La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?
Igor Martinache
Présentation :
A force de parler de discrimination « positive », on en avait presque oublié que l'expression constituait, sinon un oxymore, du moins un troublant paradoxe. Car différencier les membres de la population en fonction de leur origine ethnique supposée est bel et bien une pratique problématique, en particulier dans la société française contemporaine. En témoigne le débat qui fait actuellement rage quant à l'opportunité d'établir des statistiques ethniques. Sans s'engager frontalement dans la polémique, Robert Castel propose donc ici de revenir sur les racines du mal que les partisans des deux camps s'accordent à diagnostiquer : ce qu'il appelle avec un pléonasme bien volontaire la « discrimination négative ». Il la définit en remarquant que, contrairement à la discrimination positive [1], « la discrimination négative ne consiste pas à donner plus à ceux qui ont moins, elle fait au contraire d'une différence un déficit marquant son porteur d'une tare quasi indélibile. [...] La discrimination négative est une instrumentalisation de l'altérité constituée en facteur d'exclusion ». Robert Castel s'inscrit ce faisant dans la lignée des analyses interactionnistes, voyant dans la discrimination négative les effets d'un processus de stigmatisation [2] qui en dit finalement beaucoup plus long sur le groupe qu'il sert [3]. Or, dans la société française contemporaine, de tels phénomènes jouent encore à plein, explique le sociologue, et pose un véritable défi à notre conception de la citoyenneté : celui d'intégrer ce registre d'altérité que constitue l'appartenance ethnique. Il s'emploie ainsi tout au long de son ouvrage à étayer ce diagnostic afin d'en dégager quelques orientations politiques pour la combattre plus pertinentes que les quelques mesures cosmétiques mises en oeuvre jusqu'à présent.
Dans le premier chapitre, Robert Castel propose de retracer la genèse de ce phénomène, dont il situe l'épicentre dans les quartiers pauvres, communément (et trop rapidement...) regroupés sous l'expression de « banlieues ». Partant des émeutes de l'automne 2005, il se livre ensuite à un exercice de socio-histoire sur le modèle de son ouvrage majeur [4]. Il nous ramène à la fin du XIXe siècle, au temps des réformateurs sociaux de tous bords, puis à la fin de la Seconde guerre mondiale, pour retracer la genèse de ces quartiers d'habitat social, initialement conçus pour remédier aux fléaux sociaux constitutifs du « mal-logement ». On oublie souvent la réussite initiale qu'ils ont pu à certains égards représenter, avant d'être touchés par un double processus de paupérisation et d'ethnicisation. Il s'agit également, comme l'auteur l'explique dans le deuxième chapitre, d'éviter certains amalgames. Ainsi, ces quartiers étiquetés par l'euphémisme « zones urbaines sensibles » et qui regroupent le dixième de la population urbaine française sont loin d'être aussi ségrégés que les « ghettos » étasuniens [5]. De même, est-il largement abusif de considérer les jeunes habitants de ces quartiers comme des « exclus », tant du point de vue économico-social que, surtout, culturel. Reste que si ces jeunes ne se situent pas en dehors de la société française, ils ne sont pas non plus pleinement dedans, faute d'une place reconnue et surtout de l'absence de perspectives. Ce qui amène Robert Castel à diagnostiquer dans les émeutes de novembre 2005 une « révolte du désespoir » face à une situation paradoxale. En effet, ces jeunes « sont des citoyens, ils sont inscrits dans le territoire français, et néanmoins ils subissent un traitement différentiel qui les disqualifie ».
L'auteur s'emploie ainsi dans le troisième chapitre à fonder ce sentiment d'être injustement discriminés de la part de ces jeunes « stigmatisés ». Il passe ainsi en revue les principaux domaines de la vie sociale où celle-ci s'exerce. S'appuyant notamment sur les travaux de Fabien Jobard, il rappelle ainsi que les interactions entre jeunes et police sont à l'origine de toutes les violences urbaines en France depuis le fameux « été chaud » de 1981 aux Minguettes à Vénissieux, et peuvent plus généralement « structurellement difficiles », entretenant quotidiennement leur lot de tensions et frustrations. Sur le front de l'emploi, les enquêtes de « testing » menées entre autres par l'équipe de Jean-François Amadieu ont confirmé qu'il existait bel et bien de fortes discriminations à l'embauche en dépit d'une législation qui les interdit. Et, même une fois l'obstacle du recrutement franchi, l'acceptation au sein du collectif de travail est loin d'être assurée, comme l'a bien montré Philippe Bataille [6]. L'école elle-même n'est sans doute pas exempte de reproches quand on remarque qu'en 1998 43% des jeunes quittant le système scolaire sans aucune qualification étaient d'origine maghrébine [7] ou que 40 % des élèves immigrés ou « issus de l'immigration » sont concentrés dans 10% des établissements. Enfin, l'appartenance à la religion musulmane n'est pas elle-même sans charrier des représentations particulièrement négatives depuis quelques années, d'autant plus qu'elle est systématiquement assimilée à une appartenance ethnique.
