Les sciences sociales et le mouvement des "gilets jaunes". Novembre-décembre 2018.
Comment les chercheurs en sciences sociales analysent-ils le mouvement des gilets jaunes, et que dit ce conflit social sur la société française ? Depuis le début de la mobilisation le 17 novembre, des spécialistes des mouvements sociaux, des classes populaires, de l'impôt, des inégalités, des violences, des réseaux sociaux, des milieux ruraux, etc. tentent de décrypter ce mouvement spontané et inédit, en mobilisant les outils et concepts des sciences sociales et en s'appuyant sur leurs travaux et leurs observations. Si l'étude approfondie de ce mouvement nécessitera plus de recul et des recherches au long court, ces premières réflexions et interprétations s'avèrent utiles pour affiner notre regard sur la mobilisation et apporter des clés de compréhension à nos élèves.
Nous vous proposons une sélection de quelques-unes de ces analyses, classées par date de publication. Cette actualité a bénéficié du concours du site Géoconfluences (Dgesco/ENS de Lyon) : nous reprenons ici des extraits de la veille "Que disent les sciences sociales sur le mouvement des gilets jaunes ?" (27/11/2018).
- Camille Peugny
Camille Peugny, "Les classes sociales n'ont jamais disparu. Avec les «gilets jaunes», elles redeviennent visibles", interview dans Le Monde, édition du 14 décembre 2018.
Le sociologue Camille Peugny, spécialiste de la stratification sociale, de la mobilité sociale et du déclassement, estime que «le mouvement des «gilets jaunes» signe un retour des clivages de classes», tout en mettant en garde contre les «grilles de lecture trop simplistes», telle l'opposition entre centre et périphérie. Il rappelle que «dans les grands centres urbains, il n'y a pas que des riches aisés, et dans les campagnes, que des pauvres». Le conflit actuel est en revanche révélateur d'une «polarisation des destins sociaux». L'absence d'amélioration du pouvoir d'achat, des salaires, des conditions de travail depuis vingt ans, tend en effet à amenuiser tout espoir de mobilité ascendante parmi les classes populaires et à entretenir un sentiment de déclassement social chez les classes moyennes inférieures.
Les classes sociales n'ont jamais disparu, poursuit le sociologue, mais les transformations de l'emploi, qui induisent un «un isolement au travail grandissant» et l'érosion des collectifs de travail, les ont rendues invisibles. Aujourd'hui, on assiste chez les acteurs du mouvement à «une prise de conscience de difficultés et d'intérêt communs». Leur colère est alimentée par un fort sentiment d'injustice sociale qui vise cependant moins les «assistés» (chômeurs et immigrés) et davantage le haut de l'échelle sociale, «les riches, les puissants et les élites».
A lire aussi sur SES-ENS : Entretien avec Camille Peugny : Le nouveau visage des classes sociales, 12 octobre 2017.
- Collectif (Camille Bedock, Antoine Bernard de Raymond, Magali Della Sudda, Théo Grémion, Emmanuelle Reungoat, Tinette Schnatterer)
"«Gilets jaunes» : une enquête pionnière sur la «révolte des revenus modestes»", Le Monde, édition datée du 12 décembre 2018.
Un collectif de 70 universitaires, sociologues, politistes et géographes, a lancé fin novembre une grande enquête pour récolter des données sur le mouvement des gilets jaunes. Son objectif est de mieux comprendre qui sont les gilets jaunes, ce qu'ils souhaitent, d'analyser leurs modes d'action et d'engagement, ainsi que l'évolution et l'impact social du mouvement. Une grande variété de méthodes des sciences sociales est mobilisée pour mener à bien cette enquête : observation sur le terrain, analyse lexicométrique des réseaux sociaux, questionnaires, entretiens, cartographie.
Dans une tribune du Monde, le collectif livre les premiers enseignements de l'enquête sur les profils et les motivations des gilets jaunes. Ces résultats «encore très provisoires» sont issus de l'exploitation de 166 questionnaires administrés en face à face, sur les lieux de mobilisation (manifestations, ronds-points et péages) et dans six régions différentes de France.
