Esther Duflo, première économiste du développement honorée de la médaille Clark
L'économiste française Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT, Cambridge, Etats-Unis), spécialiste de l'économie du développement et pionnière dans la méthode des évaluations aléatoires en économie, a reçu à 37 ans la médaille John Bates Clark 2010. Cette distinction, la plus prestigieuse après le «prix Nobel» d'économie, est décernée chaque année par l'American Economic Association (AEA) à un économiste, américain ou exerçant aux Etats-Unis, âgé de moins de 40 ans «qui a contribué de manière significative à la pensée et à la connaissance économiques». Après Emmanuel Saez (voir notre dossier) en 2009, un autre économiste français est donc récompensé par l'AEA. C'est la première fois que cette médaille est décernée à un spécialiste en économie du développement. Esther Duflo a déjà été récompensée par de nombreux autres prix, dont l'Elaine-Bennett Prize for Research en 2003, le prix du meilleur jeune économiste français en 2005 (Le Monde-Le cercle des Economistes) et le prix de la Fondation MacArthur en 2009. Elle a aussi reçu récemment, en février 2010, le titre de Docteur Honoris Causa par l'Université Catholique de Louvain. Par ses travaux, elle a contribué à un renouvellement de l'économie du développement.
Consulter la biographie d'Esther Duflo par l'AEA.
« Je souhaite pratiquer une économie comme une vraie science humaine. Une science rigoureuse, impartiale, sérieuse, mais une science de l'homme, avec la reconnaissance de toute son imperfection et sa complexité. Une science qui soit humaine, humble et condamnée à l'erreur, mais aussi généreuse et engagée. » (Esther Duflo, Leçon inaugurale au Collège de France «Expérience, science et lutte contre la pauvreté», 8/01/2009)
Parcours
Cette normalienne, formée aux sciences sociales et à l'histoire, est venue à l'économie pour travailler sur la question de la pauvreté. Après des études au Département et laboratoire d'économie théorique et appliquée (Delta, Paris), elle est partie mener une carrière d'économie appliquée au MIT, où elle a obtenu son doctorat en 1999. Sa thèse, «Three Essays in Empirical Development Economics», sous la direction de l'économiste indien Abhijit Banerjee (son principal collaborateur aujourd'hui), porte sur l'évaluation empirique des projets de développement. Professeur au MIT depuis 2004, elle y occupe actuellement la «chaire Abdul Latif Jameel d'économie du développement et de réduction de la pauvreté». Si elle a développé des méthodes de recherche empiriques originales, inspirées des sciences expérimentales et de la psychologie, E. Duflo revendique en même temps la filiation de ses travaux avec les principaux enseignements de l'économiste Amartya Sen, qui voit notamment l'éducation et la santé comme des «capabilités» essentielles au développement humain[1].
Esther Duflo a participé à de nombreux projets de recherche en particulier dans les domaines de l'éducation, la santé, l'accès au crédit, la lutte contre la corruption. Ces recherches ont fait l'objet de multiples articles qui sont disponibles sur sa page au MIT. En 2008-09, elle a inauguré la chaire internationale «Savoirs contre pauvreté» au Collège de France, créée en partenariat avec l'Agence française de développement (AFD). Ses leçons au Collège de France sont parues sous le titre Expérience, science et lutte contre la pauvreté (Paris, Ed. Collège de France-Fayard, 2009). Elle a également publié récemment deux ouvrages en français, issus de quatre leçons données au Collège de France en 2009, et qui synthétisent ses recherches : Le Développement humain. Lutter contre la pauvreté (I) et La Politique de l'autonomie. Lutter contre la pauvreté (II) (coédition Seuil-La République des idées, janvier 2010).
Penser autrement le problème de la pauvreté
Engagée dans la lutte contre la pauvreté dans le monde, Esther Duflo a trouvé dans les politiques d'aide au développement un terrain d'application de la recherche économique. S'appuyer sur les théories économiques sans être trop détaché du monde réel, ne pas se contenter de productions abstraites : voilà comment elle conçoit son métier d'économiste. Elle défend une approche «pragmatique» de l'économie, plutôt que positiviste (comme celle de Theodore Schultz en économie du développement) : en testant empiriquement les théories économiques grâce à des outils économétriques et en effectuant des enquêtes de terrain pour évaluer scientifiquement les solutions envisagées, on pourra à la fois améliorer l'efficacité des politiques de réduction de la pauvreté (aide à la décision publique) et avancer dans la compréhension des processus qui sont à l'origine de la persistance de la pauvreté (retombées scientifiques). C'est donc par un travail d'expertise plutôt que par la recherche de «grandes théories» que l'économiste contribuera à apporter des solutions à la pauvreté.
