Les auteurs : pionniers et acteurs de la révolution marginaliste
Les pionniers
Augustin Cournot
Le mathématicien, philosophe et économiste Antoine-Augustin Cournot (1801-1877) publie en 1838 les Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses. Cet ouvrage est considéré comme le premier traité de micro-économie par son étude du monopole, du duopole, de l’oligopole et de la concurrence indéfinie entre les producteurs. Il met notamment en évidence la «loi du débit», loi empirique portant sur la demande comme fonction décroissante du prix du produit.
Jules Dupuit
L’ingénieur des Ponts et Chaussées Jules Dupuit (1804-1866) publie deux articles importants dans les Annales des Ponts et Chaussées, «De la mesure de l’utilité des travaux publics» (1844) et «L’influence des péages sur l’utilité des voies de communications» (1849). Dupuit s’intéresse à la mesure de l’utilité pour l’individu et pour l’ensemble de la société (l’utilité sociale des travaux publics). A partir d’une «courbe de consommation», il met en évidence la notion de surplus du consommateur.
Hermann-Heinrich Gossen
L’économiste allemand Hermann-Heinrich Gossen (1810-1858) est l’auteur de l’ouvrage intitulé Entwickelung der Gesetze des menschlichen Verkehs und der daraus fliessenden Regeln für menschlisches Handeln [Exposition des lois de l’échange et des règles de l’industrie qui s’en déduisent], publié en 1854, mais qui passera inaperçu durant plusieurs décennies. Sur la base d’une théorie des plaisirs, Gossen met en évidence le principe de l’utilité marginale décroissante. Lorsqu’un individu consomme une unité supplémentaire d’un bien, son utilité augmente mais d’un montant toujours plus faible. Friedrich Von Wieser (1889) parlera à ce propos de la «loi de Gossen» (en fait, la première loi). Gossen montre aussi que compte tenu de la contrainte budgétaire, pour les différents biens achetés par le consommateur, la dernière unité de monnaie dépensée à cet effet procure la même satisfaction ; elle exprime donc l’égalisation des rapports entre l’utilité marginale et le prix pour tous les biens achetés. On parlera à ce propos de «deuxième loi de Gossen».
Les acteurs de la « Révolution marginaliste »
Carl Menger
Carl Menger (1840-1921) est né dans l’Empire austro-hongrois, en Galicie occidentale (aujourd’hui en Pologne). Il fait des études de droit et de science politique aux universités de Prague et de Vienne, entre 1859 et 1863. Il obtient un doctorat à l’Université de Cracovie. Ensuite, il devient journaliste à Vienne. A partir de 1867, il est fonctionnaire et il s’intéresse à l’économie politique. En 1871, il publie les Grundsätze der Volkswirtschaftslehre [Principes d’économie politique], qui sera son principal ouvrage. En 1873, Carl Menger obtient un poste d’enseignement à l’Université de Vienne. De 1876 à 1879, à la demande de l’Empereur François-Joseph, il devient précepteur du prince héritier, l’archiduc Rodolphe. En 1879, il devient titulaire de la chaire d’économie politique à l’Université de Vienne. En 1883, il publie Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere [Recherches sur la méthode des sciences sociales et en particulier de l’économie politique]. Cet ouvrage déclenche la «Methodenstreit», c’est-à-dire la «querelle des méthodes» qui oppose l’école autrichienne à la «jeune» école historique allemande, animée par Gustav von Schmoller (1838-1917). En 1903, il renonce à l’enseignement pour se consacrer à ses travaux personnels. En 1923, son fils, Karl Menger, publie une seconde édition remaniée des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre.
William Stanley Jevons
William Stanley Jevons (1835-1882) commence des études supérieures à l’University College de Londres, puis pour des raisons financières doit s’exiler cinq ans en Australie où il travaille à l’Hôtel des Monnaies de Sydney. En 1862, il présente une première contribution à la théorie de l’utilité marginale dans une «Notice of a General Mathematical Theory of Political Economy». En 1871, il publie The Theory of Political Economy. En 1876, Jevons devient professeur d’économie politique à l’University College de Londres, où il enseignera jusqu’à sa démission en 1880. Il se noie accidentellement en 1882.
L’économie politique dans la Theory of Political Economy
« Quand enfin un système exact de l’Economique [Economics] viendra à être établi, on verra que cet homme habile mais à l’esprit faux que fut Ricardo aiguilla le char de la Science économique vers une fausse voie, et qu’elle fut de plus poussée vers la confusion par Stuart Mill, son admirateur, tout aussi habile mais à l’esprit tout aussi faux » (Préface à la 2e édition, p. 50).