Difficile de dresser un portrait type des acteurs d'un mouvement dont l'une des singularités est justement sa diversité. L'analyse des caractéristiques socio-démographiques des répondants vient cependant confirmer la prédominance de personnes à «revenus modestes», avec des niveaux de qualification intermédiaires, «appartenant aux classes populaires ou à la «petite» classe moyenne». Les populations les plus démunies ne sont pas au cœur de la mobilisation : plus de la moitié des répondants est imposable et 85% possèdent une voiture. Les manifestants sont majoritairement des personnes qui travaillent ou des anciens actifs aujourd'hui retraités. Ils sont âgés de 45 ans en moyenne, soit légèrement plus que la moyenne française. Les femmes sont un peu moins nombreuses que les hommes (45%), mais beaucoup plus visibles que dans les conflits traditionnels. Les auteurs relèvent une forte proportion de femmes issues des classes populaires, «une catégorie sociale traditionnellement peu mobilisée politiquement». Autre caractéristique du mouvement : le nombre important de primo-manifestants et des participants «peu rompus à l'action collective», qui privilégient des modes de protestation collectifs et non violents (manifestations, sondages, blocages, devant la grève).
Concernant le rapport au politique des manifestants, l'enquête «confirme également le large rejet des organisations représentatives traditionnelles», partis politiques en tête. Un tiers des répondants se déclare apolitique ou «ni de droite ni de gauche», plus de la moitié se positionne à gauche et moins de 5% à l'extrême-droite.
Les enquêtés ont été interrogés sur leurs motivations et leurs attentes. Le motif principal de leur participation à la mobilisation est la défense du pouvoir d'achat. Les répondants mentionnent les fins de mois difficiles, les difficultés de logement ou d'accès aux loisirs. Ils sont également présents pour protester contre «une parole politique qui les méprise et les infériorise symboliquement» et exiger davantage d'écoute et de «reconnaissance de leur dignité de la part du personnel politique». La majorité revendique sans surprise une baisse des taxes des impôts, à laquelle s'ajoutent des demandes de hausse du pouvoir d'achat et de redistribution des richesses. Outre l'exigence d'une plus grande justice fiscale et sociale, qui fait écho au fort sentiment d'injustice fiscale parmi les classes populaires (voir Alexis Spire ci-dessous), l'enquête montre «la présence de revendications institutionnelles en plus des revendications sociales» et la marginalité des «revendications nationalistes, liées notamment à l'identité ou à l'immigration».
- François Dubet
François Dubet, "La transformation des colères en politiques est-elle possible ?", AOC, 10 décembre 2018.
François Dubet, directeur d'études à l'EHESS, a développé une sociologie de l'expérience qu'il a appliquée notamment aux questions d'inégalités et de discriminations. Le sociologue analyse le mouvement des gilets jaunes comme la manifestation du passage du «régime des classes sociales», caractéristique des sociétés industrielles, à un «régime des inégalités multiples». Dans le régime des classes sociales, explique-t-il, les inégalités étaient structurées par le travail et le conflit de classe. Le système de représentation à la fois social et politique permettait aux travailleurs de s'inscrire dans une histoire collective et d'identifier les adversaires sociaux à combattre. Leur identité de classe leur apportait une dignité et les protégeait du sentiment d'être méprisé. Mais les mutations du capitalisme ont conduit à une crise du système de représentation marquée par la fragmentation de la structure sociale, l'éclatement du vote de classe, l'affaiblissement du syndicalisme...
Avec l'apparition de nouveaux clivages sociaux, les inégalités sont devenues multidimentionnelles. Pour François Dubet, les sentiments d'injustice résultent désormais de l'addition d'une myriade de «petites» inégalités, des inégalités liées aux revenus, aux diplômes, au genre, au statut de l'emploi, à l'origine, au lieu de résidence, à l'âge, etc. Chacun peut ainsi se sentir victime d'une inégalité injuste. La crise de la représentation s'accompagne alors d'une crise de la solidarité que le sociologue analyse dans La préférence pour l'inégalité (Seuil, 2014). Cet affaiblissement des liens de solidarité est relié selon lui au manque de lisibilité de notre système de redistribution et à la mise en «concurrence» des inégalités – et des catégories victimes de celles-ci – avec la multiplication des dispositifs destinés à les combattre. Parallèlement, l'incertitude croissante des destinées sociales a accru «l'obsession du déclassement» dans toute la société.
