Quand la ville se défait
Présentation
Dans son premier chapitre, Jacques Donzelot souligne que « la ville se défait » car elle perd sa capacité à « faire société ». Les tensions qui la traversent portent ses diverses composantes sociales à s'ignorer. Il observe ainsi trois tendances reflétant la logique de séparation qui affecte l'ensemble de l'espace urbain : la relégation, la périurbanisation et la gentrification.
Les minorités et les plus pauvres subissent le processus de relégation dans les cités d'habitat social. L'auteur souligne que l'incapacité des habitants de ces résidences à obtenir un logement dans le privé ou même dans une meilleure partie du parc HLM du fait des stratégies des bailleurs (préserver l'attractivité de leur parc locatif en isolant certains types de locataires) leur fait subir un « entre-soi contraint ». Ce caractère contraint explique d'ailleurs la tendance des jeunes à s'approprier le territoire de façon parfois ostentatoire.
Les classes moyennes et intermédiaires fuient les grands ensembles à partir des années 70 pour rejoindre les communes rurales avoisinantes et accéder le plus souvent à la propriété selon une formule de voisinage moins contrainte mais leur garantissant au contraire un « entre-soi protecteur ». On parle alors de péri-urbanisation.
Enfin, le processus de gentrification constitue la troisième ligne de transformation de l'urbain. Il désigne l'investissement des centres anciens par une population cultivée, soucieuse d'un accès privilégié aux avantages de la centralité ; une classe intellectuelle de « manipulateurs de symboles » selon l'expression de Robert Reich [1]. Ils bénéficient de la proximité de tous les services et des moyens de transport et sont protégés de l'insécurité ordinaire par le prix dissuasif des loyers. Ils ont ainsi « un entre-soi sélectif et électif ». Face à cette logique de séparation, se trouve donc posée selon l'auteur la possibilité de maintenir la ville.
Dans la seconde partie de l'ouvrage, Jacques Donzelot observe que l'émergence de la question urbaine reflète bien sûr l'échec de la politique des grands ensembles menée au cours des Trente Glorieuses qui se traduit par la relégation de zones périphériques des grandes villes. Elle caractérise aussi plus largement les différentes tendances à la séparation évoquées précédemment qui « défont » aujourd'hui la ville. Face à cette question urbaine, la politique de la ville s'efforce depuis les trente dernières années d'apporter un certains nombres de réponses qui ont variées au cours du temps dans leur philosophie et leurs modalités. Au début, son cadre d'intervention se trouvait limité aux zones défavorisées puis, même si les quartiers en questions restèrent l'objectif principal de l'action, la politique de la ville s'élargit progressivement à l'agglomération toute entière. En outre, le contenu de l'action initialement axé sur les « gens » se déplace progressivement vers les « lieux » donc vers des opérations de démolition et de reconstruction. En effet, les « politiques de développement social urbain » menées dans les années 80 cherchent tout d'abord à donner aux habitants du pouvoir pour agir sur leur environnement et s'y épanouir. Mais dès le début des années 90, « la stratégie de discrimination positive territoriale » rompt avec les programmes de soutien à la vie associative et avec l'idée que ces quartiers auraient une richesse propre qu'il suffirait de développer. Le postulat est désormais que ces zones souffrent d'un déficit de qualité des services et d'offres d'emplois qu'il faut compenser par un supplément de moyens. On s'adresse désormais plus à des agents qu'à des acteurs. Enfin, même si l'idée de réhabilitation des quartiers est contenue dans les orientations des politiques de la ville depuis leur origine, on observe à la fin des années 90 une multiplication des projets de « rénovation urbaine » cherchant à changer la physionomie des quartiers. La philosophie sous-jacente à l'ensemble de ces actions est celle de la « mixité sociale » qui apparaît comme la condition de la résolution de toutes les difficultés que connaissent les cités : maintenir ou attirer à nouveau les classes moyennes. Ce souci de mixité au service de la cohésion sociale et de la lutte contre la ségrégation prend de plus en plus d'importance dans l'approche de l'espace urbain même si J.Donzelot rappelle utilement que cette mixité sociale reste historiquement exceptionnelle dans l'organisation de la ville moderne. Cette démarche n'est pas sans ambigüité dès lors où l'attribution de subventions, de moyens d'encadrement social et policier supplémentaires, peut finalement apparaître comme une solution à moindre coût pour tenir le problème de la concentration des immigrés à distance du reste de la ville. On pratique alors ce que les américains appellent « dorer le ghetto ».
J.Donzelot revient ensuite longuement sur l'évolution rôle impulseur de l'Etat dans la mise en place des orientations de ces politiques. Celui-ci adopte au cours des années 80 et 90 une logique plus contractuelle avec les principaux acteurs investis (collectivités territoriales, offices HLM...) en optant pour ce que l'auteur nomme « l'action à distance »
Le dernier chapitre de l'ouvrage cherche à promouvoir une politique pour la ville qui « facilite la mobilité, élève la capacité de pouvoir des habitants et unifie la ville ». Il s'agit pour l'auteur de poursuivre les réalisations de rénovations urbaines en augmentant le pouvoir des habitants sur leur quartier (empowerment) et de garantir une mobilité intra-communale pour assurer une réelle mixité sociale. Diverses expériences étrangères attestent en effet de la difficulté à imposer la mixité sociale en essayant d'attirer les classes moyennes dans les quartiers pauvres par des opportunités de foncier moins cher ou en introduisant des pauvres dans des communes aisées. En outre, J.Donzelot retient de ces enquêtes que la mixité dans l'habitat n'induit pas une mixité des relations sociales. La raison en serait la difficulté à étoffer la force des « liens faibles » à savoir les liens qui établissent un pont avec les gens les plus lointains culturellement parlant.
Faciliter la mobilité consiste alors à réduire les barrières qui empêchent les gens d'améliorer leur condition et notamment celles qui séparent les zones de relégation, péri-urbaines et gentrifiées. L'auteur revient alors sur les leviers que sont le logement, l'école et l'emploi qui doivent permettre de lever ces frontières. Il suggère par exemple de laisser aux parents le choix entre deux stratégies : jouer la carte de la mixité sociale en emmenant leurs enfants plus loin, dans des écoles et collèges fréquentés par les classes moyennes ou opter pour un enseignement plus intensif dans un établissement du quartier mais offrant un soutien pédagogique compensatoire aux élèves.
L'auteur soutient pour conclure que les politiques de la ville n'ont pas su réhabiliter « l'esprit de la ville » qui doit permettre aux individus, une fois déliés de leurs appartenances premières, de se relier aux autres de façon libre. La mixité imposée ne permet pas aux gens d'établir du lien mais les conduits plutôt à se replier sur le groupe de ceux qui partagent les mêmes codes sociaux que lui. La ville a trois vitesse que nous observons aujourd'hui donne une grille de lecture intéressante pour guider les recompositions qui permettront de rétablir « l'esprit de la ville » cher à Jacques Donzelot.
Note :
[1] Robert Reich, L'Economie mondialisée, Paris, Dunod, 1993.