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Les désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme

Publié le 27/07/2007
Auteur(s) - Autrice(s) : Philippe Askénazy
Seuil
Fiche de lecture de l'ouvrage "Les désordres du travail - Enquête sur le nouveau productivisme" de Philippe Askénazy. Contrairement à une idée reçue, la dégradation des conditions de travail ne s'explique que partiellement par une pression psychologique accrue. Pour l'auteur elle est bien davantage le fruit du nouveau productivisme qui a présidé, depuis une vingtaine d'années, à la réorganisation des entreprises et à la désorganisation du travail. Philippe Askenazy démontre que, loin d'être une « fatalité économique », cette situation constitue plutôt une aberration économique.

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Chaque jour en France, 2 000 personnes sont victimes d'un accident du travail nécessitant une interruption d'activité. Le coût global cumulé des accidents et des maladies professionnels s'élève à 3 % de la richesse nationale, soit l'équivalent théorique de plus de dix jours fériés supplémentaires; Contrairement à une idée reçue, cette dégradation des conditions de travail ne s'explique que partiellement par une pression psychologique accrue (les pathologies physiques progressent en réalité plus vite que les pathologies psychiques). Elle est bien davantage le fruit du nouveau productivisme qui a présidé, depuis une vingtaine d'années, à la réorganisation des entreprises et à la désorganisation du travail. Philippe Askenazy démontre que, loin d'être une « fatalité économique », cette situation constitue plutôt une aberration économique. Les moyens de la résoudre sans « grand soir » ni perte de performance ne sont pas hors de portée. Mais, en Europe et singulièrement en France, c'est l'inertie qui domine.

C'est devenu une banalité de l'affirmer, la problématique de l'emploi à contribué depuis quelques années à occulter celle du travail et des conditions dans lesquelles il se déroule. Or les indicateurs dans ce domaine sont alarmants. Comme le montrait encore récemment une publication de la DARES consacrée aux Résultats de l'enquête SUMER, menée par des médecins du travail (Voir : Premières Informations, Premières Synthèses , n°52-1, déc. 2004 ) , les conditions de travail se sont dans l'ensemble dégradées depuis 1994 : l'accroissement des contraintes organisationnelles va de pair avec l'augmentation des pénibilités physiques. Cette situation est peu ou mal perçue et les enseignants de SES ont peut-être eu, comme moi, l'occasion de se heurter dans ce domaine au scepticisme des élèves, pour lesquels cela ne peut traduire que le fait que « les gens râlent davantage qu'avant ». Une telle réaction n'est au fond pas tellement éloignée des interprétations dominantes du phénomène dénoncées par l'auteur : on serait passé d'une pénibilité physique à des contraintes psychiques qui seraient inhérentes au travail moderne. Le problème se dissimule d'autant mieux que l'individualisation des relations de travail contribue à «psychologiser» le phénomène. La démonstration de l'auteur contribue à rejeter ces analyses, en montrant le lien entre les nouvelles formes du productivisme aujourd'hui et la détérioration objective des conditions de travail, puis elle l'amène à se demander si une telle détérioration est inhérente à la nouvelle logique productiviste, ou bien si cette dernière peut être amendée de façon à prendre en compte la question des conditions de travail.

Dans un premier temps, l'auteur caractérise le productivisme réactif qui succède dans les entreprises américaines au modèle taylorien comme une triple extension du modèle japonais :

  • extension des logiques de production en équipe autonome et du juste-à-temps à tous les échelons de la hiérarchie et à tous les stades de la production
  • extension de ce modèle industriel au travail tertiaire
  • utilisation des TIC pour optimiser le juste-à-temps

Ces innovations n'ont pas tardé à être adoptées en Europe, où des entreprises comme l'espagnol Zara constituent de véritables modèles de réactivité face à la demande de la clientèle. Une telle évolution a suscité des espoirs d'amélioration des conditions de travail qui ont débouché sur des désillusions. Tous les indicateurs européens montrent une dégradation des conditions de travail : augmentation des problèmes de santé d'origine professionnelle, stagnation des accidents du travail, alors même que la tertiarisation de l'économie et la diminution du temps de travail ?en ce qui concerne la France ? auraient dû déboucher sur une diminution.

Face à ces statistiques, une première approche consiste à dénoncer un biais : les gens seraient de plus en plus sensibilisés au problème, la reconnaissance juridique des maladies professionnelles progresse, ce qui induirait l'impression erronée d'une dangerosité accrue du travail. Cet argument, qui pourtant ne résiste pas face aux statistiques traduisant une montée des accidents du travail dans certains secteurs, permet aux gouvernements de justifier l'inertie dans ce domaine, tandis qu'un certain économisme voit dans une simple compensation monétaire à la pénibilité accrue la solution au problème. La seconde approche, très populaire, consiste à psychologiser le problème des conditions de travail, reformulé en terme de souffrance, malheur, harcèlement. Outre le fait qu'elle ne rend pas vraiment compte du problème des atteintes physiques, cette approche s'avère fataliste : le stress est inhérent au travail moderne, et du coup, le psychologue devient l'allié objectif du patron déterminé à ne rien faire pour améliorer des conditions de travail puisque celles-ci seraient déterminées en dehors de l'entreprise. La loi sur le harcèlement moral épouse cette logique et fait ainsi de ce phénomène un problème individuel, dont l'entreprise comme personne morale ne saurait être tenue pour responsable.

