L'invention de l'illettrisme
Publié le 27/07/2007
Auteur(s) - Autrice(s) :
Lahire, Bernard
La decouverte
2-7071-4592-0,
Commentaires éditeur :
L'« illettrisme » fait désormais partie des grands problèmes sociaux publiquement reconnus en France, considéré comme une priorité nationale par les plus hautes instances de l'État. Depuis l'invention du néologisme, à la fin des années soixante-dix, on a assisté à la fantastique " promotion " de ce problème. Mais entre la réalité des inégalités d'accès à l'écrit, qu'il ne s'agit pas de nier, et les discours qui sont censés en parler, le rapport n'a rien d'évident. C'est ce qu'entend démontrer Bernard Lahire dans cet ouvrage, en analysant les grandes phases de la construction publique du problème, mais aussi et surtout, la rhétorique des discours sur l'illettrisme. S'appuyant pour cela sur un corpus très étendu : il retrace l'histoire de l'« invention » collective de l'illettrisme, cette extraordinaire machinerie qui a créé, par la magie d'un immense et intense travail symbolique, un « problème social ». Pour Bernard Lahire, la sociologie historique de l'« illettrisme » est un moyen de prendre distance par rapport aux présupposés et aux pièges des discours ordinaires. Son travail est une manière d'interroger toute une période de notre histoire politico-idéologique, et notamment le « tournant culturel », pris en France à partir des années 1960. Il permet ainsi de saisir le poids et la nature des représentations de l'écrit dans notre pays, ainsi que des processus de stigmatisation qu'induit la valorisation sociale de la culture lettrée.
Nos commentaires :
A l'heure où sort une enquête de l'INSEE qui permet à Fabrice Murat d'affirmer que « 12 % des 18-65 ans sont dans une situation préoccupante face à l'écrit », ( Les compétences des adultes à l'écrit, en calcul et en compréhension orale INSEE Première n°1044, octobre 2005) la réédition du livre de Bernard Lahire permet de rappeler utilement que ce type d'observation pose plus de questions qu'il n'offre de réponses. En analysant la constitution de l'« illettrisme » en problème social, cet ouvrage nous met en garde contre la tentation d'appliquer au monde social une grille de lecture; scolaire.
Rappelant les étapes de l'alphabétisation généralisée, Bernard Lahire montre comment celle-ci met en place progressivement un référent culturel commun, à partir duquel peuvent désormais se jauger spécificités, inégalités et différences. Mais ce travail d'unification culturelle et linguistique ne doit pas masquer que sous le lire/écrire, on regroupe une grande variété de pratiques hétérogènes : quoi de commun entre l'écriture à usage domestique et la rédaction d'une dissertation ? L'équivalence que nous établissons aujourd'hui spontanément entre lire et comprendre est elle-même en réalité un produit récent de l'histoire scolaire. Or une telle équivalence permet de reculer indéfiniment la frontière qui sépare ceux qui sont « compétents » en lecture de ceux qui ne le sont pas. Evaluer les inégalités dans ce domaine s'avère donc bien plus complexe que la lecture de l'enquête de l'INSEE ne le laisse penser, même s'il n'est pas question de nier ces inégalités. Mais ce que la suite de l'ouvrage va montrer, c'est que l'« illettrisme » constitué en problème social s'attache moins à décrire ces inégalités ou ces diversités de pratiques qu'à construire autour d'elles un discours éthique dans lequel la culture lettrée apparaît comme la voie d'accès à une vie digne d'être vécue. Le corpus de textes ? livres, articles de journaux, actes de colloques, de conférences, rapports publics ? étudiés par l'auteur montre comment se constitue, puis se solidifie le « fond commun discursif » auquel puise la rhétorique publique sur l'« illettrisme ».