« […] ma théorie de l’Economique a un caractère purement mathématique. Et c’est pourquoi, croyant que les quantités que nous avons à traiter doivent être sujettes à des variations continues, je n’hésite pas à faire usage de la branche des sciences mathématiques qui convient, bien qu’elle oblige à ne pas craindre de raisonner sur les infiniment petits. La théorie consiste à appliquer le calcul différentiel aux notions familières de richesse, d’utilité, de valeur, de demande, d’offre, de capital, d’intérêt, de travail […] » (pp. 55-56).
Léon Walras
Léon Walras (1834-1910) est le fils d’Auguste Walras, à la fois philosophe et économiste. Après deux échecs à l’entrée de l’Ecole Polytechnique, il essaye plusieurs fois de suite l’année préparatoire de l’Ecole des Mines de Paris, mais sans succès. Finalement en 1858, sur le conseil de son père, il décide de se tourner vers l’économie politique. Dès 1860, il publie un ouvrage pour réfuter les idées économiques de P.-J. Proudhon, L'Economie politique et la justice, et travaille sur la question fiscale. Après des déboires dans les rédactions du Journal des économistes et de quotidiens parisiens, il entre à la Compagnie du Chemin de fer du Nord, puis il s’engage entre 1864 et 1868 dans le mouvement coopératif à la fois théoriquement et pratiquement. Il fonde et dirige un journal mensuel destiné à promouvoir la coopération, Le Travail - Organe international des intérêts de la classe laborieuse - Revue du mouvement coopératif, qui paraît durant deux ans. Parallèlement, il dirige une "Caisse d'escompte des associations populaires". Mais ces expériences se soldent par des échecs. En 1870, Léon Walras réussit un concours pour l’obtention d’une chaire d’économie politique à la faculté de Droit de Lausanne, où il restera en fonction jusqu'en 1892. Son ouvrage le plus connu, les Eléments d'économie politique pure constitue la base de son cours d'économie pure ; ce livre aura quatre éditions du vivant de l’auteur (1e édit., 1874-77 ; 2e édit., 1889 ; 3e édit., 1896 ; 4e édit., 1900). Une fois en retraite, Walras renonce à publier ses cours d’économie sociale et d’économie appliquée et il fait paraître deux recueils de travaux sur ces thèmes : les Etudes d'économie sociale (1896) et les Etudes d'économie politique appliquée (1898).
Pour les économistes contemporains, Walras est, avec les Eléments d'économie politique pure, l’un des pionniers de l’économie mathématique et le fondateur de la théorie de l’équilibre économique général et son nom est associé (un peu abusivement) à celui de Vilfredo Pareto ("École de Lausanne"). Dans son History of economic analysis, Joseph Schumpeter estime que les Eléments d’économie politique pure de Walras représentent la «Magna carta» de la théorie économique, une «science exacte» qui deviendrait auto-suffisante. Schumpeter affirme aussi : «Walras m’apparaît comme le plus grand économiste. Son système d’équilibre économique révèle une originalité "révolutionnaire" tout en ayant les qualités d’une synthèse classique. C’est la seule oeuvre économique qu’on puisse mettre en rapport avec les résultats de la physique théorique […]. Malheureusement, Walras attribuait autant d’importance à ses spéculations douteuses sur la justice sociale, à ses projets de nationalisation des terres ou de gestion monétaire et à d’autres idées encore qui n’ont pas le moindre rapport avec son chef d’oeuvre de théorie pure – toutes inventions qui lui aliénèrent la bienveillance de nombreux critiques pourtant capables, et qui doivent, sans doute, lasser la patience de plus d’un de ses lecteurs» (1983, tome III, pp. 110-111). Or, comme en témoignent les deux recueils d’Etudes, Walras s’est réclamé toute sa vie du «socialisme scientifique libéral».
Les trois branches de l’« économie politique et sociale »
Selon Walras, l’«économie politique et sociale» comprend trois branches distinctes : l’«économie politique pure», l’«économie politique appliquée» et l’«économie sociale», dont les trois critères respectifs sont la vérité pure, l’intérêt social et la justice sociale.
L'«économie politique pure» est «essentiellement la théorie de la détermination des prix sous un régime hypothétique de libre concurrence absolue» (1988, p. 11). Elle est donc une «théorie de la valeur d'échange et de l'échange». Le fait général de la valeur d’échange est «naturel», à la fois du point de vue de ses origines et du point de vue de ses manifestations ; en effet, il ne relève pas de la volonté des échangistes mais s’impose à eux, sur le marché où règne la «libre concurrence», tout comme la loi de la pesanteur.
