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Un invité sur SES-ENS: entretien avec François Dubet autour de l'expérience des discriminations

Publié le 12/06/2013
Auteur(s) - Autrice(s) : François Dubet
Les discriminations sont le résultat d'inégalités de traitement vécues comme des injustices. S'il est indispensable de les décrire, de les mesurer et de les expliquer, savoir comment elles sont perçues par ceux qui les subissent permet de comprendre pourquoi les discriminations peuvent être un problème social. Le sociologue François Dubet a mené une enquête sur l'expérience des discriminations avec Olivier Cousin, Eric Macé et Sandrine Rui, dont les résultats sont présentés dans l'ouvrage "Pourquoi moi ?". Il répond à nos questions autour de cette publication.

François Dubet est professeur de sociologie à l'Université Bordeaux Segalen et directeur d'études à l'EHESS. Il est chercheur au Centre Émile Durkheim à Science Po Bordeaux et chercheur associé au Centre d'Analyse et d'Intervention Sociologiques de l'EHESS (CADIS). Spécialiste dans les domaines de la théorie sociologique, de l'éducation, des inégalités et de la justice sociale, François Dubet a développé une "sociologie de l'expérience" pour analyser les conduites sociales (Sociologie de l'expérience, Seuil, 1994). Cette approche originale s'écarte à la fois d'une sociologie de l'acteur stratège, mû par une rationalité individuelle, et d'une sociologie de l'appartenance sociale où l'action individuelle est le simple effet de mécanismes sociaux [1]. Elle s'efforce comprendre, en considérant le point de vue des acteurs et leur capacité de réflexivité [2], comment les individus construisent leur propre expérience sociale à partir de l'articulation de différentes logiques d'action, parfois contradictoires (intégration sociale, stratégie, subjectivation), et comment grâce à ce "travail", ils donnent du sens à la réalité sociale et se constituent en tant que sujet. Pour François Dubet, c'est à travers ces expériences individuelles singulières que l'on va retrouver les conflits et les enjeux collectifs et que l'on pourra comprendre comment se produisent "nos façons de vivre ensemble" [3].

François Dubet a mené des recherches successives sur les mouvements sociaux, les problèmes urbains, la marginalité et la délinquance juvénile, l'école, les lycéens, les étudiants, les injustices au travail, ou encore la crise des institutions (voir ses publications). Ses travaux portent actuellement sur les théories et les sentiments de justice et en particulier sur "la discrimination comme expérience et comme philosophie politique pratique". Il a publié en février 2013 Pourquoi moi ? L'expérience des discriminations" avec les sociologues Olivier Cousin, Eric Macé et Sandrine Rui (Seuil). S'inscrivant dans une sociologie de l'expérience des injustices, cet ouvrage rend compte des résultats d'une enquête sur la perception et le vécu des discriminations par les individus qui en sont les victimes du fait de leur origine ethnique, de leur genre ou de leurs préférences sexuelles. Les auteurs y analysent d'abord les sentiments d'inégalité et les différentes stratégies déployées face aux discriminations. Ils étudient ensuite comment sont influencées ces expériences de discrimination par les positions sociales des personnes, leurs parcours et les contextes institutionnels dans lesquels elles sont placées. Le livre s'interroge pour finir sur le rôle des cadres réglementaires et des débats autour des luttes contre les discriminations dans les transformations de notre société et de ses représentations.

A l'occasion du colloque "Inégalités et justice sociales" qui s'est déroulé à Bordeaux du 30 mai au 1er juin 2013, François Dubet a accepté de répondre à nos questions autour de cette étude sur l'expérience des discriminations et nous l'en remercions.

Ecouter les réponses de François Dubet à nos questions

1) Qu'est que la discrimination selon vous et en quoi se différencie-t-elle de la ségrégation ?

2) Dans l'enquête que vous avez réalisée, vous vous êtes intéressés non pas à la description et à la mesure des discriminations objectives, ni à l'explication de leurs mécanismes, mais à l'expérience des discriminations et aux inégalités subjectives. Pourquoi est-ce important pour la connaissance des discriminations de savoir comment elles sont ressenties (ou pas) par ceux qui les subissent ?

3) Les critères d'inégalités de traitement qui sont à l'origine des discriminations sont très nombreux : il existe des discriminations selon le sexe, l'âge, l'origine, la religion, le handicap, etc. Quels sont les critères retenus dans l'enquête pour étudier les expériences de la discrimination ?

