Sociologie des relations professionnelles
Igor Martinache
Présentation
L'affaire « Denis Gauthier-Sauvagnac » qui bat actuellement son plein, rappelle, s'il était nécessaire, que la « fluidité » des rapports entre salariat et patronat est loin d'être automatique. Et, à en croire le récent essai de Thomas Philippon [1], la « crise du travail » en France, caractérisée par un fort taux de chômage et un faible taux d'emploi -notamment aux deux extrémités de la population active-, serait largement imputable à la méfiance réciproque entre employeurs et employés, particulièrement marquée dans l'Hexagone. Et il y a fort à parier que la refonte du code du travail qui entrera en vigueur le 1er mai prochain n'envenime encore davantage les choses...
Ces quelques constats suffisent à expliquer pourquoi les responsables politiques n'ont de cesse de vouloir améliorer le « dialogue social », alors même que les préoccupations des français semblent se porter sur d'autres sujets connexes. Autrement dit, la méconnaissance du fonctionnement des relations professionnelles est à la hauteur de leur centralité dans les enjeux actuellement au coeur des débats politiques, emploi et pouvoir d'achat en tête. C'est ce que vient opportunément rappeler ce « Repères » réédité de Michel Lallement, en même temps qu'il fournit un certain nombre de balises pour appréhender les relations triangulaires entre employeurs, salariés et Etat.
La première d'entre elles consiste à ne pas oublier que les relations professionnelles sont une construction historique, suivant une trajectoire propre à chaque état. Ainsi, si le syndicalisme ouvrier a émergé au XIXème siècle dans la plupart des pays industrialisés, son essor s'est fait à un rythme et d'une manière variables selon les états. Ce que certains analystes, comme Seymour Lipset impute à la nature de la structure sociale en vigueur avant le processus d'industrialisation ; son modèle retenant en particulier le degré de rigidité de la structure de classe, ainsi que la plus ou moins grande précocité respective des citoyennetés économique et politique. Dans les pays d'industrialisation plus tardive, cependant, un autre facteur s'avère plus décisif pour expliquer la morphologie des relations professionnelles : il s'agit de la diffusion des modèles européens - ou étasunien dans le cas du Japon. De la même manière, quoiqu'entrant moins précisément dans la diversité des trajectoires nationales, Michel Lallement décrit ensuite l'essor des organisations patronales -rappelant au passage que celles-ci se constituées à partir de la moitié du XIXème siècle autant pour limiter les effets délétères de la concurrence que pour faire contrepoids aux syndicats de salariés-, puis retrace la genèse de l'engagement étatique dans la régulation des relations professionnelles. En s'appuyant sur le cas de la médecine, il rappelle également comment certaines professions se sont elles-mêmes construites historiquement, non sans relever que cette forme d'organisation collective suivait une logique différente et même opposée à celle du syndicalisme.
Michel Lallement se penche ensuite, dans le deuxième chapitre, sur les analyses théoriques qui rendent compte des relations professionnelles. Après un premier détour incontournable du côté de Marx et Durkheim, il décrit la vision des époux Webb, Beatrice et Sydney, « véritables pionniers des industrial relations » marquée par un évolutionnisme sans doute un peu simpliste caractérisé par une démocratisation croissante des ateliers et de l'économie dans son ensemble... Leurs travaux sont amendés par les chercheurs réunis sous le label d' « école d'Oxford » bien qu'adoptant des perspectives diverses. Tous ont cependant en commun de corriger l'économicisme excessif des Weeb, en pointant, comme Allan Flanders, le rôle des institutions et des interactions entre les différentes parties, révélant une « régulation conjointe » du « marché » du travail.
C'est ensuite aux Etats-Unis que se déplace le centre de la recherche en la matière, au Wisconsin plus exactement, avec les travaux de l'institutionnaliste John R.Commons, et surtout les analyses de Selig Perlman qui théorisent l'action syndicale et qui connaîtront une certaine postérité, y compris par leur remise en cause, avec les travaux de Serge Mallet ou Alain Touraine dans la seconde moitié du XXème siècle, qui ont en commun d'accorder une place centrale aux mutations technologiques.
Michel Lallement termine ce tour d'horizon en détaillant l'analyse fonctionnaliste de John Dunlop, ce « classique qui n'a pas fait école » comme l'écrivait Jean-Daniel Reynaud, dont les analyses particulièrement attentifs à l'interaction d'acteurs aux intérêts et valeurs diversifiés dans la production des règles viennent clore cette partie.