Il importe donc de repérer ce « rapport déçu à la citoyenneté » qui caractérise, non sans raisons, une certaine partie de la jeunesse. Et ce problème est loin de n'être que leur « affaire » car, remarque Robert Castel, « ces jeunes ne souffrent pas seulemnt d'un déficit de légitimité politique ou de ressources sociales. A partir de la disqualification dont ils sont l'objet, ils deviennent des réceptacles privilégiés pour canaliser les craintes qui traversent l'ensemble de la société ». Ce faisant, ils reprennent aux vagabonds et aux prolétaires des siècles précédents le « flambeau » des classes dangereuses. Une « stigmatisation morale, qui à la limite débouche sur leur criminalisation, [et] déplace sur ces populations qualifiées d'asociales l'ensemble de la question sociale et de la manière de la traiter ». Une « utilité » sociale dont les intéressés se seraient bien passés, et qui explique en tous cas pourquoi certains choisissent de retourner le stigmate en « revendiquant la dignité de la race contre les promesses fallacieuses de la démocratie ».
Dans le cinquième et dernier chapitre, Robert Castel revient sur la manière dont cette question a été (mal) traitée depuis 1974 et la fermeture des frontières à l'immigration de travail. Il passe notamment en revue l'occasion manquée qu'a constituée la « Marche pour l'égalité et contre le racisme » de l'automne 1983, avant l'installation de la crise économique... et celle du Front National dans le paysage politique. L'auteur pointe également l'actualité internationale qui a largement contribué à diaboliser l'Islamisme - et par ricochet également dans une large mesure l'Islam-, avant de revenir sur la question du passé colonial qui ne passe pas.
Sans négliger le risque de stigmatisation qu'elles comportent pour leurs bénéficiaires, Robert Castel se prononce en fin de compte en faveur des politiques de discrimination positive, sur une base cependant territoriale comme elles le sont actuellement. C'est que le véritable problème des politiques de la ville ou des Zones d'éducation prioritaires (ZEP) ne réside pas selon lui dans leur principe, mais bien dans l'insuffisance des moyens qui leur sont alloués, ainsi que dans les limites de leur modalité. La politique des ZEP pourrait ainsi servir de levier à une « critique pratique des déviations élitistes » d'un système éducatif qui fonctionne comme un instrument de sélection sous des dehors égalitaires. Il insiste pour finir sur le fait que tous les publics défavorisés doivent être traités à parité quelle que soit leur situation ethnique, l'enjeu étant de leur permettre d'accéder aux conditions de leur « indépendance sociale ». Car, et c'est là un des grands chevaux de bataille du sociologue, la citoyenneté politique n'est qu'illusoire sans la citoyenneté sociale, c'est-à-dire une sécurité sociale au sens plein du terme, permettant à chacun de prendre pleinement part aux affaires de la cité. On peut certes regretter le manque de précision dans les propositions, il n'en reste pas moins que Robert Castel offre ici une synthèse aussi complète que solide sur un sujet brûlant et dans un ouvrage destiné au grand public. Si certains de nos dirigeants pouvaient avoir l'idée judicieuse de le lire...
Par Igor Martinache pour Liens Socio.
Notes :
[1] Sur cette question, on pourra lire le « Que sais-je ? » de Gwénaëlle Calvès, La discrimination positive, PUF, 2004
[2] Cf. les ouvrages classiques d'Erving Goffman, Stigmate, éditions de Minuit, 1975 (1963)] ou d'Howard Becker, Outsiders, Métaillié, 1985 (1963)
[3] Cf. une autre étude classique de Norbert Elias et John Scotson menée à l'échelle d'une localité britannique, Logiques de l'exclusion, Fayard, 1997 (1965)
[4] Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, dont on ne vous conseillera jamais assez la lecture...
[5] Ainsi que l'a notamment bien montré Loïc Wacquant en comparant La Courneuve et le ghetto noir de Chicago dans Parias urbains. Ghetto, banlieues, Etat, La Découverte, 2006
[6] Dans Le Racisme au travail, La Découverte, 1997
[7] On peut en passant se demander dans quelle mesure il n'est pas problématique de continuer à assimiler sous la catégorie de « Maghrébins » des personnes venant de pays aussi divers que l'Algérie, le Maroc et la Tunisie. Rappelons en effet qu'en arabe, Maghreb signifie « Maroc ».