Plus précisément, Esther Duflo privilégie une approche microéconomique des problèmes de développement et de pauvreté et un aller-retour entre la micro et la macroéconomie. Cette approche n'en est qu'à ses débuts mais elle lui paraît plus fertile. Elle pense que «les estimations microéconomiques sont peut-être la clé d'une compréhension des phénomènes macroéconomiques». Plutôt que de partir de données macroéconomiques, il lui semble plus prometteur de «commencer par des modèles et des estimations microéconomiques» et de «les utiliser comme des pièces de mécano pour construire un modèle macroéconomique». En effet, les estimations microéconomiques permettent de tester les modèles macroéconomiques et d'en identifier les paramètres. Ces modèles peuvent alors correspondre davantage à l'économie réelle. Ainsi, dit-elle, «mieux nous comprendrons les relations microéconomiques, plus le modèle macroéconomique sera utile»[2]. Les recherches d'Esther Duflo et de l'équipe de chercheurs avec qui elle travaille partent donc du terrain, où ils évaluent empiriquement, à l'échelle microéconomique, les effets de décisions et de programmes d'aides mis en oeuvre localement et proposent des stratégies pour dépenser plus efficacement les ressources consacrées à la lutte contre la pauvreté.
« Aujourd'hui, certains experts soutiennent que l'aide au développement peut faire disparaître la pauvreté, tandis que d'autres, plus sceptiques, répondent que l'aide apportée de l'extérieur par les pays occidentaux est vaine, car seule l'économie de marché peut éliminer la pauvreté. Des positions antagonistes aussi marquées font surtout ressentir le besoin d'un discours scientifique, qui propose des solutions fortes s'appuyant sur des évaluations rigoureuses. » (Résumé du cours "Expérience, science et lutte contre la pauvreté", Collège de France, 2009)
L'économie du développement mise en pratique par Esther Duflo
Nous vous proposons ici un aperçu des principaux travaux d'Esther Duflo, en nous appuyant sur ses publications récentes. Nous commençons par une présentation de la méthode de recherche qu'elle a développée avec ses collègues du MIT en économie du développement (1). Nous poursuivons par les résultats essentiels auxquels ont abouti les multiples études évaluant les politiques de lutte contre la pauvreté dans le domaine de la santé et de l'éducation (2), ainsi que les politiques de «responsabilisation des pauvres» développées plus récemment mobilisant notamment la microfinance et la gouvernance (3).
2) De nouvelles pistes pour lutter contre la pauvreté
3) Faut-il confier aux pauvres la lutte contre la pauvreté ?
Une sélection de ressources en ligne pour compléter le dossier
• Les leçons d'Esther Duflo au Collège de France, chaire «Savoirs contre pauvreté» (2008), sont diffusées sur le site de l'institution. Les supports des cours sont téléchargeables, de même qu'un résumé des cours (doc. pdf) d'Esther Duflo au Collège de France.
Visionner la leçon inaugurale d'Esther Duflo «Expérience, science et lutte contre la pauvreté» (8/01/2009).
Accéder à la page des vidéos de la totalité de ses cours au Collège de France.
• Les leçons d'Esther Duflo à l'Université de tous les savoirs (canal-u.tv) en 2003 : «Qu'est-ce que l'économie du développement ?».
• Des extraits de la conférence de presse donnée par Esther Duflo à l'occasion de la sortie de ses livres Le Développement humain. Lutter contre la pauvreté (I) et La Politique de l'autonomie. Lutter contre la pauvreté (II), sur le site de "La République des Idées", janvier 2010 : «Un défi renouvelé : lutter contre la pauvreté. Conférence de presse d'Esther Duflo».
• Un entretien vidéo sur le site La vie des idées : Florian Mayneris, «L'économie du développement à l'épreuve du terrain. Entretien avec Esther Duflo», 5 mai 2009.
• Le site du Laboratoire d'action contre la pauvreté (J-PAL).
• Un entretien dans Sciences Humaines dans un dossier consacré aux nouveaux terrains de l'économie : «Les leçons de l'expérimentation. Entretien avec Esther Duflo».
Voir également l'article de Sciences Humaines : «Expérimentations sous les tropiques», par Xavier de la Vega (SH n°206, juillet 2009, Dossier "Repenser le développement").
• Un entretien sur Le Nouvel Obs.com (7/01/2009) : «Une interview d'Esther Duflo, du Poverty Action Lab».
• Des articles d'Esther Duflo dans la presse :
«Microcrédit, miracle ou désastre ?», Le Monde 12/01/2010.
Les tribunes d'Esther Duflo dans le journal Libération, quelques articles en ligne :
«Microfinance, l'âge de raison ?» (juin 2009).
«Elections en Inde : la caste ou le casier» (avril 2009)
«Du pragmatisme contre le sida» (mars 2009)
«Ne nous fions pas aux banquiers» (février 2009)
«Les médias et les valeurs» (janvier 2009)
«Bonnes résolutions» (décembre 2008)
«Faut-il avoir peur des classes moyennes ?» (juin 2008)
«La femme et le plafond de verre» (novembre 2006)
• Un article de François Bourguignon sur la leçon inaugurale au Collège de France : «Savoirs contre pauvreté !» (Libération, 12/01/2009).
Notes
[1] Les «capabilités» (capabilities) sont les capacités à réaliser son potentiel en tant que personne humaine, permettant à un individu de choisir librement entre différentes conditions de vie. A. Sen a définit la pauvreté comme une privation de capabilités élémentaires (et non comme seule insuffisance de revenus) et donc l'impossibilité d'exercer sa liberté, celle-ci étant restreinte par des obstacles multiples.
[2] Esther Duflo, Leçon inaugurale au Collège de France «Expérience, science et lutte contre la pauvreté», 8/01/2009.
Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS