Sociologie de l'accouchement
Marion Blatgé
Présentation
La grossesse, si elle n'est pas une pathologie, est aujourd'hui médicalisée. Cette prise en charge a bouleversé l'expérience de la maternité. La littérature contemporaine sur la naissance est militante, regrettant vivement la médicalisation d'une expérience jugée naturelle. Dépasser cette approche passe, pour Béatrice Jacques, par la confrontation des expériences féminines et professionnelles de la maternité, pour mettre à jour une définition sociale de l'enfantement. Cette analyse repose sur des entretiens de femmes et de soignants, issus d'une enquête de terrain d'une grande exhaustivité, réalisée au sein de trois établissements aux pratiques professionnelles bien distinctes. L'ouvrage est construit en cinq chapitres, qui reprennent les étapes chronologiques de la grossesse.
L'entrée dans la grossesse est insaisissable. Ce temps est distinct des autres car la prise en charge médicale est faible, la responsabilité de la femme est donc individualisée. L'importance de la santé de l'enfant à naître est intériorisée très rapidement. La vigilance est de tous les instants et change les comportements féminins, notamment alimentaires. Les futures mères entament une prémédicalisation, par le biais de différents supports de vulgarisation. Cette littérature a une approche médicale et psychologique de la maternité. L'apprentissage du rôle de mère commence très tôt. La sélection du lieu d'accouchement s'effectue ainsi rapidement, les femmes devant faire leur choix au sein d'une offre obstétricale foisonnante, mais mal répartie géographiquement.
L'expérience soignante de la naissance est différente chez les deux acteurs de l'enfantement :les obstétriciens et les sages-femmes. La définition sociale de la naissance est largement engendrée par l'institution. A deux approches différentes de la gestation - pathologique pour l'obstétricien, normale pour la sage-femme - correspondent deux types de suivis très différents - technique ou relationnel - qui s'affrontent aujourd'hui. Touchant au cœur de l'intime, ces deux professions ont un rôle prescripteur. Leurs conseils, parfois contradictoires, sont particulièrement écoutés des femmes à ce moment particulier de leur vie.
L'entrée dans l'institution a une place centrale dans le récit des femmes. Il y a bien une expérience hospitalière de la maternité. Les femmes s'en remettent, selon différents modes, à leur gynécologue-obstétricien. Elles ont confiance en l'organisation hospitalière et elles jugent fondamentales les qualités techniques du personnel médical. La relation médecin-patiente est également nourrie par les technologies médicales. Au sein de l'institution, le cours de préparation à la naissance serait un espace d'autonomie et d'affirmation des patientes. Bien informées, elles seraient capables d'appréhender rationnellement l'accouchement. Au delà de l'information, on forme également ces femmes à être de bonnes patientes, en adéquation avec les pratiques de l'établissement.
L'accouchement est le point culminant et critique de l'expérience de la maternité. Pour les professionnels, ce temps représente la phase aiguë de la prise en charge institutionnelle. A ce moment, le corps de la femme est soumis aussi bien à l'idéologie médicale du risque qu'aux contraintes organisationnelles propres au service. Le travail est rationalisé par différentes pratiques : le déclenchement et/ou la péridurale allègent le travail des soignants tout en satisfaisant nombre de femmes. Ces techniques peuvent cependant être remises en cause par certaines sages-femmes, qui y voient une négation de leurs compétences relationnelles. Indépendamment de la philosophie prônée par l'établissement (humanisation de la grossesse versus importance du risque), l'accouchement n'est jamais totalement maîtrisé par la femme. Il reste, en France, un moment critique médicalement. Par ailleurs, les capacités de négociation de la femme avec le personnel soignant sont particulièrement faibles durant ce temps inédit.
Dès lors, la principale pratique alternative est l'accouchement à domicile. Donner la vie à la maison a été, jusque dans les années 30, le seul choix offert à la grande majorité des femmes. C'est sous l'impulsion des courants féministes et écologistes que l'accouchement à domicile réapparaît au début des années 70. Loin d'être une survivance, cette pratique est accompagnée de valeurs très fortes : le refus du pouvoir biomédical, le respect de la physiologie et l'intérêt pour l'écologie. L'enquête fait apparaître des caractéristiques sociales très significatives chez ces pratiquantes militantes, notamment une proximité avec le milieu médical et/ou un capital culturel très élevé.
Cette recherche sur la maternité, exhaustive et bien documentée, est d'abord une entreprise bienvenue. Aborder sociologiquement le temps de la maternité, c'est tenter de désenchanter ce thème idéologisé. Béatrice Jacques montre l'importance de normes sans cesse renouvelées sur ce sujet. Si la médicalisation est souvent imposée aux femmes, le retour aux pratiques physiologiques n'est pas exempt de contraintes pour les mères. Le recours aux témoignages de femmes est donc particulièrement pertinent. Pourtant, les extraits d'entretiens sont courts et peu contextualisés. Cette écriture provoque une frustration du lecteur qui souhaiterait prolonger la réflexion, notamment sur les caractéristiques sociales des femmes. Pour autant, l'analyse sociologique de cet objet nous semble une perspective particulièrement riche. L'ouvrage de Béatrice Jacques s'annonce donc comme précurseur.
Par Marion Blatgé, doctorante au Laboratoire G. Friedmann, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.