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L'esclavage, la colonisation, et après; France, Etats-Unis, Grande-Bretagne.

Publié le 27/07/2007
Auteur(s) - Autrice(s) : Weil, Patrick ; Dufoix, Stéphane
PUF
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Commentaires éditeur :
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Nos commentaires :
Comme le rappellent Patrick Weil et Stéphane Dufoix dans leur préface à cet ouvrage collectif, l'esclavage et la colonisation sont passibles aujourd'hui du jugement que Gérard Noiriel portait sur l'immigration il y a 15 ans en la qualifiant de « non-lieu de mémoire ». Il semble essentiel aujourd'hui de faire sur l'esclavage et la colonisation le travail qui a été entrepris depuis sur l'immigration, cette dernière étant désormais prise en compte comme une composante de l'histoire nationale. En effet, l'oubli de l'esclavage et de la colonisation favorise la rupture entre ceux dont les passés sont différents, et laisse de côté la nécessaire réflexion sur les continuités entre passé et présent. Combinant les apports de la sociologie et de l'histoire, cet ouvrage collectif permet de dépasser les a priori et les simplifications dans ce domaine en montrant comment s'opèrent les « transferts de mémoire », par quel biais les traumatismes du passé se perpétuent sous des formes nouvelles ou deviennent les enjeux identitaires d'aujourd'hui

Une première partie aborde les justifications de la colonisation.

La première contribution analyse à travers la pensée de Diderot la complexité du regard porté par les philosophes sur le commerce « global ». Bien loin d'être un apôtre du « doux commerce », Diderot, dans sa contribution à L'histoire des deux Indes de l'abbé Reynal montre l'ambivalence de l'extension des relations marchandes qu'il observe dans les colonies britaniques. Pensé comme un système politique et moral plus que comme une sphère autonome, le commerce s'avère positif lorsqu'il permet l'échange des choses comme des idées, mais il a partie liée avec un impérialisme que le philosophe condamne, encourage la cupidité et la prédation. La prise en compte de cette ambivalence dessine une généalogie des débats actuels sur la mondialisation.

Si une génération de penseurs libéraux, de Diderot à Smith, a condamné avec fermeté le caractère inhumain de l'entreprise coloniale, il n'en va pas de même pour leurs héritiers du XIXe siècle. Pour J.S. Mill comme pour Tocqueville, dont Jennifer Pitt compare les réflexions sur ce thème, la conquête coloniale s'avère un acquis positif, mais leurs justifications diffèrent, conformément aux caractéristiques nationales de la rhétorique impérialiste. Tocqueville fustige ainsi l'hypocrisie des britanniques qui légitiment leur conquêtes par des raisons morales au nom d'une influence civilisatrice. Son propre argumentaire fondé sur la « grandeur de la France » apparaît à son tour aux yeux des Britanniques belliciste et chauvin. Pour autant Tocqueville, une fois acquise la conquête de l'Algérie, pour laquelle il n'hésite pas à prôner la violence, ne laisse pas d'espérer qu'elle soit mise à profit pour « civiliser »;

La troisième contribution aborde une justification d'une tout autre nature. A travers le récit d'un esclave blanc en Kabylie, ce sont les souffrances infligées à un blanc et la barbarie dont elles témoignent qui fournissent un argumentaire plus ou moins implicite.

Une deuxième partie aborde la gestion des différences dans le cadre colonial et esclavagiste.

Une première étude porte sur les hiérarchies serviles en Guadeloupe, hiérarchie qui s'appuie sur une utilité économique supposée, elle-même fonction de la qualification, de l'âge de l'état de santé, mais aussi d'une hiérarchie raciale qui place les mulâtres à son sommet et l'Africain au plus bas, les créoles occupant la position intermédiaire. Fait intéressant, cette hiérarchie est reprise à son compte au moins en partie par la population servile, ce qui permet de comprendre à la fois comment une population blanche très minoritaire peut asservir une population beaucoup plus nombreuse et comment ces hiérarchies peuvent laisser des traces qui survivent à l'abolition.

Le texte suivant examine de façon critique les arguments qui font de l'anti-esclavagisme un corollaire du déclin des formes précapitalistes d'exploitation. Ces thèses passent en effet sous silence de nombreuses contradictions, par exemple le fait que l'esclavagisme a permis au Sud une certaine prospérité économique ou que l'abolitionnisme ne procède pas d'une idéologie unique.

