Maurice ALLAIS (1911-2010), itinéraire atypique d'un économiste français
L'oeuvre de Maurice Allais
Maurice Allais est le seul économiste français - si l'on ne compte pas Gérard Debreu, naturalisé américain - à avoir reçu le prix de la Banque centrale de Suède en mémoire d'Alfred Nobel, en 1988, pour «ses contributions pionnières à la théorie des marchés et de l'utilisation efficace des ressources». Précurseur dans le champ de l'économie néoclassique, il a anticipé plusieurs propositions et théorèmes importants découverts ultérieurement par Arrow et Debreu (qui fut son élève), Phelps ou Samuelson. Mais ces travaux ont eu peu de retentissements au plan international et il est resté très isolé.
Par la suite, à partir de 1967, il s'est démarqué de l'analyse l'équilibre général walrasien, qu'il jugeait trop abstraite et éloignée de l'observation empirique, et a élaboré une «théorie générale des surplus» (Théorie générale des surplus, 1978) centrée sur l'étude des déséquilibres, «révolutionnaire» à ses yeux mais peu marquante dans la discipline. M. Allais a également réalisé des travaux en macroéconomie monétaire (Economie et intérêt, 1946). Mais sa tentative de reformuler la théorie quantitative de la monnaie (Reformulation de la théorie quantitative de la monnaie, 1965) fut une impasse théorique et cette partie de son oeuvre est restée sans influence. Il développa des concepts macroéconomiques très personnels qui ne furent pas réutilisés par les économistes, ce qui contribua à sa marginalisation dans la recherche française.
Maurice Allais est en revanche plus célèbre pour sa contribution à la théorie des choix en univers incertain et la mise en évidence au début des années 1950 du paradoxe qui porte son nom, suite à une expérience à partir de loteries réalisée lors d'un colloque international. Le «paradoxe d'Allais» montre qu'en situation d'incertitude les individus rationnels n'ont pas toujours des préférences cohérentes (absence de la continuité de la préférence pour la sécurité). Sa découverte a remis en cause l'un des principaux axiomes de comportement - l'axiome d'indépendance de la théorie de l'utilité espérée - du modèle traditionnel des choix risqués, celui de l'école américaine représentée par Von Neumann et Morgenstern («Le Comportement de l'Homme Rationnel devant le Risque : Critique des Postulats et Axiomes de l'Ecole Américaine», Econometrica, 1953). Ces résultats ont été confirmés par les travaux ultérieurs en théorie de la décision et en économie expérimentale à partir de la fin des années 1970. Allais peut être considéré de ce point de vue comme un précurseur de la finance comportementale.
Maurice Allais n'était pas seulement un théoricien de l'économie. Polytechnicien et ingénieur des mines, il mène parallèlement des recherches en économie appliquée dans la tradition des ingénieurs économistes (Dupuit, Cournot, Colson...). Il a travaillé en particulier sur la question de la tarification optimale dans le domaine de la gestion des services publics de réseau (par exemple La gestion des houillères nationalisées, 1953). Allais a défini le concept d'«utilité perdue» et montré que la nationalisation de certaines entreprises - dans le domaine des transports ou de l'énergie - rendait possible une politique de tarification optimale. La tarification au coût marginal a été appliquée par exemple à EDF avec des tarifs différenciés heures pleines/heures creuses, permettant d'augmenter la consommation aux heures où le supplément de fourniture d'électricité est moins onéreux.
