Sociologie de l'atelier. Renault, le travail ouvrier et le sociologue
Cédric Frétigné
Présentation
« [...] si la sociologie du travail industriel n'est pas réductible au cas Renault, il reste que de nombreuses études portant sur les usines Renault ont marqué l'histoire de la discipline » (p.13) [2]. Forte de cette observation liminaire, Gwenaële Rot organise ses développements en trois grandes parties. La première propose une relecture des travaux de sociologie du travail menés depuis plus de cinquante ans dans cette entreprise longtemps considérée comme le symbole de la « forteresse ouvrière ». La deuxième analyse les transformations récentes de l'organisation productive visant à assurer, au sein des ateliers, une meilleure fluidité technique et sociale sur les lignes de production. La dernière partie, basée sur un matériau de première main (observations participantes, études documentaires, entretiens) s'attache à répondre à cette lancinante question : comment, en dépit de tout (difficultés techniques, complexités organisationnelles, gestion humaine), la fluidité de la production est-elle aujourd'hui assurée dans les usines Renault ?
Dans une première étape, l'auteur dégage de grandes périodes marquant l'histoire des recherches en sociologie du travail au sein de Renault. Grossièrement, on peut établir que les travaux des années 1950-1960 sont principalement orientés autour d'un atelier appréhendé sous l'angle de son organisation technique. Les années 1970, quant à elles, consacrent l'intérêt des sociologues du travail pour une catégorie de salariés, les ouvriers spécialisés (sur machine), l'étude de l'atelier s'ouvrant ainsi à celle de la condition ouvrière. Les années 1980 reprennent à nouveaux frais les considérations antérieures, renouvelant les questionnements relatifs à l'organisation technique à travers l'étude de l'automatisation et à la condition ouvrière via des interrogations quant à son devenir. Dans les années 1990 enfin, une « éclipse de l'atelier » (p.52) est perceptible dans les travaux de sociologie du travail. Les enquêtes accordent alors un intérêt croissant aux modes de management étroitement liés à la survenue de modèles productifs importés du Japon notamment. Ces travaux font alors l'objet d'âpres débats interprétatifs dans la mesure où le caractère novateur de ces nouvelles formes d'organisation n'exclut pas le maintien d'une discipline productive héritée du « modèle » taylorien. Dans la foulée, l'auteur expose comment sa « rencontre » avec Renault a infléchi sa trajectoire de chercheur et dans quelle mesure une sociologie que l'on pourrait (trop rapidement) juger anachronique - une sociologie de l'atelier - continue à développer un fort pouvoir heuristique. Partant d'un stage étudiant à Billancourt en 1990, l'auteur défend, une quinzaine d'années plus tard et après de nombreuses immersions dans différents ateliers de plusieurs usines, que « l'atelier constitue un prisme privilégié pour comprendre le fonctionnement d'un système productif et saisir les multiples dimensions d'un processus de rationalisation complexe. À la fois pierre d'achoppement possible des décisions managériales, bout de chaîne' d'un système industriel, espace de rencontre d'individus aux professionnalités et identités multiples, il s'agit bien là du lieu où se cristallisent un grand nombre d'enjeux sociaux, où débouchent directement ou indirectement toutes les initiatives managériales, où il est possible de voir se dérouler et se structurer les projets rationalisateurs mais aussi se révéler leurs fragilités » (p.79).
Dans une deuxième étape, Gwenaële Rot traite de ce qu'il est aujourd'hui convenu d'appeler les « nouvelles formes d'organisation du travail » au sein des ateliers des usines Renault. Sans entrer ici dans le détail des outils managériaux rencontrés par la sociologue (depuis les vastes plans organisant la politique dite de la « qualité totale » jusqu'aux formes renouvelées d'organisation en équipes semi-autonomes, en passant par la politique des primes salariales), l'important est de relever que si les dispositifs sont éventuellement nouveaux, la démarche, quant à elle, s'inscrit dans la continuité et poursuit une longue tradition (certes fréquemment occultée ou ignorée des acteurs eux-mêmes). En effet, « le constructeur n'a jamais cessé d'inventer des solutions d'organisation pour mettre l'usine en mouvement, surmonter les conflits sociaux et canaliser les résistances, maîtriser les incertitudes techniques, susciter la mobilisation » (p.111). Et cette recherche obsédante de la fluidité technique et de la fluidité sociale au sein des ateliers se traduit notamment par une « recomposition et une articulation du trinôme homme / produit / process dans le sens d'une plus grande imbrication [...] » (p.124). Cette redéfinition du processus de production implique qu'elle soit orchestrée ; c'est le rôle dévolu à l'encadrement, notamment intermédiaire, dont l'auteur répertorie les formes d'intervention. Tantôt la hiérarchie joue sur les normes techniques, tantôt elle adopte un régime de mobilisation des hommes, le plus fréquemment, elle développe un modèle mixte « en vue de parfaire la rationalisation » (p.126).
