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L'évolution du taux d'endogamie de classe sociale en France

Publié le 17/05/2016
Auteur(s) - Autrice(s) : Milan Bouchet-Vallat
Anne Châteauneuf-Malclès
Ce graphique, extrait de la thèse de Milan Bouchet-Valat intitulée "Les rouages de l’amour et du hasard" (2015), montre que l'homogamie de classe sociale tend à reculer en France depuis les années 1970, tant pour les actifs que pour les inactifs. Ce résultat va dans le sens d'un recul des identités de classe sociale et d'une tendance à l'unification de la société française, sauf peut-être tout en haut de la hiérarchie sociale. Cette première publication de "Stats à la une" permettra aussi d'actualiser les tables d'homogamie que nous avons l'habitude d'utiliser dans nos cours.

Cliquez sur la vignette à droite pour agrandir le graphique.

Les études sociologiques sur le choix du conjoint, initiées en France par l'enquête d'Alain Girard à l'Ined (Le choix du conjoint, 1964) et prolongées par Michel Bozon et François Héran au cours des années 1980, ont souligné la tendance persistante dans la société française à choisir un conjoint socialement proche, phénomène désigné sous le terme d'homogamie sociale. Les travaux que le jeune chercheur Milan Bouchet-Valat a entrepris récemment pour sa thèse de sociologie relativisent ce constat [1]. En exploitant les données des enquêtes Emploi annuelles conduites par l'Insee entre 1969 et 2011, il montre que l'homogamie de diplôme, de classe et d'origine sociales a nettement diminué en France depuis quarante ans. Il constate que seule l'élite, représentée par le groupe des diplômés des grandes écoles, a renforcé son endogamie. Il semblerait en outre que, dans les années récentes, l'homogamie de classe sociale tende à devenir plus faible que l'homogamie en termes de diplôme [2].

Le graphique ci-dessous, extrait de sa thèse, retrace l'évolution de l'endogamie de classe sociale attendue et observée entre 1969 et 2011. Le terme endogamie désigne le degré le plus élevé d'homogamie, dans lequel les conjoints appartiennent au même groupe social (et non à un groupe semblable du point de vue social comme dans le cas de l'homogamie au sens large). Le taux d'endogamie mesure la proportion de couples où les conjoints appartiennent à la même catégorie sociale. Il correspond aux données de la diagonale principale de la table d'homogamie (voir en complément de ce graphique les tables d'homogamie présentées plus bas).

Taux d'endogamie de classe sociale observés et attendus en situation de choix aléatoire du conjoint
Cliquez sur le graphique pour l'agrandir.

graphique évolution du taux d'endogamie

Source : enquêtes Emploi 1969-2011 (Insee)

Champ : couples cohabitants dans lesquels l’un des deux conjoints est âgé de 30 à 59 ans et les deux conjoints ont déjà travaillé ; les taux attendus sont calculés sur la base de la population totale des 30-59 ans ayant déjà travaillé, célibataires inclus.

On peut constater que le taux d'endogamie de classe sociale observé sur la période a nettement diminué : entre 1969 et 2011, il est passé de 30 à 20 % de l'ensemble des couples et de 40 % à 22 % des couples bi-actifs.

Cependant, pour estimer l'évolution réelle du taux d'endogamie, il faut tenir compte du taux d'endogamie attendu en situation de choix aléatoire du conjoint. En effet, le choix du conjoint n'est pas seulement le résultat des préférences des individus ou des opportunités de rencontre, il est contraint par la composition des populations masculines et féminines qui ne sont pas également réparties dans chacune des catégories sociales. Ainsi, la concentration de la population féminine dans la catégorie « employées » augmente les chances pour un homme d'être en couple avec une employée. Or, il apparaît que le taux d'endogamie attendu, reflétant cet effet des contraintes structurelles sur la formation des couples, se maintient autour de 10 % sur la période.

On peut donc en conclure un affaiblissement tendanciel de l'endogamie « relative » de classe sociale, puisque le taux d'endogamie absolu évolue dans un sens opposé au taux d'endogamie attendu [3]. Les chances de choisir un conjoint d'une autre catégorie socioprofessionnelle ont par conséquent augmenté depuis quarante ans. Cette plus grande ouverture dans le choix du conjoint, qui peut être un indice d'évolution des normes sociales, est un facteur d'atténuation des inégalités et des clivages sociaux.

Ce résultat peut être interprété comme un effet conjugué des changements de la structure de la population active féminine et masculine d'une part, et des différences de propension à former des couples endogames ou exogames entre catégories socioprofessionnelles d'autre part :

1) Le déclin numérique des catégories d'indépendants (du secteur agricole et hors agriculture).

Ces catégories, traditionnellement fortement endogames, sont caractérisées par forte identité de groupe. D'après M. Bouchet-Valat, « la part des couples (actifs et inactifs confondus) associant deux agriculteurs s'est effondrée de 15 à 1 %, et celle des couples associant deux indépendants est tombée de de 6 à 1 % » [1].

2) L'essor des catégories intermédiaires et supérieures pour les deux sexes, sans croissance de l'endogamie relative de ces groupes.

Le développement des professions intermédiaires, moins endogames que les catégories précédentes ou que les cadres pris dans leur ensemble, est favorable à un recul de l'homogamie.

3) Parmi les catégories populaires, le recul des emplois d'ouvriers non qualifiés et la tertiarisation des emplois féminins (recul des ouvrières et hausse des employées).

Les employées ont des choix conjugaux plus ouverts relativement aux ouvrières, comme on peut le constater dans les tables d'homogamie plus bas, représentant la répartition des couples bi-actifs selon la catégorie socioprofessionnelle (PCS). Cette évolution serait « à l'origine d'un affaiblissement de la cohésion des classes populaires » indique Milan Bouchet-Valat. En définissant les classes populaires comme le groupe des employés non qualifiés et des ouvriers, il observe, grâce à l'utilisation d'une classification plus fine des professions, une diminution plus forte des couples endogames parmi les classes populaires, qui sont passés de 33 % en 1969-71 à 22 % en 2009-2011 [1].

4) Le développement de l'activité féminine.

La plus forte proportion de femmes actives a quant à elle contribué à réduire l'endogamie des couples bi-actifs.

Ainsi, l'hétérogamie tend à progresser, avec une augmentation des pourcentages de couples « atypiques » associant par exemple un membre des CPIS [4] avec un conjoint des catégories populaires ou de la catégorie agriculteur. On peut observer dans les tables ci-dessous que le pourcentage d'ouvriers en couple avec une femme cadre, bien que faible, a été multiplié par 4 et le pourcentage d'ouvrières avec un conjoint cadre par 3,4. Réciproquement, la proportion d'hommes ou de femmes cadres en couple avec un conjoint de la catégorie ouvrier a augmenté entre 1982 et 2011, alors même que les chances d'être en couple avec un conjoint ouvrier en choisissant au hasard (cf. les marges des tables d'homogamie) ont diminué du fait de la baisse de la catégorie ouvrière dans la population active.

Depuis 25 ans, l'étude de l'homogamie a été délaissée par la sociologie française. Or celle-ci est une donnée importante pour analyser la structure sociale, l'homogamie étant « à la fois symptôme, cause et conséquence de l'existence d'une stratification sociale » [2]. Les travaux de Milan Bouchet-Valat viennent combler ce manque et tendent à infirmer la thèse du « retour des classes sociales », sauf peut-être pour les fractions économiquement dominantes de la structure sociale, dont la tendance à l'entre-soi a pu être observée dans ses travaux à travers la hausse de l'endogamie des diplômés des grandes écoles.

Tables d'homogamie :

Répartition des couples selon la catégorie socioprofessionnelle des conjoints en 1982 et en 2011 (% en ligne)

