Liberté, égalité, discriminations. L' "identité nationale" au regard de l'histoire
Présentation :
Durkheim nous a en effet enseigné à lire dans les évolutions du droit celle des formes de solidarité [6]. Mais, dans ce petit essai, Patrick Weil s'inscrit cependant en faux contre une « liaison » trop mécanique (si l'on ose dire...) entre les évolutions réglementaires et l'état du lien social. Sa thèse est qu'au contraire, malgré quelques tentations d'instaurer une « préférence ethnique », « l'égalité reste à la fois un principe et un programme au cœur de l'identification des Français à leur Etat et à leur nation » (p.22). Il opère, pour appuyer sa démonstration, un détour par l'histoire de France depuis l'avènement de la République.
L'ouvrage regroupe en fait trois articles remaniés, initialement parus dans les revues Vingtième siècle et Esprit, et qui constituent autant de chapitres. Le premier met en regard les périodes charnières 1938-1945 et 1974-1995. Il s'agit en effet de deux moments charnières pour la politique migratoire de notre pays. A la fin des années 1930, les débats sur la question sont dominés par quatre grandes figures : George Mauco, Alfred Sauvy, Alexandre Parodi et Pierre Tissier. Bien que les positions de ces derniers puissent apparaître opposées en bien des points, elles s'accordent cependant sur l'idée d'établir une préférence entre les immigrés selon leur origine nationale, comme elle est d'ailleurs appliquée aux Etats-Unis - et le sera jusqu'en 1965. Comment expliquer alors que l'ordonnance du 2 novembre 1945 garantit au contraire une stricte égalité entre les immigrés ? C'est que la guerre, ses conséquences démographiques, et la politique clairement différencialiste du régime de Vichy sont passés par là ; et Patrick Weil analyse finement l'évolution du contexte de l'époque pour expliquer comment, malgré la domination des préjugés « racialistes » [7] , une politique de traitement égalitaire [8] a pu paradoxalement émerger à cette époque.
Cette « synthèse républicaine » est cependant mise à mal avec la crise économique des années 1970. En 1977, le président Valéry Giscard-d'Estaing décide ainsi de faire du « retour » des immigrés non européens la priorité de sa politique migratoire. Le gouvernement Barre instaure ainsi une prime de retour de 10 000 Francs pour les étrangers au chômage et tente de suspendre le droit au regroupement familial, avant que ne soit mise sur pied une « politique de retour forcé » visant en premier lieu les migrants algériens. Cette période 1978-1980 marque ainsi un retour du préjugé d'inassimilabilité de certains migrants en fonction de leur origine « ethnique », que Patrick Weil a cependant eu plus de difficultés à mettre au jour, celui-ci s'affirmant de manière bien moins ouverte que quarante ans plus tôt. Le chercheur montre bien également les injonctions paradoxales dans lesquelles sont pris les fonctionnaires chargés de mettre en œuvre cette politique, dans un passage qui n'est pas sans évoquer le fonctionnement actuel des services préfectoraux [9]. La parenthèse sera cependant refermée par la défaite de Giscard d'Estaing aux élections présidentielles suivantes, mais le paradoxe n'est pas mince d'avoir vu l'égalitarisme formel de la politique migratoire française menacé à un moment où celui-ci s'imposait au contraire progressivement comme une norme au niveau international.
Dans le deuxième chapitre, l'auteur s'efforce d'éclaircir le lien entre les mémoires des inégalités de traitement juridique passées en France, et le sentiment actuel de certains groupes d'être victimes de discriminations. Patrick Weil y rappelle ainsi tout d'abord que quatre grandes discriminations juridiques en matière de nationalité ont été mises en œuvre entre le début du XIXème et la moitié du XXème siècle. Celles-ci ont ainsi affecté les femmes, qui, entre 1803 et 1927, perdaient leur nationalité française lorsqu'elles épousaient un étranger. Près de 200 000 seraient ainsi devenues étrangères par le mariage, avec des conséquences parfois dramatiques. Il s'agit ensuite des musulmans d'Algérie qui entre 1865 et 1962 restaient maintenus dans un statut d'indigènes faute de demander leur naturalisation. Les naturalisés constituent justement la troisième catégorie discriminée étant soumis, entre 1927 et 1984, à des incapacités électives et professionnelles temporaires de 5 à 10 ans. Enfin, les juifs ferment le ban, plus de 15 000 ont ainsi été dénaturalisés par une commission ad hoc créée en 1940 par le régime de Vichy, et qui était chargée d'examiner à terme les dossiers des plus de 660 000 français juifs naturalisés depuis 1927.