Dans ce contexte, poursuit François Dubet, «la perception des inégalités s'individualise» : les inégalités ne sont plus vécues comme des expériences collectives, mais comme des expériences personnelles et singulières, conduisant chacun à se comparer aux uns et aux autres. L'idéal de l'égalité des chances méritocratique, ajoute-t-il, exacerbe les sentiments d'injustice engendrés par le régime des inégalités multiples. Faisant un parallèle entre les émeutes de banlieue et le mouvement des gilets jaunes, François Dubet s'interroge sur les débouchés politiques de cette révolte qui «agrège des colères» sans les hiérarchiser et «semble échapper à tous les mécanismes de représentation». Le risque est selon lui que la colère et l'indignation, qui s'expriment sans limites sur les réseaux sociaux, et sans véritablement se transformer en parole politique, débouchent sur le seul ressentiment plutôt que sur le ralliement à un mouvement social.
A lire aussi : François Dubet, "Inégalités, injustices, ressentiment", AOC, 23 décembre 2018. Sur SES-ENS : Entretien avec François Dubet autour de l'expérience des discriminations, 12/06/2013.
- Alexis Spire
Conférence d'Alexis Spire sur SES-ENS : Les classes sociales face à l'impôt, 5 décembre 2018.
Alexis Spire, directeur de recherche CNRS, est un des rares spécialistes en sociologie de l'impôt en France. Il a publié en septembre 2018 Résistances à l'impôt. Attachement à l'État. Enquête sur les contribuables français aux éditions du Seuil. Cet ouvrage ne traite pas directement du mouvement des gilets jaunes, il présente les résultats d'une enquête sociologique réalisée en 2016 et 2017 sur le rapport à l'impôt et à l'Etat des différentes catégories sociales en France. En cela, il permet de mieux comprendre les ressorts et la complexité de la mobilisation actuelle, et plus généralement des contestations sociales autour de la fiscalité qui connaissent un regain depuis quelques années. Le sociologue analyse la place de la question fiscale dans le débat public et les fractures de la société française autour des pratiques et des représentations de l'impôt. Explorant les paradoxes du rapport des Français à l'impôt, il met en évidence le fort sentiment d'injustice fiscale parmi celles et ceux qui se trouvent en bas de l'échelle sociale qui contraste avec l'adhésion au système fiscal des membres des classes supérieures. Il défend aussi l'idée que «la résistance à l'impôt peut tout à fait coexister avec l'attachement à l'État, voire la revendication d'un meilleur service public».
Alexis Spire est également l'auteur d'un article paru dans Le Monde Diplomatique (n°777, décembre 2018) : "Aux sources de la colère contre l'impôt" dont voici le résumé : Apparue en marge des organisations politiques et syndicales, particulièrement suivie dans les zones rurales et périurbaines, la mobilisation des «gilets jaunes» contre les taxes sur les carburants frappe par son caractère spontané. Elle a soudainement mis en lumière le sentiment d'injustice fiscale qui couvait depuis de longues années parmi les salariés subalternes et les petits indépendants. Dans un pays où l'impôt demeure un levier pour la redistribution, comment expliquer qu'il soit davantage contesté par celles et ceux qui se trouvent en bas de l'échelle sociale ?
Les représentations du niveau de l'impôt selon la position de classe et selon la zone de résidence
- Samuel Hayat
Samuel Hayat, "Les Gilets Jaunes, l'économie morale et le pouvoir", blog de l'auteur, 5 décembre 2018
Samuel Hayat, chercheur en science politique, spécialiste de la représentation politique et du mouvement ouvrier, a recours au concept d'«économie morale», développé par l'historien britannique Edward P. Thompson, pour interpréter le conflit des gilets jaunes. Il commence par souligner les caractéristiques de ce mouvement social. Tout d'abord, celui-ci utilise un répertoire d'action «national et autonome» au sens de Charles Tilly, «typique de la modernité», sans toutefois respecter les normes de la pratique de la manifestation et de l'occupation de l'espace public. Ensuite, il n'est pas le résultat d'un «travail de mobilisation» par des organisations centralisées et des acteurs sociaux dotés d'un capital militant.