Etudiant la fabrique d'un problème social, Bernard Lahire ne valide nullement la coupure entre réalité et discours : il s'agit bien de suivre une réalité sociale concrète qui est celle du travail ? de pression, de médiatisation, de militantisme; ? qui permettent d'instituer un ensemble cohérent d'habitudes discursives sur la question de l'« illettrisme ». C'est sous l'influence de l'association d'inspiration chrétienne ATD-Quart Monde qu'émerge le terme et l'essentiel des lieux communs rhétoriques qui l'accompagnent. Forgé sans doute aux alentours de 1978, il apparaît pour la première fois dans un rapport moral de l'association de 1979 intitulé « Le défi du quart monde », avec un succès certain puisque 6 ans plus tard il fait son apparition dans le Robert ! S'expliquant sur ce néologisme, les militants de l'association mettent en avant le refus du terme « analphabète » jugé péjoratif et impropre s'agissant de personnes ayant suivi une scolarité en France. Tandis qu'émerge le terme lui-même, la thématique de l'« illettrisme » va progressivement s'autonomiser par rapport à celle de la pauvreté dans les discours de l'association, qui tend de plus en plus à présenter son action comme un combat culturel. De même se mettent en place les thématiques qui vont par la suite constituer le fond de la rhétorique publique sur la question, en particulier le pouvoir exorbitant accordé à la lecture de permettre d'accéder à une vie épanouie, digne, autonome, bref une vie « digne d'être vécue », tandis que la misère, la dépendance, voire la délinquance et la violence sont tour à tour associé à la condition de l'illettré. Peu à peu cette rhétorique trouve sa consécration dans l'institutionnalisation de la lutte contre l'« illettrisme », dont le flambeau va progressivement être repris par l'Etat à travers des rapports publics, la création en 1984 du Groupe Permanent de Lutte contre l'« illettrisme » : la question est ainsi passé des missionnaires, militants dévoués, aux fonctionnaires du culte; Cette consécration de l'illettrisme en problème public, relayée par la presse qui s'en fait largement l'écho, rencontre un succès d'autant plus grand que le flou sémantique même du terme devient une force, le muant en cause commune qui concerne un vaste ensemble d'acteurs, des pédagogues aux travailleurs sociaux en passant par les entreprises recrutant du personnel faiblement qualifié;
Dans la seconde partie de l'ouvrage Bernard Lahire s'attache à décrire précisément l'ensemble des lieux communs de la rhétorique publique sur la question : flou et variabilité des définitions, qui constituent comme on l'a vu l'une des forces de la thématique en permettant à de nombreux acteurs sociaux d'y trouver leur compte, usage purement rhétorique de statistiques à géométrie très variables ?selon les sources et les modalités de comptage on trouve entre 50 000 personnes concernées et; 70 % de la population française ? et destinées à justifier un discours catastrophiste, évacuation des difficultés liées à la définition d'un savoir lire et savoir écrire minimal, glissement constant entre le registre de la rigueur scientifique et celui de l'émotion ou de l'indignation; Emerge progressivement la figure de l'illettré « honteux », dissimulant son « handicap », ce qui permet au passage de renforcer l'effet produit par les chiffres ?nécessairement sous-estimés du fait de cette « honte » ? et de glisser vers l'idée d'une déviance morale. A travers l'association de la thématique de l'« illettrisme » et de celle de la prison ou de la maladie mentale, cette « classe souffrante » est également potentiellement désignée comme « classe dangereuse »;
La constitution de l'« illettrisme » en problème social passe également par le dialogue entre les deux figures ? qui dans la pratique ne sont pas forcément clairement distinctes ? du savant et de l'expert. La troisième partie de l'ouvrage montre ainsi comment chacun contribue au durcissement de la question publique, l'attitude critique du savant n'étant souvent que la marque de son extériorité par rapport au champ en cours de constitution. Les enquêtes statistiques , notamment celles de l'INSEE, permettent un durcissement statistique d'un problème flou et imposent un grille de lecture scolaire du monde social. Une parte importante du chapitre est consacrée à l'analyse, à travers les écrits d'Alain Bentolila, professeur de linguistique et figure très médiatisée de l'expert, d'un discours marqué par l'ethnocentrisme lettré. Diagnostiquant dans l'« illettrisme » une forme « d'autisme social » , Alain Bentolila, n'hésite pas à franchir le pas qui consiste à associer cette forme de déviance culturelle, parfois implicitement désignée comme un refus volontaire de la langue, à la déviance sociale et à la violence. La parole qui se réduit « à l'invective, à l'appellation, à la désignation », par opposition à « l'exégèse » ne différencie selon lui en rien l'homme de l'animal : les illettrés sont ici implicitement désignés comme infra-humains. Manipulables et sensibles aux thématiques simplistes les illettrés sont aussi désignés comme la proie facile des idéologies fascisantes.
Ces associations entre « illettrisme » et violence, « illettrisme » et fascisme ont leur pendant littéraire que Bernard Lahire analyse à travers trois exemples : Le liseur, de Bernard Schlink (Gallimard, 1996), L'analphabète, de Ruth Rendell (Librairie des Champs-Elysés, 1995), et le Procès de Jean-Marie Le Pen de Mathieu Lindon (POL, 1998).
Sous ces figures de l'illettré violent, infra-humain, sensible aux discours fascisant se profile un discours éthique qui fait d'une culture lettrée la clef d'une vie digne d'être vécue. L'illettrisme devient ainsi un stigmate, et le soupçon pèse sur son humanité, sa citoyenneté, sa participation pleine et entière à la vie de la cité. Le discours libérateur qui veut amener l'illettré à être un citoyen comme les autres se retourne ainsi contre lui en en faisant un sous-citoyen selon le même principe qui conduit les révolutionnaires, au nom de la nécessaire autonomie du citoyen, à exclure de la citoyenneté femmes, mineurs et domestiques. Aboutissement de l'oeuvre civilisatrice des Lumières, qui font avec l'Abbé Grégoire des classes populaires l'enjeu d'une « mission » culturelle, l'illettré devient la nouvelle figure du dominé dans une société largement conquise par une lecture culturelle ? et scolaire ? du monde social. Ce chapitre s'achève par l'analyse du tournant qui nous a conduit depuis les années d'une grille de lecture économique des rapports de domination à une interprétation culturelle du monde social. Et par ce paradoxe : en dénonçant la domination symbolique, Pierre Bourdieu a opéré une rupture critique par rapport l'état antérieur de la sociologie, mais cette rupture a finalement un fonction conservatrice par rapport à un nouvel ordre fondé sur la domination symbolique.
A noter :
A lire également sur SES-ENS le compte rendu de L'esprit sociologique