Le Capital guerrier
Didier Lapeyronnie
Igor Martinache
Présentation éditeur :
Nos commentaires :
A la seule lecture du titre, difficile de deviner que Le Capital guerrier (Armand Colin, 2006) puisse traiter de socialisation. Or, s'il ne s'agit pas du thème central de l'ouvrage, on y trouve néanmoins une perspective aussi originale qu'intéressante sur la construction de la personnalité dans un milieu social « enfermant ». Précisons d'emblée que contrairement à ce que l'on pourrait penser, il ne s'agit pas d'une étude sur l'institution militaire, mais sur la sociabilité juvénile au sein des quartiers pauvres. Cependant, comme l'écrit Didier Lapeyronnie dans la préface, « Thomas Sauvadet n'a pas écrit un livre de plus sur les « jeunes de banlieue » et les « bandes » [...] il nous donne un excellent livre de sociologie ».
Chercheur au CESAMES après avoir enseigné à Paris-VIII, Thomas Sauvadet présente donc ici les résultats d'une enquête de terrain de longue haleine, menée dans trois « cités » différentes : deux situées dans la banlieue parisienne, l'une au Nord et l'autre au Sud (dans laquelle il a lui-même grandi), et une dans les quartiers Nord de Marseille. Il en a ramené non seulement des données très riches, de par l'intimité qu'il a su construire avec ses « enquêtés », mais également une analyse théorique rigoureuse que l'on peut situer dans la lignée de Pierre Bourdieu. Son objectif est ainsi de restituer les logiques propres au(x) monde(s) des « cités » [1], et plus particulièrement à celui des « jeunes de cités », qui, comme il le rappelle, sont loin de regrouper l'ensemble des jeunes qui habitent dans les cités. Les « jeunes de cité » sont en effet ceux qui occupent l'espace public et tendent à susciter un certain effroi mêlé de condamnation morale de la part du reste de la population. En cela, rappelle Sauvadet, ils ne font en fait que reprendre le stigmate de la jeunesse populaire comme classe dangereuse, porté avant eux au 20e siècle par les Apaches puis les loubards. Selon lui, les « jeunes des cités » se caractérisent cependant par trois grandes logiques qui structurent leur vie quotidienne depuis les années 1980. La première est la désorganisation socio-économique générale, dont ils subissent les effets de plein fouet, à commencer par le chômage de masse et la précarisation du salariat. La deuxième, le renforcement des interdépendances locales, c'est-à-dire « la multiplication des obligations et des protections mutuelles », résulte directement de la précédente. Tout comme la troisième, à savoir l'intensification des rivalités pour le contrôle de ressources locales qui se sont raréfiées.
C'est donc la contradiction entre les deux dernières qui permet de comprendre une bonne part des ambiguïtés inhérentes aux micro-sociétés emboîtées (équipes, bandes et classes d'âge principalement) que forment les jeunes de cité. Et qui rend décisif l'accumulation d'un capital spécifique à ce champ, et que Thomas Sauvadet a donc baptisé « capital guerrier ». Celui-ci ne se réduit cependant pas aux aptitudes mobilisables dans des situations violentes, mais est également formé par des ressources relationnelles, telles que la création et l'entretien d'un réseau, la maîtrise de la « tchatche », ou le « vice », un terme très utilisé par les jeunes et qui renvoie à « la manipulation d'autrui, la force de l'esprit et induit une défiance généralisée envers ses propres alliées » (p.194). Comme tout capital, le « capital guerrier » est pour partie hérité - c'est le cas par exemple pour le dernier né d'une fratrie respectée dans le quartier - et accumulé, mais Sauvadet montre bien en quoi les modes d'accumulation ou de conversion sont eux même bien propres à cet univers social. Ce capital spécifique permet également de hiérarchiser les jeunes dans leurs différents groupes et réseaux d'appartenance, et Thomas Sauvadet identifie deux axes de différenciation, qui lui permettent ensuite de proposer une typologie des « jeunes de cité » en quatre idéaux-types principaux. Il distingue ainsi les jeunes « centraux », qui occupent en permanence l'espace public [2], des « périphériques » ; ceux-ci se distinguant encore par le fait qu'ils aient adopté une « stratégie d'affrontement » ou une « stratégie de fuite ». Les « chauds » désignent ainsi les « centraux dominants », et sont ceux auxquels le sens commun se réfère généralement quand il s'agit de « jeunes de cité ». Les « toxs », abréviation de toxicomanes, occupent eux la position de « centraux dominés », les « fils à papa encanaillés », celles de « périphériques adaptés » (car ils jouent le jeu de l'affrontement - jusqu'à certaines limites - par opposition aux « purs fils à papa »).