Pourtant, malgré l'absence de relais institutionnalisés, la décentralisation du conflit et la diversité des manifestants, le politiste souligne l'extrême cohérence du mouvement, qui «articule, sous forme de revendications sociales, des principes d'économie morale». L'économie morale est constituée d'un ensemble de normes partagées sur le fonctionnement de l'économie réelle qui font l'objet d'un «pacte» entre les classes populaires et les détenteurs du pouvoir (économique, politique). Pour les gilets jaunes, il s'agit de respecter des principes malmenés par une politique centrée sur l'offre : pouvoir vivre décemment de son travail, protéger les plus fragiles, être égaux face aux services publics, punir les fraudeurs, faire contribuer davantage les plus riches…
C'est de cet ancrage des classes populaires dans l'économie morale que peut naître «une capacité d'agir collective» ou agency (James Scott). En ce sens, le mouvement des gilets jaunes n'a pas de caractère révolutionnaire pour Samuel Hayat. Il est «conservateur» au sens où il opère comme un rappel à l'ordre adressé aux gouvernants, pour le rétablissement d'un ordre social juste qui soude la communauté. Seul l'avenir nous dira, conclut-il, si cette «protestation au nom de l'économie morale» se transformera en «émancipation politique radicale».
- Laurent Mucchielli
Laurent Mucchielli, "Deux ou trois choses dont je suis presque certain à propos des « gilets jaunes »", The Conversation, 4 décembre 2018.
Laurent Mucchielli, spécialiste de la délinquance, des violences sociales et politiques et des politiques sécuritaires, ne prétend pas interpréter un mouvement sur lequel il n'a pas enquêté, mais «partager simplement quelques enseignements tirés d'une expérience de sociologue», ayant travaillé notamment sur les émeutes dans les banlieues. Il rappelle tout d'abord que la violence «n'est pas une catégorie d'analyse, ni un ensemble homogène de comportements. C'est une catégorie morale». Selon lui, il convient d'analyser les circonstances dans lesquelles sont nées la violence, plutôt que les violences en tant que telles sur lesquelles se focalisent les discours politiques et médiatiques et dont le spectacle et ses «effets de sidération-fascination-répulsion (…) empêchent de penser».
Il répertorie alors les discours et jugements dont il faut s'affranchir pour comprendre la mobilisation des gilets jaunes. D'abord la surpolitisation du mouvement, à travers les tentatives de récupération ou de déconsidération du mouvement : on a affaire à un mouvement populaire et spontané qui n'a pas été impulsé par l'idéologie ou l'appartenance politique. Sa dépolitisation ensuite, car il n'est pas juste non plus de prétendre que les acteurs du mouvement n'ont pas de conscience politique ni d'intérêt pour la politique. Le sociologue relève une forme de «mépris de classe» de la part de commentateurs pointant une contestation focalisée sur le prix de l'essence. Ainsi la colère des gilets jaunes doit être prise au sérieux… et apaisée plutôt qu'exacerbée, ce qui conduit Laurent Mucchielli à s'interroger sur la stratégie des gouvernants en matière de maintien de l'ordre et de réponse politique au conflit.
- Olivier Ertzscheid
Olivier Ertzscheid, "#Giletsjaunes : de l'algorithme des pauvres gens à l'Internet des familles modestes", billet sur le blog de l'auteur, 30 novembre 2018.
Alors que les analyses évoquées plus haut s'intéressent plutôt à l'espace topographique et à la sphère sociale publique et matérielle, cet article d'un chercheur en sciences de l'information aborde le rôle joué par un espace majeur des sociabilités virtuelles : Facebook. Il lui applique une grille d'analyse bourdieusienne et montre aussi que cette plateforme n'est pas un support passif mais un acteur à part entière qui joue un rôle conscient et délibéré dans la formation des bulles informationnelles. (Source : Géoconfluences)
A noter que dans la dernière partie de l'article, l'auteur mobilise les travaux de Dominique Pasquier, sociologue de la culture et des médias, qui a enquêté sur l'utilisation d'Internet par les classes rurales et populaires et vient de publier L'Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale (Presses des Mines, "Sciences sociales", oct. 2018). Interviewée dans Libération ("Les usages avancés du Net restent élitistes", 21/11/2018), la sociologue relève des similitudes entre les usages du Net qu'elle a étudiés et ceux des «gilets jaunes» qui se sont organisés sur Facebook. Dans un article publié dans The Conversation ("Des oubliés de la révolution numérique ?", 23/10/2018), elle affirme qu'Internet n'a pas fait disparaître les frontières sociales. Plus précisément, «les pratiques d'Internet privilégiées par les classes populaires font sens par rapport à leur besoins quotidiens et (…) sont des indicateurs pertinents de leur rapport au monde et des transformations possibles de ce rapport au monde». Si les classes populaires ont largement investi Facebook, c'est que le réseau social répond bien à leurs attentes : il «s'inscrit dans une dynamique d'échange de groupe», favorisant le consensus et la reconnaissance sociale par ses proches.
- Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach
Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, "Les «gilets jaunes» : révélateur fluorescent des fractures françaises", Fondation Jean Jaurès, 28 novembre 2018, également publié sur le site de l'Ifop (Focus n°186, 29/11/2018).
Jérôme Fourquet, directeur du département "Opinion et stratégies d'entreprise" de l'Ifop, et Sylvain Manternach, géographe-cartographe, cherchent à mettre en évidence les bases politiques, sociologiques et territoriales du mouvement des gilets jaunes, en exploitant des sondages d'opinion effectués avant et pendant celui-ci, ainsi que des données du Ministère de l'Intérieur, de la presse et de sites recensant les blocages du 17 novembre. Ils commencent par souligner que la mobilisation contre les 80 km/h sur les routes secondaires a été le signe avant-coureur du mouvement des gilets jaunes. Les sondages indiquaient une forte hostilité à cette mesure dans les zones rurales et on retrouve dans les deux mouvements des «répertoires d'actions communs et les mêmes types de critiques et d'arguments» (notamment le «ras-le-bol» fiscal des conducteurs).
Leur analyse d'un sondage réalisé juste avant le 17 novembre 2018 montre que le soutien au mouvement est d'abord «clairement indexé sur le degré de dépendance à la voiture dans la vie quotidienne», cette dépendance étant sans surprise beaucoup plus forte dans les communes rurales et les petites villes. Surtout, ce soutien «fait apparaître un très net clivage de classe» : important parmi les ouvriers, les chômeurs, les employés, il apparaît plus modéré parmi les professions intermédiaires et très minoritaire parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures. Enfin, les auteurs constatent que le soutien au mouvement des gilets jaunes est «également fortement polarisé politiquement», les électeurs ou sympathisants de la droite radicale, et dans un moindre mesure ceux de la France insoumise, étant les plus enclins à le défendre [1].
Cependant, cette grille de lecture électorale semble quelque peu réductrice. Les zooms régionaux effectués dans la suite de l'article sur certaines zones géographiques (Hauts-de-France, Vaucluse, Bretagne, Ariège) permettent, par une approche plus fine de la mobilisation sur le territoire, de nuancer l'analyse. Ils montrent bien que les ressorts du soutien sont très divers (problème d'étalement urbain, difficultés sociales liées à la désindustrialisation, concentration de populations modestes dans des zones rurales, etc.) et que le lien avec le vote n'est ni automatique ni direct.
- Benoît Coquard
Benoît Coquard, "Qui sont et que veulent les «gilets jaunes» ?", Contretemps, 23 novembre 2018.
Le sociologue Benoît Coquard, spécialiste des classes populaires en milieu rural, a entamé une enquête sur le mouvement des gilets jaune le 17 novembre. Dans un long entretien, il livre ses premières observations de terrain en milieu rural sur cette mobilisation qu'il juge «exceptionnelle» et tente de faire le «portrait» des 80 gilets jaunes rencontrés sur des barrages routiers.Tout en prenant soin de rappeler les limites méthodologiques de ses conclusions, il constate la forte composante populaire et territoriale, mais aussi féminine, du mouvement. «Sociologiquement, indique-t-il, il y a une cohérence globale dans les profils rencontrés, car «les «gilets jaunes» sont centrés dans la zone «en bas à droite» de l'espace social si l'on prend une grille de lecture bourdieusienne, c'est-à-dire des classes populaires aux classes intermédiaires plutôt peu diplômées et exerçant des métiers manuels». Au-delà du poids des réseaux sociaux numériques dans la mobilisation, il souligne l'encrage du mouvement dans les sociabilités populaires et le rôle des réseaux amicaux dans l'organisation et la structuration de la mobilisation.
Il relève aussi que, derrière la contestation de la hausse des taxes sur les carburants, s'expriment des revendications liées aux «conditions matérielles d'existence» et aux conditions de vie et de travail qui ont rendu ces populations très dépendantes de la voiture dans leur vie quotidienne (habitat, dispersion géographique de l'emploi en milieu rural, difficultés d'accès aux services publics, etc.). L'appartenance politique n'est clairement pas ce qui fédère le mouvement qui «s'inscrit dans une dynamique de rejet de la politique institutionnelle» et ne porte pas «des revendications spécifiques à l'extrême droite». Néanmoins, la mobilisation des gilets jaunes renforce selon Benoît Coquard l'idée que «les choses de la vie quotidienne sont politisées» et que persiste parmi ces populations «une vision conflictuelle du monde social».
