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Claudia Goldin reçoit le prix Nobel d’économie 2023

Publié le 07/11/2023

Par Boris Ottaviano.

Le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel a été attribué ce 9 octobre 2023 à l’américaine Claudia Goldin. La professeure à Harvard faisait figure de favorite et voit ses travaux sur la place des femmes sur le marché de l’emploi récompensés. Elle est la troisième femme seulement à obtenir cette distinction et la première à l’obtenir seule.

Le jeudi 12 octobre, l’équipe de l’émission « Entendez-vous l’éco ? » sur France culture consacrait une émission spéciale pour revenir sur la carrière de Claudia Goldin en compagnie de d’Hélène Périvier, de Céline Bessière et de Clémentine Van Effenterre. Une émission à réécouter ici :

Un Nobel à soi : Claudia Goldin ou l’économie féministe – Entendez-vous l’éco ?

Claudia Goldin, née en 1946, est une économiste américaine et professeure à l’université d’Harvard. Spécialiste d’histoire économique et de l’économie du travail, elle a notamment publié de nombreux articles sur les différences de participation au marché du travail et de revenus entre les hommes et les femmes. Le jury des Nobel annonce ainsi que Claudia Goldin est récompensée "pour avoir fait progresser notre compréhension de la situation des femmes sur le marché du travail", une occasion de revenir sur quelques grandes découvertes de son travail.

 

Une production de données inédites

Ce qu'elle a apporté à la science économique, c'est d'abord un travail documentaire impressionnant puisqu'elle a collecté des données sur la participation des femmes au monde du travail sur 200 ans aux États-Unis.

Claudia Goldin fait partie de ces économistes qui ont appliqué les théories économiques et les méthodes quantitatives à l'étude de l'histoire. Ce courant a même un nom, "Cliometrics", de Clio la muse de l'Histoire, et metrics en référence à l'économétrie (comme les économistes Robert William Fogel et Douglass Cecil North qui avaient étudié l'impact de l'esclavage sur l'économie du sud des États-Unis). Pour pouvoir appliquer ses méthodes économétriques à des données historiques, elle a dû les trouver elle-même, exhumer les bibliothèques, "lire des documents manuscrits sur micro-films par les mormons en Iowa", faire le tri dans les 500 000 cartons d'archives de Citicorp, une banque américaine créée en 1812. Comme elle déclare auprès du Comité Nobel : "Je me suis toujours considérée comme un détective ! Le détective croit toujours qu’il existe un moyen de trouver la réponse et c’est ainsi que j’ai toujours fait des recherches."

 

Retracer la participation des femmes au marché du travail : la « courbe en U »

Elle commence ce travail titanesque de récolte de données en remarquant un « trou » dans les statistiques du travail salarié : on ne savait rien sur les femmes mariées avec enfants. Il était autrefois courant que la profession des femmes soit désignée comme « épouse » dans les recensements et les registres publics, cependant cela ne signifie pas forcément qu’elle n’ont aucune autre activité que le travail domestique. Les femmes travaillent souvent aux côtés de leurs maris dans l’agriculture ou dans diverses formes d’entreprises familiales. Elles travaillaient également dans des industries artisanales ou dans la production domestique, comme dans le secteur du textile ou des produits laitiers, mais leur travail n'était pas toujours correctement enregistré dans les archives historiques. En compilant de nouvelles bases de données à partir d’enquêtes historiques sur l’emploi du temps, de statistiques industrielles et de recensements, Goldin a pu corriger les données sur la participation des femmes au marché du travail.

Il existait en particulier aux Etats-Unis ce qu’on appelle le « marriage bar » c’est-à-dire une pratique autorisée et répandue consistant à ne pas embaucher de femmes mariées et à licencier les employées qui venaient de se marier (une pratique renforcée pendant la grande dépression des année 1930 pour favoriser l’emploi masculin). Outre que le taux d’emploi des femmes s’en trouvait fortement diminué, cela avait aussi pour effet de faire complètement disparaître les femmes mariées des statistiques.

