Sociologie de la famille
Stéphanie Fraisse-d'Olimpio
Présentation
Jean-Hugues Déchaux procède dans une première partie de son ouvrage à un constat très exhaustif et actualisé des grandes transformations de la famille dans lequel il souligne que la diversification des modèles familiaux n'est pas un phénomène inédit. En somme, le modèle du couple marié avec enfant qui semble aujourd'hui ébranlé, n'a constitué un modèle dominant que pendant une courte et récente période allant des années 1920 aux années 1960. Pour autant, si les structures familiales retrouvent une diversité, le pluralisme familial est bien différent aujourd'hui de celui du passé dans la mesure où il reflète une transformation profonde des rapports entre les sexes, entre les générations et l'émergence d'un nouvel équilibre entre autonomie individuelle et appartenance familiale.
La seconde partie, consacrée aux nouveaux visages du couple, passe en revue les grandes évolutions du droit (institutionnalisation de la diversité des modes de vie conjugale avec le PACS, législation qui favorise d'abord le divorce par consentement mutuel en 1975, puis les ruptures pour « altération définitive du lien conjugal » en 2004). La simplification des procédures de séparation valide le droit unilatéral à se séparer, précisant ainsi qu'on ne peut obliger un couple à durer. La banalisation des ruptures d'union transforme ainsi la conception de la vie à deux puisque l'éventualité de la rupture de la vie de couple est une issue probable. Le couple ne dure que tant que le désir de vie commune se maintient mais il devient légitime de rompre l'union même pour en recomposer une nouvelle. En somme, ce que J.-H. Déchaux appelle le « nomadisme conjugal » montre, paradoxalement en apparence, la force de la notion de couple.
Le couple se « privatise » donc en ce sens que la vie commune est surtout fondée sur la volonté et la liberté personnelles et se soumet moins à la loi et au contrôle social. F.de Singly [1] parle de « famille relationnelle » pour évoquer notamment l'idée que le couple aurait même pour fonction de construire l'identité conjugale à travers la relation de couple. Les rôles de chacun sont constamment négociés. En définitive, le couple serait aujourd'hui au service de l'individu et plutôt que l'inverse.
Le pendant de la progression de cet « individualisme moral » est une certaine indétermination des codes de conduite puisqu'il appartient à chacun, dans sa vie privée de trouver un équilibre entre autonomie individuelle et responsabilité sociale. L'érosion du conformisme au modèle unique et l'assouplissement du cadre institutionnel marquent l'émergence d'un pluralisme des normes. Certains auteurs [2] vont même plus loin en soulignant que le « devoir d'originalité » dans la configuration conjugale, norme probablement la plus consensuelle aujourd'hui, est certainement tout aussi contraignant pour le couple. Celui-ci est ainsi soumis à un « sentiment d'incertitude chronique » autour par exemple d'un imaginaire social du bonheur amoureux et de l'épanouissement affectif et sexuel.
L'auteur présente ensuite une typologie des manières de faire couple (« différentes façons de placer le curseur entre le « je » et le « nous ») inspirée par Kellerhals [3]. Cette typologie qui n'échappe pas au risque de simplification, permet toutefois à l'auteur de mettre en évidence les contradictions de l'individualisme moral appliqué au couple puisque la philosophie conjugale moderne caractérisée par l'égalité, l'autonomie de chacun, la nécessité de communiquer, l'épanouissement personnel, est difficile à réaliser dans les faits. L'instabilité conjugale résulte donc en grande partie des fortes attentes des individus sur le couple.
Le troisième chapitre porte sur l'éducation familiale et souligne la diversité des styles et méthodes d'éducation. Trois modèles éducatifs se dégagent, du plus traditionnel ; le style « autoritaire », à celui qui valorise le plus l'autonomie des enfants ; le style « négociateur ». Le troisième, le style « maternant » emprunte aux deux premiers. L'auteur souligne que le milieu social affecte les styles éducatifs des familles ; ainsi, le style « autoritaire » sera plus fréquent dans les familles populaires, tandis que le style « négociateur » reflète mieux les valeurs des cadres et professions intellectuelles supérieures.
Jean-Hugues Déchaux qui met l'accent en permanence sur les inégalités sociales, revient ensuite sur le rapport des familles à l'école en insistant sur le suivi scolaire des familles. Il présente ainsi les différences d'implication en fonction du sexe de l'enfant, du nombre d'enfants, du milieu mais aussi de la configuration familiale (impact du divorce sur la réussite scolaire des enfants). Il souligne encore derrière la préoccupation scolaire des parents la tension entre l'aspiration à l'autonomie et l'épanouissement des enfants et la nécessité de rigueur et d'effort exigés pour réussir. L'opposition entre ces deux orientations normatives est en particulier très vive dans les familles de classes moyennes et supérieures à la fois attachées aux valeurs de « l'individualisme moral » et soucieuses de leur reproduction sociale.
Le quatrième chapitre est certainement le plus stimulant. L'analyse est centrée sur l'articulation entre liens du sang et liens du quotidien, qui invite à engager une réflexion sur la composition d'une « parenté plurielle ».
Les recompositions familiales après désunion créent des configurations complexes dans lesquelles émergent des nouvelles figures familiales. Irène Théry soulignait déjà en 1991 [4], à quel point la difficulté à dénommer les divers membres du réseau familial (beau-parent, quasi-frère...) reflète une déconnexion des normes existantes par rapport à ces formes nouvelles de parenté. Les efforts engagés par les législateurs pour tenir compte des évolutions de la famille ont consisté à encourager la coparentalité, c'est-à-dire le droit de l'enfant à être élevé par ses deux parents même s'ils sont séparés. Pourtant cette norme coparentale qui incarne là encore la modernité conjugale, privilégiant le dialogue, l'égalité, la souplesse, se révèle difficile à mettre en œuvre et alimente les tensions dans le couple parental contraint de fournir un travail de concertation alors que le couple conjugal n'existe plus. Cette situation reproduit paradoxalement la division sexuelle du travail et replace la mère au centre, en particulier dans les milieux modestes.
Le souci d'assurer la « pérennité » de la famille d'origine qui caractérise la logique coparentale a également pour effet de complexifier le positionnement du «parent social ». Le rôle du beau-parent dans la famille recomposée et à plus forte raison homoparentale, n'est ainsi pas pris en compte dans le droit du fait d'une difficulté à concevoir les rapports entre parenté sociale et parenté de sang sur un autre mode que celui de la concurrence. Pour l'auteur ces relations plurielles et non reconnues par le droit, qui s'établissent entre adultes et enfants pourraient être qualifiées de « parentalité ». Ce terme recouvrerait alors « la réalité des relations nourricières, éducatives, affectives qu'un enfant entretient avec l'ensemble des adultes qui l'élèvent ». Parentalité et filiation se recoupent mais ne peuvent être confondues. La filiation peut englober la fonction parentale au même titre que la parentalité, mais renvoie aussi à l'appartenance à un groupe à travers la transmission du nom, de l'héritage... La pluriparentalité n'équivaut donc pas à une filiation plurielle.
La dernière partie du livre revient sur les réseaux de sociabilité et d'entraide au sein de la parentèle, entendue comme l'ensemble des personnes avec lesquelles l'individu est apparenté. L'auteur souligne que si les solidarités familiales sont présentées comme très vives aujourd'hui, elles ne sont ni réapparues par miracle depuis la fin des années 70, ni la marque d'un retour de pratiques traditionnelles. Elles incarneraient plutôt « un nouvel esprit de famille » [5] combinant individualisme moral et transmission, épanouissement de soi et continuité familiale.
La parentèle s'organise en cercles concentriques, distincts selon la force des liens et mesurables par la densité des interactions (contacts, échanges d'aides et de services). Jean-Hugues Déchaux souligne la géométrie variable des relations de parentèle et le caractère souvent électif du rapport à la lignée (particulièrement visible dans le travail de mémoire). Il s'interroge ensuite sur les échanges économiques au sein de la parenté à partir d'enquêtes statistiques détaillées. Celles-ci montrent les solidarités familiales atténuent sensiblement les écarts entre ménages jeunes et plus âgés au profit des premiers mais ne réduisent pas les inégalités entre groupes sociaux. Les politiques publiques de redistribution ont ainsi un impact autrement plus important. Il n'en demeure pas moins que les solidarités familiales prennent des formes très différentes selon les classes sociales : l'entraide financière est ainsi plus forte dans les classes supérieures tandis qu'elle prendra plutôt la forme d'échanges de services dans les classes populaires.
En définitive, l'auteur souligne en permanence la progression de l'individualisme moral qui contribue à ébranler le rapport entre l'individu et la famille : ce n'est désormais plus l'individu qui est au service de la famille, mais la famille qui doit offrir à l'individu un cadre de vie épanouissant et protecteur. L'expression « d'individualisme familial » résume bien pour l'auteur l'idéal de liberté qui a gagné la sphère familiale. Mais l'individualisme ne signifie pas pour J.-H. Déchaux, la dissolution des normes mais leur redéfinition. En effet, si de normes nouvelles émergent et contribuent à déterminer ce qui doit être socialement valorisé (ce qu'est un « bon couple », une « bonne famille »...), ébranlant en cela les normes anciennes, il est excessif de parler de dérégulation de la famille. En effet, la promotion de l'individualisme génère de nouvelles formes de contrôle social à travers ce que l'auteur appelle la « judiciarisation » de la vie privée.
Par ailleurs, l'émergence de normes nouvelles ne se traduit pas par l'affaiblissement des normes mais au contraire plutôt par leur abondance, ce qui se traduit par des styles conjugaux, éducatifs...variés. Cette coexistence de registres normatifs peut induire des tensions et des contradictions dès que les acteurs hésitent entre des orientations normatives qui leurs paraissent d'une égale valeur.
Mais au-delà des contradictions qu'il génère, le pluralisme familial est plus sources d'inégalités que l'uniformisation normative puisque la plus grande flexibilité familiale, en ouvrant l'espace des possibles, a tendance a rendre l'écart entre l'idéal et sa réalisation plus grand dans les familles disposant de moins de ressources.
Stéphanie Fraisse-d'Olimpio pour SES-ENS.
Notes
[1] F.de Singly, Les Uns avec les autres. Quand l'individualisme crée du lien. A.Colin, Paris, 2003.
[2] J.Kellerhals, E.Wismer, R.Levy, Mesure et démesure du couple. Payot, Paris, 2004.
[3] J.Kellerhals et al. Mariages au quotidien. Pierre-Marcel Favre, Lausanne, 1982.
[4] I.Théry, « Trouver le mot juste : langage et parenté dans les recompositions familiales après divorce», in Segalen M. (dir.), Jeux de familles, Presses du CNRS, Paris, 1991, p.137-156.
[5] Attias-Donfut C., Lapierre N. et Segalen M., Le Nouvel Esprit de famille, Odile Jacob, Paris, 2002.