Ses analyses rejoignent celles d'autres sociologues qui ont enquêté sur les ménages populaires vivant dans des zones rurales ou périurbaines et analysé les transformations qui affectent depuis plusieurs décennies les fractions stables des milieux populaires. C'est le cas de Violaine Girard par exemple, qui, dans son ouvrage Le vote FN au village, étudie le rapport au politique de ces populations en quête de «respectabilité sociale» qui aspirent à la stabilité professionnelle et à la mobilité résidentielle.
- Gérard Noiriel
Gérard Noiriel, "Les gilets jaunes et les «leçons de l'histoire»", Fondation Copernic, 22 novembre 2018.
L'historien, auteur d'Une histoire populaire de la France (Agone, coll. "Mémoires sociales", sept. 2018), estime qu'«une mise en perspective historique de ce mouvement social peut nous aider à le comprendre». Si le terme de «jacquerie», employé par certains commentateurs dans les médias, lui semble inapproprié, il relève malgré tout «des points communs entre toutes les grandes révoltes populaires qui se sont succédées au cours du temps». Tout d'abord, le point de départ du mouvement, le refus de nouvelles taxes sur le carburant, rappelle que «les luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans l'histoire populaire de la France» et que celles-ci ont été les plus intenses lorsque «le peuple a eu le sentiment qu'il devait payer sans rien obtenir en échange». Aujourd'hui, ce «profond sentiment d'injustice fiscale dans les classes populaires» est exacerbé dans les territoires fragilisés par la désertification de certains services publics. Au-delà de ces revendications matérielles, la protestation exprime aussi un malaise plus général, un «sentiment d'humiliation» des «dominés». On retrouve dans le mouvement des gilets jaunes «la dénonciation du mépris des puissants», une constante dans les grandes luttes populaires.
Néanmoins, «ces similitudes entre des luttes sociales de différentes époques masquent de profondes différences», souligne Gérard Noiriel. D'une part, les participants «sont issus des milieux modestes et de la petite classe moyenne qui possèdent au moins une voiture» et non des milieux les plus défavorisés, contrairement aux «jacqueries» médiévales. D'autre part, le conflit a pris d'emblée une dimension nationale, grâce aux moyens modernes de coordination de l'action collective, mais aussi à «l'intense "propagande"» des grandes chaînes d'information continue qui l'ont popularisé. Pour l'historien, nous assistons bien à l'avènement de la «démocratie du public» (Bernard Manin [2]) qui viendrait se substituer à la démocratie des partis, dès lors que la visibilité et la parole des citoyens, relayée par les réseaux sociaux et les médias de masse, se passe de corps intermédiaires. Il s'inquiète de voir que les grands médias, dont les logiques sont tout autant économiques que politiques, s'affirment comme «les porte-parole légitimes des mouvements populaires», car ceux-ci pourront facilement discréditer le conflit demain, lorsque l'audimat l'exigera.
- Daniel Béhar, Hélène Dang-Vu et Aurélien Delpirou
Daniel Béhar, Hélène Dang-Vu et Aurélien Delpirou, "«France périphérique», le succès d’une illusion", Tribune dans Alternatives économiques, 17 novembre 2018.
Dans cet article, les géographes Daniel Béhar, Aurélien Delpirou et l'urbaniste Hélène Dang-Vu remettent en question l'idée d'un ancrage de la révolte des gilets jaunes dans la «France périphérique». Ils retracent l'histoire du concept en rappelant l'origine de ce qu'ils qualifient de «prophétie autoréalisatrice» qui s'inscrit dans la lignée des discours simplificateur sur les «deux France». Ils reviennent également sur plusieurs raccourcis comme ceux qui assimilent les gilets jaunes aux ruraux exclusivement. (Source : Géoconfluences)
Notes
[1] Cette analyse comporte cependant des limites. Les sondages, réalisés sur de petits échantillons, ont l'inconvénient d'empiler les différentes caractéristiques des sondés sans croiser les variables et neutraliser les effets de composition (par exemple les cadres et professions intellectuelles supérieures sont proportionnellement plus nombreux dans les grandes villes et par conséquent moins dépendants de la voiture). Sur cette question, voir la présentation d'Hervé Le Bras : "Ce que les big data nous disent de la société française", SES-ENS, 23 mai 2017.
[2] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, coll. "Champs", 1996.