Emmanuelle Saada examine ensuite à travers la doctrine juridique l'articulation particulière entre nationalité et citoyenneté que crée le statut de sujet dans l'Empire colonial français. Tandis qu'en métropole nationalité et citoyenneté tendent à se confondre au fur et à mesure que se codifie la nationalité française, dans les colonies les deux notions vont avoir tendance à se disjoindre, le sujet « bénéficiant » d'une nationalité sans citoyenneté, nationalité qui semble alors privée de toute signification. L'accession des sujets à la citoyenneté, extrêmement restrictive, impose au candidat de faire la preuve de sa complète assimilation, de son adéquation avec la « civilisation française », la seule volonté de devenir citoyen français n'apparaissant jamais suffisante. En dernière instance, la notion de race, absente du droit, n'en joue pas moins un rôle clef dans la doctrine juridique de la nationalité : entendue non pas comme une réalité juridique mais comme un principe de « continuité de générations qui se transmettent des institutions spécifiques » elle est la réalité sous-jacente à la civilisation dont le droit et le statut juridique ne sont que l'expression. Si cette construction intellectuelle apparaît de façon explicite à propos de la situation coloniale, elle semble aussi structurer implicitement la doctrine de la nationalité en métropole.

A partir de l'étude de la situation des cadres administratifs dans les colonies françaises, Véronique Hélénon montre comment race, statut juridique et hiérarchie administrative se combinent pour créer une hiérarchie, non seulement entre colonisés et colonisateurs, mais aussi entre colonisés, les Africains se trouvant ainsi subordonnés de fait par rapport aux Antillais.

La troisième partie de l'ouvrage s'interroge sur la façon dont les hiérarchies secrétées par l'esclavage et la colonisation de masse ont pu survivre au système qui les a fait émerger.

Un premier texte radical de Loïc Wacquant souligne la continuité fonctionnelle entre esclavage, ségrégation, ghetto et incarcération de masse dans le contrôle de la population afro-américaine.

Une deuxième contribution examine comment l'accès des noirs à la propriété des terres, un temps envisagé après la guerre de sécession (cf. la fameuse formule « 40 acres and a mule ») s'est trouvé restreint de fait, condamnant les noirs à occuper une position subalterne dans la hiérarchie du travail agricole.

Le texte de Paul Schor examine comment la tradition statistique américaine est façonnée par le contexte de l'esclavage. Les recensements devant résoudre la question du statut ambivalent des esclaves, à la fois personnes et biens, la solution retenue compte les esclaves comme trois cinquième d'un homme libre. Rapidement à cette distinction juridique va se surimposer la distinction raciale : ainsi les catégories d'âge utilisées pour les noirs, libres ou esclaves diffèrent de celles utilisées pour les blancs, entérinant l'idée de deux humanités distinctes. De même lorsque la catégorie mulâtre est introduite au recensement, seules les catégories « noir » ou « mulâtre » sont proposées aux esclaves, qui ne sauraient être comptés comme blancs. Cette question raciale conditionne ensuite la représentation de la population américaine : par la suite, noirs et mulâtres, mais aussi Chinois, Indiens puis Japonais sont considérés comme des couleurs, en appliquant de surcroît la fameuse « one drop rule », qui compte les enfants comme celui de leurs parents qui n'est pas blanc. Malgré la rupture instaurée par le recensement de 2000, qui permet de se rattacher à plusieurs groupes raciaux, l'histoire du recensement américain reste marqué par celle de l'esclavage et par la hiérarchisation raciale qui en résulte, tandis que le nombre de personnes qui utilisent cette possibilité de revendiquer un héritage pluriel reste faible en regard du grand nombre de métissages qui ont produit la population américaine actuelle

Jena-Philippe Dedieu examine le sort réservé aux comédiens africains : alors même que la France a formé à la tradition du théâtre classique, à travers l'action du Ministère de la Coopération, plusieurs générations de comédiens noirs, ceux-ci, acculés à l'émigration par le manque local de débouchés et de liberté d'expression, rencontrent en France une discrimination qui est étrangement passée sous silence. Tandis que le répertoire restreint qui leur est offert, des Nègres de Genet à la Tragédie du roi Christophe d'Aimée Césaire, est de plus en plus rarement montée avec des comédiens noirs, à l'inverse la présence d'un comédien noir sur scène semble nécessiter une justification, comme si ceux-ci se voyaient dénier ce qui fonde le métier d'acteur : la capacité de représenter autre chose que ce qu'ils sont.

La quatrième partie de l'ouvrage examine la spécificité des migrations en provenance des colonies, migrations qui se distinguent notamment par le traitement administratif particulier dont elles sont redevables.

Mae M. N'Gai montre comment les migrants philippins, ressortissants américains dont l'immigration fut encouragée au départ pour contrebalancer les effets sur le marche du travail de l'Immigration Act restrictif de 1924, devinrent dans les années 20 l'objet d'un racisme violent. La pression des nativistes, mais aussi des syndicats comme l'AFL, conduisit à restreindre l'accès des Philippins au territoire américain, ainsi qu'à mettre en oeuvre un programme de rapatriement peu suivi d'effets.

Alexis Spire revient sur la gestion de la main d'oeuvre algérienne après l'indépendance en montrant que l'un des principaux éléments de continuité avec les structures coloniales tient à la reconversion dans les nouvelles institutions des agents de l'Etat chargés auparavant du contrôle des « Français musulmans »

Le texte suivant se penche sur le rôle de la référence aux tirailleurs sénégalais dans les revendications des sans-papiers, en montrant comment se construit dans les colonies françaises en Afrique une rhétorique fondée sur le principe de la dette et de l'obligation réciproque.

