La mort collective - Pour une sociologie des catastrophes
Présentation
Commentaires éditeur :
Ce que la mort a de monumental, d'inattendu et de collectif, tel est le sujet de cet ouvrage. II aborde les morts collectives à travers un regard sociologique, la question centrale étant : la mort d'un collectif d'hommes, outre les traitements habituels, ne suscite-t-elle pas des réactions et pratiques spécifiques en lien avec le caractère collectif de ces morts ? De ce point de vue, cette mort serait collective parce qu'elle génère un traitement original différent des décès " ordinaires ". Cette recherche se construit sur un corpus d'une vingtaine d'accidents majeurs ayant eu lieu sur le territoire français au XXe siècle. Le plus ancien est celui de l'incendie du Bazar de la Charité en 1897, les plus meurtriers ceux des mines de Courrières en 1906 et de la rupture du barrage de Malpasset en 1959, le plus récent celui de l'incendie du tunnel du Mont-Blanc en 1999. Y sont étudiées les dangerosités sociales, les réactions émotionnelles, les ritualisations du deuil et la construction d'une mémoire collective. Aujourd'hui les morts collectives ne s'expliquent plus par une vengeance divine ou une Nature furieuse, c'est la responsabilité humaine qui est en question. Se pose alors le problème quasi insoluble d'une responsabilité collective de l'homme, très complexe en terme de droit. En découle l'idée d'un passage impossible, d'où aussi la nécessité d'une sur-ritualisation et d'un oubli récurrent.
Nos commentaires :
Qu'est-ce qui caractérise la mort collective selon Gaëlle Clavandier, et la rend redevable d'une approche sociologique spécifique? Selon l'auteur, relève de cette catégorie "tout fait occasionnant plusieurs victimes qui se cristallise en un événement et requiert un traitement spécifique ritualisé". Ni le nombre de morts, ni leur cause ne suffisent à définir le phénomène: ainsi les suicides ou les accidents de la route ne rentrent pas dans cette catégorie car ils sont perçus socialement comme une somme de morts individuelles qui n'appelle pas de traitement collectif spécifique. A l'inverse l'épidémie de sida, lorsqu'elle suscite la création de groupes de solidarité, la mise en place d'un processus commémoratif spécifique répond à la définition d'une mort collective. A partir d'un corpus de catastrophes survenues sur le territoire français, de l'incendie du Bazar de la Charité en 1897, à celui qui fit 39 morts dans le tunnel du Mont-Blanc en 1999, Gaëlle Clavandier fait émerger un certain nombre de caractéristiques communes qui se dégagent non pas des accidents eux-mêmes mais de la réponse collective qu'ils reçoivent.
En effet, la catastrophe est porteuse simultanément de deux potentialités : parce que la mort fait irruption de façon imprévisible et massive, elle est un vecteur de désorganisation du tissu social. Lors de la catastrophe "naturelle", c'est précisément la nature qui semble reprendre ses droits entraînant la négation de la notion de progrès, la rupture possible du tissu social. Mais la catastrophe est aussi vecteur de changement : irréductible au connu, elle constitue une situation où tout est possible. Tout l'enjeu de la réponse collective à la catastrophe, selon Gaëlle Clavandier, est de ne pas laisser se développer l'incertitude et d'éviter la contamination des potentialités négatives.
Sur le moment, la catastrophe, instant de rupture introduit une temporalité de l'urgence dont la télévision se fait l'écho avec la dramaturgie spécifique de l'Edition Spéciale, des flashs qui interrompent le déroulement normal des émissions ? la référence mobilisée ici est Gurvitch, qui met en évidence la multiplicité des temps sociaux. La spatialisation du drame a également son importance : le territoire ou se produit la catastrophe est défiguré, privé de sa signification sociale habituelle ? on songe ici, même si cet exemple n'est pas invoqué par l'auteur, à New York privé des Twin Towers.
Pour que le cours de l'existence puisse ensuite reprendre après ce temps de rupture, un certain nombre d'étapes sont nécessaires : tout d'abord réintégrer la catastrophe dans le connu, en la nommant, en la rapprochant d'autres fait semblables, en l'expliquant ? fût-ce par des constructions imaginaires, des rumeurs qui semblent mieux à même de rendre justice à l'énormité des faits que les discours d'experts. L'auteur repère dans le discours politique autour de la catastrophe un autre passage obligé qui vise à surmonter la perte de maîtrise occasionnée par la catastrophe : l'accent mis sur la recherche des causes et des responsabilités montre ainsi une reprise en main, le consensus politique est de mise pour signifier un resserrement de la communauté nationale face à la catastrophe, tandis que la solidarité autour des victimes est soulignée par des déplacements sur les lieux. On s'attache aussi à mettre en évidence tous les comportements emblématiques de cette solidarité, les dons, les secours portés aux victimes par la population : cela permet d'affirmer la pérennité d'une cohésion sociale menacée par la catastrophe.
