisirs pour la sociabilité et les échanges et pour l'accès à l'autonomie, sachant que «l'autonomie préadolescente contemporaine a pour particularité d'être une autonomie revendiquée et reconnue» (p.72) et donc d'être valorisée dans l'éducation. Les analyses de la famille contemporaine montrent en effet que les attentes sociales par rapport aux enfants se sont beaucoup diversifiées : éducation, réussite scolaire, mais aussi épanouissement de l'enfant et développement de sa sociabilité.
La grille d'analyse est schématisée par un «triangle culturel» des usages sociaux des loisirs, où s'articulent trois pôles correspondant à trois fonctions sociales de la culture pour les préadolescents :
- le pôle de «l'héritage culturel» où les loisirs et les usages des biens culturels contribuent à la reproduction d'une culture parentale et à la mise en œuvre d'un projet éducatif ;
- le pôle de «la culture jeune» où l'enjeu est l'intégration au groupe de pairs par des échanges et des contacts et l'affiliation à une culture générationnelle distincte de la culture parentale ;
- le pôle de «l'autonomisation» où il s'agit, pour l'enfant «sujet», d'individualiser et de particulariser ses pratiques et ses goûts.
L'identité juvénile se construit autour des biens culturels et des usages qui en sont faits, par une tension entre ces trois pôles.

H. Glevarec peut alors analyser la place et la signification des loisirs et des objets culturels pour les enfants et leurs parents en les situant, selon leurs usages sociaux, sur les trois registres mis en évidence : la reproduction, l'échange ou la culture jeune, l'autonomie. Les consoles, les jeux vidéo, les lecteurs MP3 et les vidéos sont identifiés comme des objets caractéristiques de la culture jeune. La télévision, l'ordinateur et internet, le téléphone mobile apparaissent davantage comme des supports de l'autonomie, tandis que le livre, considéré par les parents comme élément de réussite scolaire, relève de l'héritage parental.
Cependant ces objets culturels sont souvent situés sur plusieurs registres. Ainsi la radio et la mode sont des «objets médiatiques entre-deux», contribuant à la diffusion de la culture jeune tout en favorisant l'autonomie par l'individualisation des goûts et des choix. Le téléphone mobile, objet de l'émancipation préadolescente par excellence, est paradoxalement instrument de liberté et de contrôle parental. L'ordinateur connecté à internet est quant à lui « au centre du triangle culturel des usages sociaux des loisirs » (p.109), en raison de ses multiples fonctions. Il est un vecteur à la fois de l'autonomisation des jeunes et de l'identification à une classe d'âge (à travers les blogs et la messagerie instantanée notamment), tout en étant perçu par les parents comme un atout scolaire en raison des contenus scolairement utiles auxquels il donne accès. La télévision «n'est ni un média générationnel ni un média personnel pour les préadolescents et adolescents» (p.158), contrairement au mobile ou à la musique. Objet de détente et d'occupation, elle est aussi source de savoir pour les enfants, en permettant d'apprendre à travers les documentaires et les informations, voire les fictions. Mais, contrairement à l'internet, le savoir délivré par la télévision est moins articulé à l'activité scolaire. Le petit écran apporte plutôt des connaissances sur des domaines non pris en charge par l'école (animaux, actualité, musique, intimité...).
L'enquête montre ainsi que le livre n'a plus le monopole de l'accès à la culture et au savoir, pour les parents comme pour les enfants. La littérature romanesque est devenue une «lecture plaisir», qui éveille l'imagination, même dans les milieux supérieurs. On observe une généralisation de la «lecture ordinaire» et un développement d'une «lecture utile» orientée vers la presse et les ouvrages spécialisés. Ce qui amène finalement l'auteur à poser la question de la définition de la culture en fin d'ouvrage : l'essor des industries culturelles et d'une «culture du divertissement» conduit à une déconstruction de la culture comme mode de connaissance et comme savoir. «En s'éloignant de la culture classique pour s'approcher d'une culture contemporaine, les enfants et préadolescents invitent à distinguer la culture du savoir» (p.167). En définitive, l'enquête menée par H. Glevarec confirme une fois de plus l'intérêt des approches sociologiques de la culture qui cherchent à dépasser les limites du modèle classique de la légitimité[7].

La culture de la chambre est riche d'enseignements sur les rapports des préadolescents et de leurs parents aux objets culturels et médiatiques, mais également sur la nature des relations parents/enfants dans la famille contemporaine[8] ou encore sur la distribution des loisirs selon le sexe[9]. Chaque chapitre apporte la preuve de la justesse de la grille de lecture proposée, bien que le rappel de la perspective théorique à chaque étape rende le propos parfois répétitif. Pour finir, on peut regretter que la réflexion s'attarde peu sur les inégalités en matière de culture de la chambre. La culture préadolescente décrite dans l'ouvrage paraît plutôt caractéristique des classes moyennes et supérieures, les chambres des enfants des milieux les plus défavorisées - comme celle de «Kévin», 9 ans, partagée avec son petit frère - n'étant pas investies comme des « espaces propres », pauvres en objets culturels et médiatiques et peu propices à l'autonomisation. On peut alors se demander si la «culture de la rue» ne reste pas prédominante pour les enfants de milieux populaires - en termes d'accès à l'autonomie et d'intégration au groupe de pairs - relativement à la «culture de la chambre».

 



Notes :

[1] On peut signaler l'étude de Frédérique Patureau en 1992 (Les pratiques culturelles des jeunes : les 15-24 ans à partir des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, La Documentation française), les travaux d'Olivier Donnat sur la culture et d'Olivier Galland sur la jeunesse (Les jeunes, La découverte, 1999, 7ème éd. 2009) et ceux de Dominique Pasquier sur la culture des adolescents (La culture des sentiments, l'expérience télévisuelle des adolescents, éd. de la MSH, 1999 ; Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Autrement, 2005).

[2] L'univers culturel de cette tranche d'âge a cependant fait l'objet de quelques contributions notables. Voir notamment Sylvie Octobre, Les loisirs culturels des 6-14 ans, La Documentation française, 2004 ou C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., Seuil, 1999.

[3] Libre antenne. La réception de la radio par les adolescents. Paris, Armand Colin/INA, 2005. La radio et ses publics. Sociologie d'une fragmentation, avec Michel Pinet, Editions Irma, 2009.

[4] François de Singly, Les adonaissants, Armand Colin, 2006.

[5] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La reproduction, Editions de minuit, 1970. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Editions de minuit, 1979.

[6] La sociologie d' Hervé Glevarec penche ici de du côté de la sociologie de la réception, même si «la pluralité des usages et des significations, qui semble acquise pour la sociologie des programmes audiovisuels, est moins évidente pour la sociologie des loisirs, malgré les travaux sur la lecture et sur les pratiques en amateur» (p.88).

[7] Voir notamment Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.

[8] H. Glevarec observe que la relation entre parents et enfants s'articule de plus en plus autour des loisirs et des activités culturelles, dans un contexte où les goûts sont désormais générationnels : «la culture contemporaine représente un domaine de partage entre générations» plus que de simple «reproduction» (p.92).

[9] L'ouvrage montre que la distribution des loisirs et des préférences selon le sexe est un moyen pour les préadolescents d'affirmer leur appartenance à un genre, souvent dans l'opposition à l'autre genre, mais que c'est aussi une contrainte car en sortir oblige à «transgresser des assignations quasi-implicites» (p.145).

 


Anne Châteauneuf-Malclès pour liens-socio.

 

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