Ces données permettent donc de reconstituer la « courbe en U » de la participation des femmes au monde du travail. Comme d’autre l’avait montré avant elles, les femmes ne rentrent pas sur le marché du travail au XXe siècle mais ont en fait toujours travaillée. Elle documente cependant que le taux d’emploi des femmes mariées a commencé par fortement diminuer au cours du 19ème siècle avant d’augmenter à nouveau tout au long du 20ème siècle. En 1840, elles étaient aussi actives qu'en 1960, et c'est dans les années 1910 que leur participation fut la plus basse. Elle livre ainsi une interprétation de cette évolution en fonction de degré de « développement » des économies : l’emploi féminin est élevé dans les économies de subsistance ; il décline lorsque les économies commencent à se monétariser et se marchandiser mais n’offrent que des emplois manuels, fortement stigmatisés pour les femmes ; puis il remonte lorsque les femmes ont accès à des emplois « à col blanc », plus respectables.

Surtout, dans la plus pure tradition de la théorie économique, ses recherches portent sur la façon dont les comportements individuels des femmes américaines sur le marché du travail « répondent » à des chocs ou à des incitations externes, de quelque ampleur qu’ils soient : la mobilisation économique et industrielle née de la seconde guerre mondiale, l’apparition de la pilule contraceptive, l’arrivée d’un enfant, les pratiques de recrutement ou de gestion des carrières des entreprises et des organisations.

 

Comprendre l’insertion des femmes sur le marché du travail : des choix et des opportunités

Claudia Goldin étudie en particulier cette lame de fond du XXe siècle qu’a été la plus grande participation au marché du travail d’une génération à l’autre. Si les générations de femmes nées au début du siècle travaillaient pour gagner un salaire d’appoint pour la famille, celles nées dans les années 1950 envisagent d’embrasser une carrière. Ce mouvement est rendu possible par le recul de l’âge au mariage, à la maternité et du nombre d’enfants.

En particulier, elle montre que la carrière des femmes dépend de la décision de faire des études, qui est prise jeune et qui dépend des attentes de ce que peuvent apporter les études sur le plan professionnel. Comme ces attentes sont formées par l’expérience des générations précédentes, qui ont rarement fait des études, le développement est lent mais forme une lame de fond irréversible. Ce bouleversement identitaire est ce qu’elle appelle la « quiet revolution » (révolution silencieuse) qui a transformé l’emploi, l’éducation et la famille des femmes[1].

 

Le pouvoir de la pilule contraceptive

Cette lame de fond qu’a été l’émancipation économique des femmes durant le XXe siècle aux États-Unis a été confortée par l’accès à la contraception orale dans les années 1970. En 2002, Goldin et son confrère Lawrence Katz, également professeur à Harvard, mesurent le pouvoir émancipateur de la pilule contraceptive : en permettant aux femmes de choisir le moment d’une grossesse, la pilule a été un levier de l’accès des femmes à l’éducation supérieure et au marché du travail, leur ouvrant la voie de l’émancipation économique[2].

Pour autant, l'écart de revenus entre les femmes et les hommes n'a pas totalement disparu avec l'arrivée de la pilule, relève Claudia Goldin dans ses travaux.

 

L’effet de la parentalité

Pour la période plus récente, elle a démontré que l'écart persistant des salaires entre homme et femme ne s'explique pas par le niveau d'étude (qui est plutôt plus élevé pour les femmes), mais plutôt par la maternité.

Claudia Goldin a travaillé sur ce sujet avec Marianne Bertrand et Lawrence Katz dans un paru en 2010[3]. Ils ont mis en exergue que si les différences de salaires initiales sont faibles entre les hommes et les femmes, elle s’accroissent au moment de la naissance du premier enfant. Et que cet écart se maintient ensuite, au retour de congé maternité des femmes, y compris à diplôme et poste équivalents à ceux d’un homme.

Selon elle, ces effets s’expliquent principalement par le fait que la disponibilité et la flexibilité horaire soient extrêmement valorisées par les employeurs. Or, ce sont encore les femmes qui assument souvent plus de responsabilités que les hommes en matière de garde d’enfants par exemple. "Cela rend la progression de carrière et l’augmentation des revenus plus difficiles", souligne le comité Nobel. Par ailleurs, ce sont plus souvent les femmes qui se mettent à temps partiel.

Mais les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes ne s’expliquent pas uniquement par des différences d’aspiration ou par une répartition inégalitaire des tâches domestiques. Parfois, les femmes sont moins recrutées que les hommes par un effet de discrimination pure, comme Goldin a pu l’étudier dans le cas des orchestres classiques.

 

Les discriminations à l’embauche : le paravent en musique classique

Dans un article publié en 2000[4] avec Cecilia Rousse, Claudia Goldin s'est intéressée à la sous-représentation des femmes dans les orchestres symphoniques. Dans les années 80, il n'y en avait que 12 % dans les cinq plus grands orchestres américains. Puis les orchestres se sont mis à faire passer des auditions cachées, derrière un drap… et là, dans certains orchestres, elles ont parfois représenté un tiers des recrutements.