Tout au long de son ouvrage, Thomas Sauvadet rend finalement bien compte de la diversité et de la complexité des habitants des quartiers dits « sensibles ». Il apporte un regard relativement neuf sur les logiques propres aux pratiques des jeunes qui y occupent l'espace public, du fait notamment de sa position d'observateur « privilégiée », et sait les présenter à la fois ni tout à fait comme des « coupables », ni seulement comme des victimes. Ce faisant, il évite les écueils opposés de ce type d'analyses sociologiques, à savoir le misérabilisme et le populisme [3]. Dans Jeunes dangereux, jeunes en danger (Dilecta, 2006), qui se présente davantage comme un ouvrage de vulgarisation à tonalité politique, il dénonce la montée des idéologies sécuritaires, et plaide pour une réelle prise en compte des logiques spécifiques qu'il s'emploie à éclairer. Il y montre notamment la relation ambiguë entre certaines logiques animant les jeunes de cité et l'idéologie néolibérale et consumériste ambiante, ce dont certains responsables politiques ont d'ailleurs bien conscience. Mais, comme il le rappelle, l' « insécurité » des jeunes de cité est aussi infiniment moins coûteuse à la société que la « délinquance en col blanc ».
L'étude de Thomas Sauvadet met donc en évidence un certain nombre des mécanismes de socialisation à l'oeuvre au sein des quartiers dits « populaires », apportant une perspective aussi différente que complémentaire de celle de l'ouvrage désormais classique de David Lepoutre [4]. Ces derniers se révèlent donc à la fois internes à la logique du quartier, mais également déterminés par le contexte économique particulier dans lequel s'inscrivent ces quartiers d'habitation. Il montre également bien la hiérarchisation des attitudes par rapport à laquelle les jeunes doivent se positionner. A chaque âge correspond ainsi un idéal-type de bande, chacun incarnant en quelque sorte une étape vers la mâturité. Mais le chercheur pose également la question de l'issue de ce parcours de socialisation. A travers divers exemples, il montre ainsi comment certains individus parviennent finalement à s'extraire de ce champ social, mais aussi comment d'autres ne parviennent au contraire jamais à sortir de ses logiques, avec des conséquences potentiellement tragiques.
Voici donc une contribution enrichissante à l'étude de la socialisation. Et au-delà, « un excellent livre de sociologie ».
Igor Martinache
Notes :
[1] Non sans souligner la grande hétérogénéité de ces quartiers et de leurs habitants, regroupés sous une même catégorie abusivement construite par le sens commun : « la catégorie « cité » constitue un fourre-tout, elle regroupe des gens qui n'ont ni le même revenu (du simple au triple), ni le même parcours (du lettré éduqué en milieu urbain à l'analphabète issu du monde rural) » (Le capital guerrier, p.19).
[2] Du fait notamment de leur appartenance à une famille plus pauvre. On peut néanmoins noter que cette position « centrale » dans l'univers des cités renvoie elle-même à une position périphérique dans la « grande société » et réciproquement.
[3] Sur ce sujet, voir l'ouvrage classique de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire, Seuil, 1989.
[4] Coeur de banlieue. Codes, rites et langages, Odile Jacob, 1997.