Rejetant ces deux interprétation du phénomène, l'auteur détaille les modalités de l'intensification du travail qui accompagnent ce nouveau productivisme : tandis que les salariés qui n'avaient que des contraintes mentales voient augmenter leurs contraintes physiques, ceux qui assumaient des tâches physiquement pénible voient augmenter leur charge mentale. Si le lien entre cette dégradation et l'introduction de formes innovantes d'organisation du travail n'apparaît pas automatique, en revanche, les différentes études, loin de tout fatalisme, s'attachent à montrer que cette dégradation dépend bien de l'entreprise elle-même. La figure du consommateur, invoquée pour justifier les nouvelles conditions de travail semble bien n'être qu'un alibi tandis que les entreprises elles-mêmes suscitent chez les clients de nouveaux besoins : mass-customization, livraison d'une pizza en trente minutes, etc.

Dans ce contexte, l'application en France des 35 heures aurait contribué à dégrader la situation selon l'auteur, qui plus est de façon inégalitaire : seuls les cadres, qui disposent dans leur très grande majorité de RTT sous forme de jours de congés supplémentaires, paraissent en tirer un véritable bénéfice, tandis que les autres salariés voient s'accroître la pression au travail, la flexibilité horaire, sans pour autant gagner des loisirs de façon significative, leur réduction hebdomadaire effective étant souvent très éloignées des 4 heures théoriques.

A contrario, l'exemple américain montre dans la décennie récente une amélioration significative des conditions de travail, qui se traduit par un recul des accidents du travail et des troubles musculo-squelettiques (TMS). Comment expliquer cette amélioration, qui ne reflète aucunement un renoncement au productivisme ? Tout d'abord, par l'existence d'une action syndicale très combattive autour de ce thème, les syndicats portant systématiquement plainte auprès de l'Office of Safety an Health Administration (OSHA). Cette action contribue à « resocialiser le problème » qui n'est plus perçu comme individuel. D'autre part, elle a d'autant plus de poids que l'Electronic Freedom of Information Act oblige depuis 1996 l'OSHA à publier les rapports d'inspection du travail dont font l'objet les entreprises, ce qui peut constituer une contre-publicité préjudiciable. Enfin les entreprises sont d'autant plus enclines à investir dans l'amélioration des conditions de travail que le système privé d'assurance auquel elles sont tenues de souscrire leur fait payer cher la détérioration éventuelle de la sécurité dans ce domaine. Ainsi, à l'inverse du discours tenu par les patrons français, ce sont bien les contraintes économiques elles-mêmes qui peuvent pousser à l'amélioration des conditions de travail, ce qui génère, à terme des économies.

En France, toutefois, les acteurs qui pourraient impulser une telle évolution se signalent plutôt par leur indifférence au problème. L'inspection du travail a vu ses effectifs se réduire de 87 à 91, avant de remonter de nouveau mais moins rapidement que la population active, signe du désintérêt de l'Etat pour ce problème. Les entreprises sont peu incitées à réagir elles-mêmes : le système de calculs des cotisations à la branche Accidents du Travail et Maladies Professionnelles (ATMP) de la Sécurité Sociale les pousse au contraire à sous-déclarer les accidents du travail, et à sous-traiter les activités dangereuses : ainsi l'auteur fait état d'une enquête montrant que 80 % des radiations absorbées par des personnes intervenant dans les locaux d'EDF concernaient des salariés extérieurs à l'entreprise publique. Quant au monde politique et syndical, il ne se saisit guère du problème : prisonniers d'une représentation de l'emploi qui se contente de gérer la pénurie et d'enregistrer l'inéluctabilité de la dégradation, partis politiques et syndicats se contentent de se focaliser sur la pénibilité de certaines professions pour réclamer des compensation sous forme d'années de retraite.

Face à cette atonie, l'auteur propose quelques pistes : une intervention accrue dans ce domaine au niveau européen, la mise en place de collectifs qui permettent de donner à la question une importance nouvelle dans le débat public, une réforme de la branche ATMP de la Sécurité Sociale, instauration d'une transparence effective;

En reposant ainsi le problème en terme d'incitation, l'auteur a ainsi le mérite de nous rappeler que la dégradation des conditions de travail a un coût pour la collectivité mais aussi pour les entreprises elles-mêmes.

A noter :

  • Un ouvrage éclairant et très accessible, qui permet de faire un point précis et complet sur la dimension économique et sociale de l'évolution des conditions de travail.
  • Lire un commentaire du livre dans Le Monde du 30/06/2004, par D. Cohen
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