Feuilleton H.P.E.
Tableau de bord :
A quoi sert l'histoire de la pensée économique?
- Les «avantages pédagogiques» dans les études d'économie. En effet, les manuels les plus récents ne permettent pas de saisir l'importance des problèmes et la validité des méthodes utilisées par les économistes.
- L'étude de l'histoire de la pensée économique permet de faire surgir des idées nouvelles et il est toujours possible de glaner des «leçons utiles» pour le présent à partir des différentes explorations tentées par les auteurs du passé : «Nous nous instruisons à la fois de la futilité et de la fécondité des controverses ; des déviations, des efforts gaspillés, des impasses ; des intervalles où le progrès s'interrompt, de notre soumission au hasard, des procédés à éviter, des retards à rattraper. Nous apprenons à comprendre pourquoi nous sommes aussi avancés que nous le sommes, et aussi pourquoi nous n'avons pas progressé au-delà. Et nous apprenons ce qui arrive, comment et pourquoi».
- Enfin, l'histoire de toute science «nous dévoile les démarches de l'esprit humain» ; elle nous offre le spectacle de «la logique incarnée dans le concret, de la logique liée à la vision et au projet».
Quel point de départ pour l'histoire de la pensée économique?
Mais une approche plus globale de l'histoire de la pensée économique doit aussi prendre en compte les premières réflexions sur la vie économique développées de l'Antiquité jusqu'à la scolastique médiévale, avant d'aborder la naissance de l'économie politique dans la période dite «mercantiliste».
Quelles méthodes utiliser en histoire de la pensée économique?
Nous distinguerons schématiquement trois approches :
Une première approche des auteurs (représentée, par exemple, par Georges J. Stigler et Mark Blaug)
Elle consiste à mettre en évidence une continuité, une succession de progrès analytiques au cours du temps. Cette approche «continuiste» offre une interprétation cumulative de la science économique, qui présuppose une séparation entre le travail analytique et les jugements de valeur, les «visions» (pré-analytiques) des auteurs. Le discours économique est déconnecté de l'évolution globale des sociétés. La progression de la science peut être envisagée de manière plus ou moins régulière selon les historiens, admettant en général la possibilité de «retards» et d'incidents de parcours. Elle aboutit à la théorie économique moderne, qui constitue une sorte de «terre promise». Cette démarche était déjà revendiquée par l'économiste classique Jean-Baptiste Say. Celui-ci explique en effet que l'histoire d'une science «ne peut être que l'exposé des tentatives, plus ou moins heureuses [...] pour recueillir et solidement établir les vérités dont elle se compose. Que pourrions-nous gagner à recueillir des opinions absurdes, des doctrines décriées et qui méritent de l'être ? Il serait à la fois inutile et fastidieux de les exhumer. Aussi l'histoire d'une science devient-elle de plus en plus courte à mesure que la science se perfectionne» (Cours complet d'Economie Politique Pratique, 1ère édition, 1828-29). Ce point de vue jette un doute sur l'utilité de l'histoire de la pensée économique, ou du moins celle qui remonte avant Adam Smith. On qualifie aujourd'hui cette démarche de rétrospective (Mark Blaug, Economic Theory in Retrospect, 1ère édition 1968).
Parmi les démarches qui s'inscrivent dans cette approche, l'une vise à rechercher des "précurseurs". Cette démarche qualifiée de généalogique aboutit à prêter des conceptions modernes à des auteurs anciens. Par exemple, on peut faire de François Quesnay un "précurseur" de l'analyse input-output de W. Léontieff ; il existe, en effet, une représentation du "Tableau économique" sous la forme d'une matrice input/output (A. Phillips). Cette démarche fait l'objet de critiques. Par exemple, Georges Canguilhem (Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, 1968) met en garde contre une telle conception positiviste de l'histoire des sciences. Le "précurseur" aurait établi pour ses successeurs une carte du savoir dans ses grandes lignes, qu'ils n'auraient plus qu'à préciser. On extrait le précurseur de son cadre culturel pour l'insérer dans un autre, plus tardif. Naturellement, refuser de parler de "précurseurs" ne doit pas nous empêcher de travailler sur les filiations historiques des théories, de repérer des permanences de projets, d'intentions chez les économistes.
