Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations
Publié le 27/07/2007
Auteur(s) - Autrice(s) :
Bernoux, Philippe
Seuil
2-02-063983-1,
Commentaires éditeur :
Pas plus qu'on ne change la société par décret, on ne la change sans les acteurs qui la composent. Pourtant, la plupart des ouvrages sur le changement dans les entreprises et les organisations suivent la première logique, celle du décret; le discours dominant valorise le changement par les contraintes et la domination.
Ce livre montre au contraire quo les acteurs, à l'intérieur d'une organisation, ne sont jamais passifs, ne sont pas seulement des objets de la domination, mais qu'ils demeurent actifs et que, sans leur implication et s'ils ne s'approprient pas les outils proposés, les changements ne peuvent tout simplement pas avoir lieu.
Cette affirmation s'appuie sur les théories sociologiques les plus classiques, et se trouve confirmée par les nombreuses observations de la vie des entreprises et des organisations que l'auteur a menées depuis plus de trente ans.
La première partie, consacrée à l'analyse critique des grands courants de la sociologie du changement, amène l'auteur à partir d'une sociologie de l'action fondée sur l'interaction entre contraintes et autonomie. Une deuxième partie dresse l'état de nos savoirs sur le rôle et le poids des déterminants du changement (les contraintes socio-économiques et techniques, les institutions, les, acteurs). La troisième partie décrit les transformations en cours et se termine par des conclusions pratiques quant à la conduite du changement.
Nos commentaires :
Au point de départ de l'ouvrage, Philippe Bernoux affirme très fermement son adhésion à une sociologie de l'action. Quelle que soit la nature ou l'origine du changement, l'acteur possède un potentiel de résistance, une capacité à neutraliser les changements auxquels il n'adhère pas.
Dans un premier temps, l'auteur s'attache à situer sa démarche par rapport à une tradition sociologique. Se revendiquant de l'individualisme méthodologique de Boudon, il nuance ce que cette démarche peut avoir d'utilitariste en mobilisant le concept d' embededness (Granovetter) pour montrer que «l'on ne peut raisonner sur les comportements des individus ni seulement en terme d'intérêts individuels, ni seulement en terme de contraintes par les structures, mais qu'il faut prendre en compte les relations sociales concrètes et le contexte social dans lesquels les individus sont impliqués.» Se situant résolument dans une approche compréhensive, il montre qu'une approche purement économique du changement ne rend pas pleinement justice à la dimension du sens, et a tendance à mettre l'accent sur le caractère nécessaire des transformations dans l'organisation du travail. Or le changement est toujours contingent, jamais dicté par une quelconque loi du changement car il doit toujours trouver sa légitimité auprès de ceux qu'il concerne, faute de quoi il échoue.
Pour analyser les relations entres ces acteurs du changement et les structures dans lesquelles s'insèrent leurs actions, Philippe Bernoux s'inspire de Simmel pour montrer que les structures ne sont jamais que les formes les plus durables d'interactions sociales, idée qui peut trouver son application concrète dans la théorie des conventions : l'entreprise repose sur des accords qui permettent à ses membres de coopérer, économisant ainsi la reconstruction permanente du cadre des interactions. Il n'y a donc pas des structures qui contraignent les acteurs, mais une interaction entre actions et structures. L'auteur invoque le concept, qu'il a lui-même forgé ? d'appropriation, c'est-à-dire de maîtrise du travail par celui qui l'exécute, qui lui permet de trouver un sens au travail et d'en modifier les conditions d'application. Cette appropriation est une des conditions et un des vecteurs du changement dans les organisations, ainsi que le montre l'auteur, en l'illustrant par les transformations dans l'organisation du travail des usines Volvo : c'est l'absentéisme ouvrier, une forme de mécontentement par rapport aux modalités et aux résultats du travail ? les voitures Volvo sont alors très loin de l'image de qualité qu'elles ont retrouvé depuis ? qui suscitent cette réorganisation. Cette dernière, loin de s'imposer aux ouvriers devient un support de leur identité.