Penseur libéral, très critique de la théorie keynésienne, Maurice Allais était paradoxalement partisan d'un certain interventionnisme. Pour lui, mettre en place un régime concurrentiel ne signifiait pas laissez-faire. Il était favorable à un secteur public important, au monopole étatique de la création monétaire ou encore à l'imposition du capital - l'impôt sur les «revenus non gagnés», par exemple les plus-values tirées de la spéculation, devant selon lui remplacer l'impôt sur les «revenus gagnés», ceux du travail et des entreprises. Il se disait adepte d'un «libéralisme social» (l'économiste Gilles Dostaler le qualifie de «libéral hétérodoxe» dans un article d'Alternatives Economiques de novembre 2006), mais certaines de ses positions réactionnaires, comme ses critiques des transferts sociaux ou des travailleurs immigrés, ont suscité un malaise parmi beaucoup d'économistes ou intellectuels français. Il s'estimait mal compris, «savant méconnu», victime de la tyrannie des idées dominantes et du mépris des anglo-saxons vis-à-vis des travaux en langue française.
A la fin de sa vie, Maurice Allais a critiqué la mondialisation et milité pour un «protectionnisme raisonné» en Europe. Sa dénonciation de «l'idéologie libre-échangiste» et du pouvoir des multinationales le rapproche alors des idées altermondialistes. Il pensait que l'abondance de liquidité par le crédit facile était potentiellement source d'une forte instabilité monétaire et financière, le risque étant une crise financière et un «effondrement général» comme dans les années 1930 (La Crise mondiale d'aujourd'hui, 1999). Dénonçant l'excès de spéculation sur tous les marchés, notamment de la part des banques, et la libération totale des mouvements de capitaux au niveau mondial - accentuant l'instabilité -, il a défendu à la fin des années 1990 des positions assez radicales sur la régulation des marchés financiers. Il a en particulier proposé une réforme des banques universelles par un strict cloisonnement des activités bancaires, séparant banques de dépôts, banques de prêts (sans pouvoir de création monétaire) et banques d'affaires qui interviennent sur les marchés financiers. Il a aussi milité pour une création monétaire exclusivement réservée à la banque centrale et un retour aux changes fixes.
En somme, l'oeuvre de Maurice Allais s'avère difficile à juger, car, comme le montre parfaitement Henri Sterdyniak («Maurice Allais, itinéraire d'un économiste français», 2009), dans cette oeuvre «se mêlent éclairs de génie, travaux de fonds précurseurs, combat pour une certaine forme d'organisation sociale, en même temps qu'aveuglements, autismes et obstinations dans l'erreur».
Pour mieux connaître la pensée de cet économiste français, nous vous proposons de lire une contribution d'Henri Sterdyniak, chercheur à l'OFCE, qui retrace l'itinéraire de Maurice Allais. Ce document de travail a été présenté lors du Congrès de l'AFSE de septembre 2009.
Maurice Allais, itinéraire d'un économiste français, par Henri Sterdyniak
Télécharger l'article d'Henri Sterdyniak : "Maurice ALLAIS, itinéraire d'un économiste français" (septembre 2009).
Pour aller plus loin
Site dédié à Maurice Allais : http://allais.maurice.free.fr
La conférence Nobel de Maurice Allais en décembre 1988 : «Les lignes directrices de mon oeuvre»
La page consacrée à Maurice Allais sur le site officiel des prix Nobel : http://nobelprize.org/nobel_prizes/economics/laureates/1988/
«Maurice Allais, précurseur méconnu et libéral hétérodoxe», par Gilles Dostaler, Alternatives Economiques, n°252, novembre 2006.
«Sur trois contributions d'Allais», par Camille Bronsard et Lise Salvas-Bronsard, L'Actualité économique, vol. 64, n° 4, 1988, p. 481-492.
Entretien avec Maurice Allais dans la revue L'Economie politique n° 43, juillet 2009 : Maurice Allais : "Les sciences sociales ont besoin d'un immense effort de synthèse" (accès limité).
Un texte de Maurice Allais («Contre les tabous indiscutés», décembre 2009 (accès limité)) et son dernier entretien (mars 2009) sur Marianne2, tous deux désormais hébergés par le site Marianne.
"Maurice Allais, économiste de génie et de folie", par Jean-Marc Vittori, Les Echos (15/10/2010).