Une deuxième approche peut être qualifiée de «discontinuiste»
Elle refuse d'envisager un progrès cumulatif du savoir économique. On cherche plutôt à identifier les moments de rupture dans l'histoire des idées économiques, la pluralité des voies explorées et les bifurcations possibles. Des théories détrônées survivent et réapparaissent. Plusieurs démarches sont possibles dans cette perspective.
Une première manière de travailler consiste à se servir du concept de paradigme, à la suite de Thomas Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, 1962). Kuhn explique que l'activité multiforme des chercheurs à une époque déterminée aboutit à la constitution d'un "paradigme", qui va recevoir l'adhésion de la communauté scientifique. Celui-ci est formé d'hypothèses théoriques, de lois et techniques qui sont adoptées par une communauté scientifique pendant un laps de temps plus ou moins long (par exemple, le paradigme d'Aristote, le paradigme de Newton). Dans un état de "science normale", les chercheurs développent le paradigme. Mais devant les difficultés qui surgissent, un état de crise va peu à peu s'installer. Les chercheurs s'accrochent alors à leurs théories en dépit des difficultés rencontrées. La crise du paradigme se résoudra par l'émergence d'un nouveau paradigme qui va gagner l'adhésion progressive de la communauté. On a là le moment de la "révolution scientifique".
On a tenté d'appliquer la théorie des paradigmes à l'histoire de la pensée économique. On distingue, par exemple, le paradigme classique, le paradigme néo-classique, le paradigme keynésien. Ce type de démarche pose cependant quelques problèmes pour la période de trois siècles qui précède l'arrivée des Physiocrates et des classiques. Ainsi, un paradigme "mercantiliste" est-il identifiable, compte tenu de l'absence d'une communauté homogène de chercheurs ? En outre, en économie, la domination d'un paradigme n'a pas un caractère aussi net que dans les sciences de la nature et l'on remarque une coexistence durable de plusieurs paradigmes qui s'affrontent.
Une autre démarche «discontinuiste» est celle, structuraliste, de Michel Foucault (Les mots et les choses, 1966). Cet auteur oppose l'"âge classique" à l'"âge moderne". L'"âge classique" (XVIIe-milieu du XVIIIe siècle) n'est pas celui des économistes classiques, mais celui des Mercantilistes jusqu'aux Physiocrates. Il est encore impossible de parler d'économie politique, car la production n'existe pas dans l'ordre du savoir ; les auteurs de la période ne traitent que de la circulation de la richesse. En revanche, à l'"âge moderne" (fin du XVIIIe-début du XIXe siècle), on assisterait à la naissance de l'économie politique avec Smith et Ricardo : la production existe enfin dans l'ordre du savoir, avec l'apparition de la théorie de la valeur-travail. Ces deux premières approches ont l'inconvénient de se limiter au seul développement intellectuel des théories, en faisant abstraction des conditions socio-économiques de leur production. Ces deux approches relèvent de ce qu'on a appelé, à la suite de Mark Blaug, le point de vue «absolutiste» en histoire de la pensée économique.
Une troisième approche peut être envisagée, qualifiée de «relativiste» ou d'«environnementaliste»
Dans cette perspective, les auteurs doivent être situés dans le contexte économique, social, scientifique et philosophique de leur époque. Les grandes innovations dans la pensée économique proviennent de tentatives de recherche de solutions à des problèmes contemporains. L'institutionnaliste américain Wesley Clair Mitchell (Types of Economic Theory, 1967-69) affirme ainsi : «One of the results of any survey of the development of economic doctrines is to show that in large measure the important departures in economic theory have been intellectual responses to changing current problems ; that is, the economic theorists who have counted deeply concerned with problems that troubled their generation. Their theories have been attempts to deal scientifically with these problems, to point out promising means of practical action» (vol 1, p. 13). Dans la perspective relativiste, on s'intéresse aux "cadres sociaux" de la connaissance, au contexte économique, politique, social et intellectuel de la rédaction des textes économiques. Il faut identifier l'"esprit du temps" (Zeitgeist). Il est nécessaire aussi de prendre en compte la biographie des auteurs. Ce travail exige une pluri-disciplinarité ou une trans-disciplinarité. Le "Tableau économique" de Quesnay sera rattaché à la question du blé, très controversée en France, au milieu du XVIIIe siècle, avec les tentatives de libéralisation du marché des grains. La théorie smithienne sera rattachée à un système économique dans lequel les manufactures ne sont pas encore mécanisées. La théorie ricardienne sera rattachée à la controverse sur les "Corn Laws" en Angleterre. De son côté, Gunnar Myrdal ("Crises and cycles in the development of economics", The Political Quarterly, 1973) estime que l'émergence de problèmes économiques stimule l'émergence de solutions politiques et donc de théories qui vont fournir ensuite une base scientifique à ces solutions. Il serait erroné de vouloir trancher radicalement parmi les différentes approches en histoire de la pensée économique. La plupart des historiens n'adoptent pas une approche exclusivement «continuiste», «discontinuiste», ou relativiste. Même les auteurs «absolutistes» doivent admettre que l'environnement influence la science économique, en particulier durant sa période de formation. Ainsi, Joseph Schumpeter n'hésite-t-il pas à faire une place aux problèmes culturels, philosophiques, à l' "esprit du temps".