Après les modèles théoriques vient le temps des descriptions plus « concrètes ». Dans la partie suivante, Michel Lallement revient donc sur l'évolution des relations professionnelles depuis la seconde guerre mondiale et plus particulièrement sur la crise que semble traverser le syndicalisme depuis la fin des « Trente glorieuses ». Une crise qui revêt cependant un visage différent selon les pays, avec des taux de syndicalisation allant de moins de 10% en France jusqu'à plus de 90% en Roumanie, mais ne traduisant pas toujours l'influence réelle des organisations de salariés dans les négociations. De manière générale, le syndicalisme est partout ébranlé, même si des voies de recomposition semblent se faire jour avec le déploiement de quatre types de stratégie de la part des organisations de salariés face aux défis posés par la mondialisation : la conquête active de nouveaux membres, l'invention de nouveaux partenariats - sur des bases territoriales notamment -, la radicalisation des grèves et manifestations, et enfin la refonte des appareils syndicaux.
Cette crise ne semble pas partagée par les organisations patronales, quoique leur organisation complexe et la méconnaissance qui l'entoure, comme l'actualité vient donc de nous le rappeler, ne permette pas réellement de conclure sur ce point. Les chercheurs auraient pourtant d'autant plus intérêt à s'intéresser aux organisations patronales que leur taux de couverture et leur spectre d'activité sont nettement plus importants que ceux des syndicats de salariés. C'est enfin avec la description de l'Etat, un Janus, non pas à deux mais à trois visages - législateur, intégrateur et employeur- dans les relations professionnelles que l'auteur clôt cette présentation des forces en présence.
Leurs interactions forment logiquement la trame de la partie suivante. Michel Lallement revient ainsi sur les analyses classiques de l'action collective et de son évolution, évoquant les travaux de Charles Tilly sur la transformation des répertoires d'action, passant d'un registre local et patronné à un mode national et autonome [2], tout en remarquant que l'abaissement de la conflictualité sensible depuis les années 1970 [3] semble infirmer les intuitions de Marx pour lequel les oppositions de classe devaient inévitablement s'intensifier. C'est donc à la négociation, sa reconnaissance « officielle », et ses modalités variables suivant les contextes nationaux que Michel Lallement consacre la suite de son développement, non sans remarquer que ces procédures sont actuellement traversées par un double mouvement de décentralisation et d'internationalisation (notamment d'européanisation), revêtant toutefois là encore des formes différentes selon les pays.
Le dernier chapitre est enfin consacré à l'impact des relations professionnelles sur les régulations des marchés du travail. Michel Lallement revient ainsi sur les principales analyses en la matière, notamment les rapports économiques « fermés » décrits par Max Weber, la théorie de la segmentation des marchés du travail initiée par Michael Piore et Peter Doeringer en 1971 avec une perspective dualiste affinée depuis, et rappelle surtout, à partir des travaux de l'école de la régulation en France ou de Richard Freeman et James Medoff aux Etats-Unis, l'utilité économique et sociale des syndicats, qui exercent un rôle de stabilisateur qu'oublient trop souvent les apôtres d'un libéralisme échevelé. Cependant, le nouveau contexte économique, et notamment la montée d'un impératif de flexibilité met aujourd'hui à l'épreuve les modes traditionnels de régulation, et c'est ainsi que l'on assiste aujourd'hui à l'émergence de nouveaux modes de régulation : quand les syndicats ont été marginalisés, une déréglementation accompagnée d'une individualisation de la relation salariale ou une gestion des ressources humaines selon que la flexibilité soit externe ou interne à l'entreprise ; mais aussi, quand les organisations salariées exercent encore une certaine influence, des concessions réciproques (un « donnant-donnant ») entre elles et les employeurs, voire une coopération « offensive » à l'échelle de l'entreprise entre les deux parties. Reste à savoir quelle forme va s'imposer, en France comme ailleurs. Si on peut regretter l'absence d'études de cas « concrets », conséquence du format imposé de la collection, un constat semble finalement s'imposer au terme de ce panorama bref mais relativement complet : les relations professionnelles constituent non seulement un observatoire privilégié des transformations des sociétés contemporaines qu'un levier d'action majeur pour influer sur celles-ci.
Igor Martinache pour SES-ENS.
Notes
[1] Thomas Philippon, Le capitalisme d'héritiers. La crise française du travail, Seuil, coll. « La République des idées », 2007. Voir la note de lecture d'Armand Chanel dans Lectures.
[2] Charles Tilly, La France conteste de 1600 à nos jours, Fayard, coll. « L'espace du politique », 1986.
[3] Certains analystes réfutent cependant l'idée d'un reflux de la conflictualité, préférant évoquer une mutation des modes d'action collective et l'inadaptation consécutive des indicateurs servant à mesurer la conflictualité. Voir l'ouvrage collectif Le conflit en grève ? Tendances et perspectives de la conflictualité contemporaine dirigé par Jean-Michel Denis (La Dispute, 2005).