Le dernier texte de cette partie s'attaque à une idée communément admise : les politiques française et britannique de gestion de la main d'oeuvre immigrée en provenance des colonies seraient dans la continuité de politiques coloniales elles-mêmes profondément distinctes. Au modèle français assimilationniste s'opposerait un modèle britannique respectueux des traditions locales. Ce lieu commun semble contestable, d'une part parce que les politiques effectives de gestions des colonies françaises et britanniques ne semblent pas avoir finalement différé aussi profondément que cela et d'autre part parce que ni en France ni en Grande-Bretagne l'idéologie coloniale n'a fourni les sources de légitimité des politiques d'intégration des immigrés. En revanche, il existe des facteurs ponctuels de continuité, notamment dans le domaine de l'accès à la citoyenneté, plus favorable aux anciens colonisés qu'aux autres migrants. Ces régimes particuliers ont ensuite suscité en réaction des mesures restrictives, et la mise en place d'institutions spécifiques (FAS, Sonacotra en France) chargées de « résoudre les problèmes » suscités par l'immigration.

Enfin la dernière partie de l'ouvrage met en question les politiques de la mémoire et de la réparation.

Une analyse des deux oeuvres majeures, le Cahier d'un retour au pays natal d'Aimée Césaire, et Peau Noire, masques blancs de Frantz Fanon met en évidence le dilemme auquel ces deux auteurs s'affrontent chacun à leur manière, entre un universalisme porteur du risque d'assimilation et d'anéantissement, et l'indigénisme qui ne fait que reprendre à son compte les catégories du préjugé racial. Dans l'une et l'autre oeuvre, le lien qu'entretiennent la rationalité et le langage avec le racisme est interrogé.

Le texte suivant montre l'impact de l'esclavage et de l'émancipation sur la construction des identités politiques dans les départements français d'Amérique. Si en théorie l'émancipation devait conduire à l'accession à la citoyenneté des affranchis, qui plus dans le contexte de suffrage universel de 1848, en pratique cette accession sera freinée par la mauvaise volonté des notables locaux. Le désir d'assimilation politique complète au sein de l'Etat français reflète une aspiration à l'égalité des droits, égalité qui est loin d'être effective au sein d'ensemble régis par un statut colonial particulier. La départementalisation en 1946 marque l'aboutissement de cette volonté politique, tandis que la socialisation politique porte la marque d'un projet d'émancipation sans cesse à achever.

Comment considérer la thèse du refoulement du passé servile au sein de la population antillaise ? Pour l'analyser Michel Giraud cherche à voir comment la mémoire de l'esclavage et son refoulement supposé sont instrumentalisés au service de débats politiques actuels. Loin d'être refoulé ce passé semble effectivement présent, mais alors que la commémoration de l'esclavage tend à mettre en évidence la spécificité d'une lutte de libération assimilée aux combats ultérieurs pour l'indépendance, l'analyse des mouvements d'émancipation montre qu'en réalité ceux-ci, tout en ayant leur spécificité, s'inscrivent avant tout dans une revendication de citoyenneté.

Christine Chivallon se penche sur la façon dont deux villes négrières, Bordeaux et Bristol, traitent leur passé. La différence entre ces deux politiques de la mémoire montre l'importance des modèles nationaux d'intégration, la question de la mémoire de l'esclavage apparaissant comme centrale dans la gestion des identités communautaires.
Benjamin Stora analyse le « retour de mémoire » de l'été 2000 autour de la pratique de la torture en Algérie. Il n'est pas lié au seul travail médiatique, mais à une conjonction de facteurs, parmi lesquels il faut citer le désir de reconnaissances de enfants d'immigrés algériens nés en France, l'ouverture des archives, le souhait de passer le témoin à une nouvelle génération.... Largement connue au moment de la guerre d'Algérie, la pratique de la torture est ensuite refoulée, aucun des acteurs du conflits ne souhaitant voir poser la question de la responsabilité, mais ce refoulement semble aujourd'hui inconciliable avec une volonté de réconcilier des mémoires encore aujourd'hui antagonistes.

Le dernier texte de l'ouvrage analyse le traitement des traumatismes historiques en France depuis 1945. Définis comme les blessures graves consécutives à des politiques publiques, ces traumatismes peuvent se constituer en problèmes publics. Claire Andrieu revient sur le traitement de la persécution et l'extermination des juifs français. La politique des réparation vise au départ à rétablir la légalité républicaine. A partir des années 90, l'orientation change et parce qu'elle met à jour les failles et les fautes de la nation française, la gestion de cette question, ouvre la porte à la fragmentation communautariste. Mais dans le même temps, la Shoah est assimilée à une figure universelle du mal et s'inscrit dès lors dans la continuité de l'idéologie nationale.


A noter :
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