Quoi qu'il en soit de ces pratiques rationalisatrices, ces dernières s'affrontent à des « points de grippage » (p.148) redoutables, lesquels ne manquent pas de survenir sur les lignes de production : « pannes », « produits défectueux », « règles inappropriées » constituent de premiers freins à la réalisation d'un flux continu et harmonieux. Dans la troisième partie de l'ouvrage, de multiples comptes-rendus d'observations attestent des difficultés rencontrées pour gommer les aspérités liées au processus de production lui-même. Par ailleurs, pour diverses raisons, des formes de résistances ouvrières s'expriment toujours au sein des ateliers et opposent une force d'inertie à la réalisation du flux. La nouveauté tient, selon Gwenaële Rot, à leurs modes d'expression, beaucoup plus labiles, poreux que par le passé. « Circonstanciée, intermittente, la résistance ouvrière est caractérisée par son imprévisibilité et sa grande discrétion » (p.178). Mieux encore, elle prend fréquemment appui sur les impossibilités logiques ou les failles des prononcés managériaux auxquels les opérateurs sont censés souscrire pour échafauder des stratégies de contournement et de (re)conquête d'autonomie dans le travail. Cela dit, le flux se réalise. C'est dire si les forces contraires (problèmes techniques, procédures inadaptées, apathie ouvrière) sont, malgré tout, contrebalancées par une action coordonnée qui prend la forme d'un « travail de compensation », entendu comme cet ensemble de « pratiques dans lesquelles s'engagent les opérateurs et l'encadrement de proximité pour dépasser ou gérer les contradictions qu'ils ont à connaître et desserrer ou contenir les contraintes qui pèsent sur eux » (p.179). Des réponses bien connues - en termes de réparation-bricolage dans l'urgence, d'entraide pour ne pas couler, de formations au débotté à l'occasion d'arrêts de la ligne de production - opposent une première série de contre-feux aux incidents (techniques et sociaux) susceptibles de rompre le flux. La mobilisation par l'encadrement, à travers des pratiques génériques dites d'animation des équipes, de pacification sociale mais également d'opacification des façons de faire, favorise aussi la continuité du flux.
Gwenaële Rot conclut en mettant l'accent sur trois éléments majeurs de son travail. En premier lieu, le processus de rationalisation disséqué infirme catégoriquement deux thèses courantes : le dépassement du modèle dit taylorien ; l'affirmation d'un modèle néo-taylorien. C'est au contraire un mouvement « profondément hybride et souvent contradictoire » (p.209) qu'a rencontré la sociologue tout au long de ses investigations. En second lieu, l'enquête invite à s'affranchir de la perspective binaire contrainte versus consentement dont le caractère exclusif nuit à l'analyse des organisations productives. Gwenaële Rot affirme ainsi qu'il est « illusoire d'opposer ou de chercher à choisir entre une sociologie de la contrainte et une sociologie du consentement puisqu'il s'agit bien de deux faces intimement imbriquées de tout fonctionnement organisationnel » (p.210). Enfin, l'auteur rappelle la manière dont la « vulnérabilité organisationnelle » (p.212) est partiellement contrée. De fait, la fluidité industrielle est tributaire d'une fluidité technique et d'une fluidité sociale dont la mise en œuvre soulève bien des difficultés exposées tout au long de l'ouvrage.
Si le texte passionnera les spécialistes du travail industriel en général, de l'industrie automobile en particulier (et singulièrement de Renault), le sociologue du travail y trouvera nombre d'observations détaillées qui permettent d'alimenter un certain nombre de réflexions. Au regard de ses enquêtes, le basculement présent d'un modèle productif antérieur (dit taylorien) à un autre (pour certains relevant d'un modèle néo-taylorien, pour d'autres développant une configuration post-taylorienne) est largement discuté par Gwenaële Rot. La partition entre contrainte (expression de la domination) et consentement (intériorisation et/ou acceptation de la domination) est, quant à elle, jugée peu féconde par l'auteur pour aiguiller les investigations empiriques. Elle masque en effet systématiquement l'une des deux têtes de ce Janus organisationnel. Par là même, toute intelligence fine des situations analysées est tronquée. Enfin, dans le débat toujours vif relatif aux objets et méthodes en sociologie du travail, l'auteur milite pour une approche du travail à la fois sous l'angle du lien social et de l'acte technique.
Cette dernière ambition est bien évidemment la partie du travail sociologique la plus malcommode à développer empiriquement. Et même si Gwenaële Rot aurait certainement pu creuser plus avant encore les partitions sociales au sein des ateliers investigués, en matière de rapports sociaux de sexe ou d'oppositions générationnelles notamment, même si parfois la juxtaposition l'emporte sur la coordination dans l'approche de la fluidité industrielle [3], cette propose un exemple convaincant d'une sociologie du travail soucieuse de tenir ensemble les deux caractéristiques de son objet : ses dimensions techniques et sociales.
Par Cédric Frétigné [1]
Notes
[1] Maître de Conférences en Sciences de l'Éducation à l'Université Paris XII Val-de-Marne, et membre du Laboratoire Genre, Travail, Mobilités de l'Université Paris X-Nanterre.
[2] En conclusion, argument symétrique inverse : « Certes l'industrie n'est pas tout le travail, l'automobile toute l'industrie, et Renault toute l'automobile. Il n'en demeure pas moins que cette recherche peut fournir un certain nombre d'enseignements sociologiques sur les transformations du travail et ce d'autant plus que, devenue aujourd'hui une entreprise comme les autres, Renault se trouve désormais libérée de la charge symbolique qui pesait sur elle » (p.209).
[3] Les règles de l'analyse invitent nécessairement à découpler, dans un premier temps, fluidité technique et fluidité sociale. Ceci dit, pour « recomposer le tout » de la fluidité industrielle, il convient de les coordonner en les rapportant au principe explicatif qui organise le travail. Pour répondre à la difficulté engendrée, la stratégie d'écriture adoptée dans le document final (ici un ouvrage) demeure cruciale.