Cette « victoire de la vie » que les pouvoirs publics appellent de leurs voeux nécessite aussi un traitement spécifique de ces morts collectives. En effet par son ampleur, sa violence la catastrophe suscite des difficultés particulières liées à l'état des cadavres, aux problèmes d'identification. De nombreux anthropologues, comme Frazer, Louis-Vincent Thomas ont souligné la dangerosité potentielle de ces morts qui ne peuvent pas recevoir le traitement prescrit et ouvrent le champ à un imaginaire social du cadavre errant. Ces peurs ne sont pas absentes des représentations contemporaines : il faut trouver des substituts au rituel funéraire pour que le caractère massif des morts, la brutale réalité biologique à laquelle elles renvoient ne mettent pas en danger le tissu social. D'où le caractère extrêmement codifié des rites funéraires de substitution dans ces cas de mort collective ? chapelle ardente, cérémonie collective ? qui revêtent une portée symbolique d'autant plus forte que pendant cette durée, les corps sont placés sont la responsabilité des pouvoirs publics, à la différence de ce qui se produit habituellement.
A l'issue ces rituels, se construit une mémoire collective qui réunit deux dimensions antagoniques : en premier lieu, une mémoire « officielle » instituée par un processus commémoratif. Cette mémoire a la particularité de permettre de circonscrire le souvenir de la catastrophe dans le temps ? la durée de la cérémonie commémorative ? et dans l'espace, en construisant une délimitation entre le lieu du drame et le reste du territoire. Au fond cette mémoire évacue rituellement le souvenir et permet l'oubli. En s'appuyant sur des témoignages, l'auteur s'attache à mettre en évidence un autre type de mémoire, qualifiée d'événementielle, qui s'appuie autant sur des faits avérés que sur une représentation imaginaire collective de la catastrophe. C'est à la croisée de ces deux mémoires que se constitue a posteriori la catastrophe qui ne devient un objet sociologique spécifique que parce qu'elle laisse dans la société cette trace particulière.
L'auteur s'interroge enfin sur le caractère contemporain de la mort collective. Même si celle-ci met en jeu des constantes anthropologiques, elle présente aujourd'hui, dans les sociétés occidentales, une dimension particulière. Cette dimension est illustrée par la controverse entre Voltaire et Rousseau autour du tremblement de terre de Lisbonne. Alors que Voltaire voit dans ce drame la manifestation d'une "nature muette", qui résiste à l'analyse, Rousseau rejette le caractère naturel de la catastrophe et met en évidence une responsabilité humaine ? constructions trop denses, obstination à protéger les biens matériels plutôt que de sauver les vies. Ce principe de responsabilité que Rousseau pose en précurseur est devenu aujourd'hui le noeud du retour à l'ordre. C'est par la découverte des responsabilités humaines que la réparation et donc le retour à l'ordre deviennent possibles. Or cette découverte devient de plus en plus problématique du fait de l'évolution du droit : alors qu'au départ un lien juridique nécessaire existe entre dommage et faute, aujourd'hui c'est une logique d'indemnisation qui prévaut, sans que soit toujours établie la responsabilité. Pour les victimes, c'est une réparation incomplète qui ne permet pas d'imputer une responsabilité et rend difficile le retour à un ordre antérieur.
Pour l'auteur la mort collective est donc un phénomène aux multiples dimensions qui offrent un terrain d'analyse inédit des sociétés contemporaines et de leurs craintes.
Sommaire :
Introduction La mort collective, une notion mal cernée
Chapitre 1. La catastrophe, un espace de ruptures et d'espérances
- La violence du drame
- Spatialisation et temporalité du drame
Chapitre 2. Faire face à l'urgence
- Intégrer la catastrophe dans un langage
- La nécessaire victoire de la vie
Chapitre 3. Un traitement spécifique de la mort
- Des « morts pas comme les autres »
- La constitution du « collectif » des victimes
Chapitre 4. De la construction d'une mémoire à la nécessité d'un oubli
- Le processus commémoratif
- Une mémoire événementielle
Chapitre 5. Des morts inscrites dans le temps présent
- Des accidents de la route à l'épidémie du sida, qu'est-ce qu'une mort collective ?
- La responsabilité comme critère d'analyse
Chapitre 6. Quand l'événement se fait résistant
- Un « passage impossible »
- Faire écran à l'événement
Conclusion. Pour une sociologie des catastrophes
Bibliographie
A noter :
Bibliographie abondante sur les thèmes abordés : l'approche anthropologique de la mort et des rites qui l'accompagnent, les rituels commémoratifs, l'approche sociologique de la notion de risque.