Contingent, le changement n'est pas pour autant aléatoire : il a des «racines1» qui se trouvent dans l'environnement de l'entreprise, dans les institutions qui régulent son activité et dans le acteurs qui la composent. Cette partie est l'occasion de montrer comment les changements dans l'environnement pèsent sur le changement interne aux entreprises. Analysant les transformations qui affectent GDF depuis les années 1980, l'auteur montre que cette entreprise est ébranlée par la transformation idéologique qui voit s'effriter le consensus autour de la notion de service public de l ?énergie et d'intervention économique de l'Etat. Seule l'émergence d'un nouveau modèle, fondé sur la diversification des services et la constitution d'un groupe international au début des années 2000, permet à l'entreprise de surmonter une crise interne. Mais si cet exemple démontre l'importance de l'environnement, et notamment des valeurs, pour permettre le changement, celui-ci n'est jamais déterminé, et Philippe Bernoux s'attache à montrer en quoi celui-ci est toujours contingent : ni le taylorisme, ni les autres formes d'organisation du travail ne s'imposent jamais par une supériorité technique intrinsèque. Elles se mettent en place parce qu'elles apparaissent à un moment donné comme une forme de travail efficace et légitimes aux yeux de ceux qui les mettent en oeuvre. Ni le poids du marché, ni les contraintes de la finance n'apparaissent ainsi comme un déterminant suffisant du changement ou de ses formes.
Ces éléments n'ont en effet de sens que dans une interaction entre l'environnement de l'entreprise, les éléments qui la structurent comme le droit, les modes de gouvernance propre à chaque pays, les idées dominantes ? on notera quelques remarques très intéressantes sur l'évolution de la notion de qualité (pp. 151-152) ? la culture propre à l'entreprise et les acteurs du changement. Insistant sur l'importance de l'appropriation et du sens du travail, Philippe Bernoux emprunte à l'épistémologie de B. Latour et M. Callon le concept de traduction : l'innovation scientifique ne s'impose que si ses récepteurs la traduisent, c'est-à-dire si elle devient un enjeu de leurs propres stratégies. Mais ces stratégies ne sauraient encore une fois être réduites à la poursuite de l'intérêt individuel : la coopération dans le travail suppose bien autre chose, et notamment le sentiment de justice qui accompagne l'idée de réciprocité dans l'échange coopératif.
Ces éléments théoriques une fois mis en place sont convoqués pour analyser les « changements observés », du taylorisme à ce qui lui succède. Si le taylorisme a pu voir le jour, selon l'auteur, c'est parce qu'il a trouvé une légitimité suffisante auprès de certains ouvriers pour que ceux-ci se l'approprient, le fasse fonctionner en enfreignant les principes mêmes sur lesquels il repose : ainsi, par exemple, rejetant comme inutile toute communication entre les ouvriers ?parfois explicitement proscrite par les règlements des ateliers ? le taylorisme ne peut cependant fonctionner sans cette communication. A cette analyse assez inhabituelle succède une interrogation sur l'ampleur et l'orientation des transformations à l'oeuvre par la suite, l'intérêt de la démarche étant de mettre en évidence le lien entre ces transformations et l'évolution des grilles de lecture sur l'entreprise et le travail. Une dernière partie consacrée aux principes à suivre pour mettre en oeuvre le changement reflète une évolution du travail du sociologue, sollicité de plus en plus pour intervenir dans la vie des entreprises.
Cet ouvrage très riche en exemples et en références, qui situe nettement ses orientations théoriques, s'avère très intéressant pour alimenter notre réflexion sur le changement social et renouveler notre vision des transformations dans l'organisation du travail. On peut compléter la lecture de ce compte rendu par la présentation par Philippe Bernoux de son ouvrage sous forme de vidéo (site des Editions du Seuil)
A noter :
Bibliographie en partie commentée