Cette évolution pourrait s’expliquer par le fait que plus de femme se présentent au concours, ou parce que les femmes seraient davantage formées. Mais en comparant les recrutements des orchestres avant et après la mise en place du paravent, Goldin parvient à montrer qu’il y a bien une relation de causalité entre la mise en place du paravent et la féminisation des orchestres. Elle montre donc que c'était bien l'anonymat le facteur déterminant, et donc qu'auparavant les musiciennes avaient été clairement discriminées.

 

Le problème des greedy jobs : Pour une standardisation des emplois ?

La situation contemporaine a considérablement évoluée concernant l’emploi féminin, en particulier pour les femmes blanches éduquées qu’étudie Claudia Goldin. En effet, les deux outils traditionnellement utilisés pour expliquer les inégalités sur le marché du travail que sont la différence d’éducation et la différence de participation, ne sont plus opérant car ils sont devenus à peu de choses près identiques pour les femmes et pour les hommes.

C’est là où Claudia Goldin change la perspective dans un article de 2014[5] dans lequel elle souligne que ce qui compte le plus aujourd’hui est ce qui se passe au sein de l’entreprise dans l’organisation du temps travail. Elle étudie notamment la plus ou moins grande substituabilité des emplois qui peut permettre une plus ou moins grande flexibilité horaire. Par exemple un pharmacien est très substituable car un individu peut facilement être remplacé par un autre, c’est donc un métier dans lequel on peut organiser de la flexibilité horaire. A l’opposé, le métier d’avocat n’est pas standardisé et un avocat ne peut pas être facilement remplacé par un autre. Cela a pour effet que « l’entreprise va valoriser votre travail en vous payant très cher des heures très longue » résume l’économiste Dominique Meurs au micro de France culture[6]. C’est ce que Goldin appelle le « travail cupide » (greedy work en anglais). À l’issue de travaux économétriques sophistiqués visant à isoler différents facteurs explicatifs, elle conclut que les inégalités relèvent moins de discriminations que de ce « travail cupide », qui consiste à exiger des travailleurs une grande disponibilité horaire, laquelle pénalise les femmes du fait de leurs responsabilités domestiques.

Les emplois les plus exigeants en termes de longues heures de travail et les moins flexibles sont rémunérés de manière disproportionnée, tandis que les revenus des autres emplois stagnent. C’est ainsi qu’elle explique la persistance de fortes inégalités de salaires femme-homme, notamment dans les métiers hautement diplômés.

Sa conclusion, qui fait aujourd’hui débat, est donc qu’il faut standardiser davantage les emplois pour faire diminuer la part des greedy jobs peu flexibles. Comme le note Dominique Meurs, c’est un point qui peut s’appliquer assez bien au cas des Etats-Unis ou la flexibilité horaire est plus acceptée et valorisée, ce qui est moins le cas en France où on lie davantage la présence au travail à la carrière. Il n’en reste pas moins qu’il est intéressant d’explorer la piste d’un travail qui serait moins personnalisé et plus collaboratif pour permettre de mieux répartir les tâches.

 


 

Sources : 

Document du comité Nobel (en anglais)

Articles de Presse

Hélène Périvier, « "Nobel" d’économie : Claudia Goldin et l’émancipation des femmes américaines », The Conversation, 11 oct. 2023

Isabelle Guérin, « Faut-il se réjouir du "Nobel" d’économie attribué à Claudia Goldin ? », The Conversation, 12 oct. 2023

Antoine Reverchon, « Prix Nobel d’économie : Claudia Goldin, "Femina economicus" », Le Monde, 9 oct. 2023

Noémie Lair, « On vous résume les travaux de la Nobel d'économie sur les inégalités salariales entre hommes et femmes », France Inter, 9 oct. 2023

« Prix Nobel d’économie 2023 : Claudia Goldin récompensée », La Finance pour tous, 11 oct. 2023

Podcasts Radio

Claudia Goldin, économiste nobélisée et détective - Le Journal de l'éco (Mardi 10 octobre 2023)

Comprendre l’écart entre les sexes. Une histoire économique des femmes américaines de Claudia Goldin - La bibliothèque idéale de l'éco (vendredi 10 mai 2019) 

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