4) Vous montrez qu'il existe différents degrés d'intensité dans le ressenti de la discrimination et la première figure que vous analysez dans le livre est "l'expérience de discrimination totale", une forme de discrimination vécue tellement intense qu'elle modèle complètement l'identité des individus et leur rapport au monde. En quoi consiste plus précisément cette expérience de "discrimination totale" ?

5) A côté de la pluralité de l'expérience des discriminations, qui ne se réduit pas à ces expériences totales, il existe aussi une diversité dans les façons de réagir à la discrimination. Comment les individus discriminés réagissent-ils à l'épreuve de discrimination, quelles stratégies mettent-ils en place ?

6) Vous vous êtes intéressés ensuite aux conditions et positions sociales qui déterminent la manière dont les discriminations sont vécues. L'enquête révèle sur ce point que ceux qui sont objectivement les plus discriminés d'après les statistiques ne sont pas nécessairement ceux qui se sentent le plus discriminés. L'expérience de discrimination n'est pas toujours le simple reflet des injustices réelles subies. Comment expliquer ce paradoxe ?

7) Les personnes interrogées perçoivent l'école comme beaucoup plus discriminante que l'hôpital. Comment analyser cette différence de ressenti des discriminations dans deux institutions publiques où en principe tous les individus devraient être traités de manière égalitaire ?

8) Le monde des médias et des industries culturelles et le monde politique sont deux institutions qui ont tenté de mieux représenter les minorités au nom de la valeur de la diversité, en s'appuyant notamment par des dispositifs législatifs. Comment expliquer que le marché des médias soit aujourd'hui beaucoup plus ouvert aux minorités que le monde politique ?

9) Quelle relation peut-on établir entre la montée des expériences de discrimination et des discours sur la discrimination d'un côté, et la transformation de notre vision du monde et de nos conceptions de la justice sociale de l'autre (l'objectif d'égalité des chances remplaçant celui de réduction des inégalités entre classes sociales) ?

10) Au-delà de la question de l'égalité des individus dans une société se pose la question de la fraternité, soulevée à la fin du livre. Comment les individus peuvent-ils vivre ensemble tout en étant différents ? Comment la vie commune est-elle possible en dépit des différences ?

Télécharger : SES/dubet/un_invite_dubet_question10.m4a

Ecouter la totalité de l'entretien audio (36 mn) :

Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.


Notes :

[1] «Si tout est social, tout n'est pas parfaitement socialisé, programmé et contrôlé. Il nous faut donc nous résoudre au paradoxe : l'acteur est totalement social tout en étant un sujet qui agit véritablement» (F. Dubet, Le travail des sociétés, Seuil, 2009, p.175) ; «l'action est entièrement sociale et donc déterminée, mais, en même temps, c'est une action supposant que les individus agissent, font des choix et, dans une certaine mesure, qu'ils sont des sujets» (F. Dubet, L'expérience sociologique, La Découverte, Repères, 2007, p.89).

[2] La méthode de l'intervention sociologique favorise cette réflexivité. Initialement élaborée par Alain Touraine pour analyser les mouvements sociaux et développée par ses disciples au sein du CADIS, elle consiste à réunir des groupes de 10 à 15 personnes, vivant une même expérience ou engagées dans une même cause, mais ne se connaissant pas, et à les inviter à témoigner et à débattre sur une problématique précise. Elle favorise les interactions entre acteurs et chercheurs (impliquant dans une certaine mesure une rupture avec la posture de neutralité axiologique du sociologue) et vise à renforcer l'aptitude des acteurs à porter un regard distancié sur leur propre discours, à analyser la situation dont ils font l'expérience et à réfléchir leur action d'un point de vue sociologique. Elle s'inscrit par là dans une sociologie compréhensive. Pour plus de précisions sur cette méthode sociologique, voir l'article d'Olivier Cousin et de Sandrine Rui, "La méthode de l'intervention sociologique. Évolutions et spécificités", Revue Française de Science Politique, Vol.61, 2011/3.

[3] «On doit donc retrouver dans les histoires les plus petites et les plus triviales, les conflits et les enjeux qui structurent la vie sociale la plus globale» (F. Dubet, L'expérience sociologique, La Découverte, Repères, 2007, p.105).

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