1982

% d'hommes

Femme

Homme

Agricultrice

Indépendante

Cadre

Intermédiaire

Employée

Ouvrière

Total

Agriculteur

82,5

1,4

0,0

4,7

5,9

5,5

100

Indépendant

0,8

49,8

2,9

9,0

31,0

6,5

100

Cadre

0,5

4,2

26,4

35,5

31,9

1,5

100

Intermédiaire

0,4

3,8

4,9

31,8

50,2

8,9

100

Employé

1,1

2,0

2,3

18,9

65,3

10,4

100

Ouvrier

1,0

1,7

0,7

8,8

57,4

30,4

100

Total

9,1

8,1

5,3

18,1

45,0

14,4

100

% de femmes

Homme

Femme

Agriculteur

Indépendant

Cadre

Intermédiaire

Employé

Ouvrier

Total

Agricultrice

92,6

1,0

0,7

1,1

1,2

3,4

100

Indépendante

1,7

71,9

6,7

10,6

2,5

6,6

100

Cadre

0,0

6,4

63,7

20,8

4,6

4,5

100

Intermédiaire

2,6

5,8

25,3

39,8

10,8

15,7

100

Employée

1,4

8,1

9,1

25,3

15,0

41,1

100

Ouvrière

3,9

5,3

1,4

14,0

7,5

67,9

100

Total

10,2

11,7

12,9

22,7

10,3

32,2

100

2011

% d'hommes

Femme

Homme

Agricultrice

Indépendante

Cadre

Intermédiaire

Employée

Ouvrière

Total

Agriculteur

33,1

1,1

5,3

16,7

30,7

13,1

100

Indépendant

0,5

17,9

11,9

21,6

43,1

5,0

100

Cadre

0,2

2,9

38,5

34,5

22,0

1,9

100

Intermédiaire

0,2

2,8

12,4

35,8

42,4

6,4

100

Employé

0,5

1,9

8,3

24,5

57,2

7,6

100

Ouvrier

0,2

2,2

2,8

16,6

59,4

18,8

100

Total

1,2

4,1

14,9

26,8

43,9

9,1

100

% de femmes

Homme

Femme

Agriculteur

Indépendant

Cadre

Intermédiaire

Employé

Ouvrier

Total

Agricultrice

79,7

4,7

2,8

3,3

4,0

5,5

100

Indépendante

0,7

45,7

16,4

16,8

4,9

15,5

100

Cadre

1,0

8,3

59,0

20,4

5,9

5,4

100

Intermédiaire

1,8

8,4

29,4

32,9

9,7

17,8

100

Employée

2,0

10,2

11,5

23,7

13,7

38,9

100

Ouvrière

4,2

5,7

4,7

17,3

8,8

59,3

100

Total

2,9

10,4

22,9

24,5

10,6

28,7

100

Source : Enquêtes emploi 1982 et 2011

Champ : couples cohabitants dans lesquels l'un des conjoints est âgé de 30 à 59 ans et les deux conjoints ont déjà travaillé

Données fournies par Milan Bouchet-Valat et extraites des bases de données utilisées pour sa thèse.

Télécharger les tableaux (image jpg) : tables d'homogamie PCS 1982 - tables d'homogamie PCS 2011.

Accéder à l'ensemble des tables d'homogamie (suivant le diplôme, la catégorie sociale et l'origine sociale) mises à disposition par Milan Bouchet-Valat. Vous y trouverez les statistiques de répartition des couples selon le niveau de diplôme (3 niveaux de détail) et la PCS (ensemble des couples et couples bi-actifs), pour les années 1982 à 2014.

À noter : dans sa thèse, Milan Bouchet-Valat utilise une représentation des tables d'homogamie en mosaïque qui permet de visualiser la répartition globale des couples entre les différentes configurations (voir dans la thèse la Figure 1.9 page 112 et l'encadré 1.2 page 100 pour l'explication de cette représentation).

Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.

Nous remercions Milan Bouchet-Valat de nous avoir permis la publication de ces documents chiffrés et d'avoir rendu accessible en ligne une partie de ses données.


Notes

[1] Milan Bouchet-Valat, Les rouages de l'amour et du hasard. Homogamie et hypergamie dans la France et l'Europe contemporaines : dimensions socioéconomique et d'éducation, variations et mécanismes.Thèse de doctorat en sociologie, dirigée par Louis-André Vallet à l'Observatoire sociologique du changement (OCS-CNRS), soutenue le 8 décembre 2015. Résumé et téléchargement en pdf.

[2] Milan Bouchet-Valat (2014), Les évolutions de l'homogamie de diplôme, de classe et d'origine sociales en France (1969-2011) : ouverture d'ensemble, repli des élites. Revue française de sociologie, Vol. 55, 3, p. 459-505.

[3] L'endogamie relative peut être estimée au moyen de calculs d'odds ratios qui rapportent les effectifs observés à ceux qui seraient attendus, afin de contrôler l'effet des contraintes structurelles. Dans sa thèse, Milan Bouchet-Valat utilise l'odds ratio généralisé qui représente les chances pour un homme d'une catégorie h, par rapport à un homme de toute autre catégorie, de se mettre en couple avec une femme d'une catégorie f plutôt que de toute autre catégorie – et inversement du point de vue des femmes. Ses calculs établissent une division pratiquement par deux des odds ratios mesurant l'homogamie relative de classe sociale pour les couples d'actifs.

[4] Cadres et professions intellectuelles supérieures.