L'«économie politique appliquée» est la théorie de la production de la richesse sociale, ou de l’organisation de l’industrie dans la division du travail. Elle doit tout d'abord rechercher les règles d'utilité d'une production abondante et bien proportionnée de la richesse sociale, ou la «règle générale et supérieure de la production agricole, industrielle, commerciale et financière de la richesse» (1996, p. 446), à savoir le principe de la libre concurrence. Cette règle fait ensuite l'objet d'une application à une longue série de domaines : agriculture, industrie, commerce, crédit, spéculation, crises, assurance, association et colonisation. La question des monopoles naturels et des chemins de fer est examinée sous la rubrique des «exceptions au principe de la libre concurrence» (voir infra).
L'«économie sociale» est la théorie de la répartition de la richesse sociale entre les hommes en société. Elle recherche les principes de justice sociale en matière de propriété et d’impôt. Pour que la répartition de la richesse soit «la plus équitable possible», l'Etat doit notamment devenir propriétaire de toutes les terres (voir infra).
Walras et l’économie politique pure comme « science physico-mathématique »
«Quant aux économistes qui, sans savoir les mathématiques, sans savoir même exactement en quoi consistent les mathématiques, ont décidé qu’elles ne sauraient servir à l’éclaircissement des principes économiques, ils peuvent s’en aller en répétant que "la liberté humaine ne se laisse pas mettre en équations", ou que "les mathématiques font abstraction des frottements qui sont tout dans les sciences morales", et autres gentillesses de même force. Ils ne feront pas que la théorie de la détermination des prix en libre concurrence ne soit une théorie mathématique […]. L'économique mathématique prendra son rang à côté de l’astronomie et de la mécanique mathématiques ; et ce jour-là aussi, justice nous sera rendue» (Préface, 1988, pp. 20-22).
La deuxième génération du marginalisme
Francis Ysidro Edgeworth
D'origine irlandaise, Francis Ysidro Edgeworth (1845-1926) étudie les langues et sans doute aussi les mathématiques au Trinity College de Dublin (à partir de 1862), puis au Balliol College d’Oxford (1868-69). On sait peu de choses sur ses activités durant les années 1870. Après la parution de son premier ouvrage, New and Old Methods of Ethics (1877), il enseigne la littérature, la logique et les sciences morales. En 1879, il entre en contact avec W. S. Jevons et découvre sa Theory of Political Economy. En 1881, il fait paraître Mathematical Psychics. An Essay of the Application of Mathematics to the Moral Sciences. En 1887, il publie Metretike, or the Method of Measuring Probability and Utility. En 1890 seulement, Edgeworth devient professeur d’économie politique au King’s College de Londres. En 1891, il obtient une chaire d’économie politique à All Souls’ College d’Oxford ; la même année, il devient le premier directeur de l’Economic Journal, tâche qu’il assure jusqu’à sa mort.
Alfred Marshall
Alfred Marshall (1842-1924) est le fils d’un employé de la Banque d'Angleterre. Après des études de mathématiques à Cambridge (1861-65), il enseigne cette matière à Bristol. Mais ses intérêts se tournent rapidement vers la philosophie, la psychologie, l'éthique et l'économie politique, c’est-à-dire vers les «sciences morales» qu’il enseigne à partir de 1868. L’une de ses étudiantes, Mary Paley, deviendra sa femme. Après plusieurs postes d’enseignements, Marshall devient en 1885 professeur d'économie politique à l’Université de Cambridge où il enseignera jusqu'en 1908. Parmi ses ouvrages, il faut mentionner The Economics of Industry (1879), rédigé en collaboration avec Mary Paley Marshall, Principles of Economics (1890), son principal ouvrage plusieurs fois remanié, qui en sera à la 8e édition en 1920 et Industry and Trade (1919). Au cours des années 1880 et 1890, Alfred Marshall sera appelé à faire partie de nombreuses commissions gouvernementales sur des problèmes économiques et sociaux (monnaie, fiscalité, salaires, relations de travail, pauvreté). Son successeur à la chaire de Cambridge sera Arthur Cecil Pigou.
Jean-Pierre POTIER, Professeur de Sciences économiques à l'université Lumière Lyon 2 et chercheur au laboratoire Triangle - pôle Histoire de la Pensée (Centre Walras) pour SES-ENS.
Jean-Pierre Potier a publié en 2019 Léon Walras, économiste et socialiste libéral. Essais aux éditions Classiques Garnier (Bibliothèque de l'économiste, n° 28).