La lecture des auteurs du passé, si possible dans le texte original, est fortement conseillée. Elle constitue un moyen de se prémunir contre les interprétations parcellaires, réductrices, unilatérales.
Bibliographie d'ensemble
Quelques ouvrages de référence :
Blaug (Mark) : Economic Theory in Retrospect, Cambridge : Cambridge University Press, trad. française, La pensée économique - Origine et développement, 4e éd., Paris : Economica, 1986, 5e éd., 1998.
Breton (Yves) et Lutfalla (Michel), sous la direction de, L'économie politique en France au XIXe siècle, Paris : Economica, 1991.
Bruhns (Hinnerk), sous la direction de, Histoire et économie politique en Allemagne de Gustav Schmoller à Max Weber. Nouvelles perspectives sur l'école historique de l'économie, Paris : Ed. de la Maison des sciences de l'homme, 2004.
Cartelier (Jean) : Surproduit et reproduction - La formation de l'économie politique classique, Grenoble/Paris : P.U.G.-Maspero, 1976.
Denis (Henri) : Histoire de la pensée économique, Paris : PUF, 1e éd., 1966, 11e éd., 1999.
Dockès (Pierre) : L'espace dans la pensée économique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris : Flammarion, 1969.
Gide (Charles) et Rist (Charles) : Histoire des doctrines économiques des Physiocrates à nos jours (1e éd., 1909), 7e éd., Paris : Sirey, 1948, réédition 2001.
Hutchison (Terence) : Before Adam Smith - The Emergence of Political Economy, 1662-1776, Oxford : Blackwell, 1988.
Pribram (Karl) : A History of Economic Reasoning, Johns Hopkins U. Press, 1983, trad. française, Les fondements de la pensée économique, Paris : Economica, 1986.
Schumpeter (Joseph-Alois) : History of Economic Analysis, Londres : G. Allen and Unwin, 1954, trad. française, Histoire de l'analyse économique, Paris : Gallimard, tome 1, L'âge des fondateurs, tome 2, L'âge classique, 1983, réédition coll. Tel, 2004.
Quelques manuels :
Barrère (Alain) : Histoire de la pensée et de l'analyse économiques, tome 1 (seul paru), La formation des premiers systèmes d'économie politique (des origines à 1870), Paris : Cujas, 1994.
Baslé (Maurice), Gélédan (Alain) et autres : Histoire des pensées économiques - Les fondateurs, Paris : Sirey, 2e éd., 1993.
Boncoeur (Jean) et Thouément (Hervé) : Histoire des idées économiques, Paris : Nathan, tome 1, De Platon à Marx, tome 2, De Walras aux contemporains, 3e éd. 2004.
Deleplace (Ghislain) : Histoire de la pensée économique, Paris : Dunod, 1999.
Etner (François) : Histoire de la pensée économique, Paris : Economica, 2000.
Jessua (Claude) : Histoire de la théorie économique, Paris : P.U.F., 1991.
Martina (Daniel) : La pensée économique, Paris : A. Colin, coll. "Cursus", tome 1, Des mercantilistes aux néo-classiques, 1991, tome 2, Des néo-marginalistes aux contemporains, 1993.
Montoussé (Marc), sous la direction de : Histoire de la pensée économique - Cours, méthodes, exercices corrigés, Rosny : Bréal, 2000.
Wolff (Jacques) : Les grandes oeuvres économiques, Paris : Cujas, tome 1, De
Xénophon à Adam Smith, 1973, tome 2, De Malthus à Marx, 1976, tome 3, Walras et Pareto, 1981, Lénine, Schumpeter, Keynes, C. Clark, Von Neumann, Morgenstern, 1983.