Se livrant ensuite à une analyse très psychanalytique, Patrick Weil ajoute ensuite que si les « traces » des discriminations à l'égard des femmes et des naturalisés ont finalement été « effacées » de la mémoire collective, ce n'est pas le cas des autres catégories. Juifs et musulmans d'Algérie, ainsi que leurs descendants, seraient ainsi touchés par une « névrose traumatique » que n'ont pas suffi à réparer les corrections juridiques. Mais pour les premiers, la source du traumatisme ne serait pas tant à chercher dans la Seconde guerre mondiale que dans une déclaration de De Gaulle pendant la guerre des Six Jours en 1967 présentant les juifs comme « un peuple d'élite, dominateur et sûr de lui ». Mais faute de pouvoir attaquer la figure tutélaire de la Vème République, certains n'ont pu exprimer leur sentiment d'être à nouveau rejetés qu'en redoublant leur critique de Vichy. Du moins est-ce l'hypothèse que formule ici Patrick Weil. Les musulmans d'Algérie, et notamment les « harkis » n'ont eux pas la « chance » de disposer d'un tel exutoire pour faire face au « redoublement du rejet » ressenti en 1962 et à l'oubli de leur histoire. Une fois de plus, le général De Gaulle n'a pas su prendre en compte ces dimensions mémorielles, dont les conséquences se font encore vivement sentir aujourd'hui.
Des mémoires, il en est encore question dans la troisième partie, où Patrick Weil revient sur les vives polémiques suscitées par plusieurs lois dites « mémorielles » adoptées depuis 1990. Il s'agit principalement de la loi dite « Gayssot » du 13 juillet 1990 punissant la contestation de crimes contre l'Humanité, celle du 29 janvier 2001 affirmant la reconnaissance publique par la France du génocide arménien de 1915 [10], celle dite « Taubira » du 21 mai 2001 reconnaissant les traites négrières et l'esclavage comme des crimes contre l'Humanité, et enfin la loi du 23 février 2005 qui, dans son article 4 (abrogé depuis), qui prescrivait aux programmes scolaires de reconnaître notamment « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Revenant sur ces différents textes, en restituant notamment leur profondeur historique, Patrick Weil montre finalement pourquoi ils ne peuvent être placés sur le même plan. Seul le dernier justifiait réellement son abrogation, estime-t-il, tandis que les lois Gayssot et Taubira viennent s'inscrire dans un répertoire d'actions dont la République a usé, après des périodes de grande division, une nouvelle concitoyenneté, une nouvelle unité autour de valeurs fondamentales, par deux moyens couplés : la célébration et l'interdit radical » (p.205). S'inspirant notamment des travaux d'Olivier Ihl, il montre ainsi comment ces lois s'inscrivent à la suite d'autres textes destinés à sauvegarder ou renforcer l'unité nationale autour de la République dès la fin du XIXème siècle, comme ceux instaurant le 14 juillet comme fête nationale, en 1880, ou rétablissant le 8 mai comme jour férié et chômé en 1981.
Une fois de plus, la plume de Patrick Weil se révèle aussi fine qu'éclairante. En usant de l'arsenal des historiens, ce dernier lutte d'une manière aussi efficace qu'inattendue contre l'instrumentalisation politique de la notion d'« identité nationale ». Non pas en s'attaquant frontalement à un « racisme d'Etat » supposé par le projet affirmé d'instaurer une politique de quotas dite d'« immigration choisie », mais en mettant au jour les racines historiques de ce débat. Celles-ci rappellent ainsi avec force que si identité nationale il y a, ce ciment de la nation française est avant tout constitué par une revendication d'égalité. Ce que confirment d'ailleurs les enquêtes d'opinion du Pew Research Center [11] citées dans les annexes de l'ouvrage, qui, à rebours des discours alarmistes sur le « vivre ensemble » dans l'Hexagone, suggèrent que la tolérance religieuse y est encore plus prégnante qu'ailleurs en Europe ou aux Etats-Unis. Et quand c'est un centre de recherches basé à Washington D.C. qui dresse ce diagnostic, on est tenté de le croire...
Notes :
[1] Voir par exemple le 8ème rapport annuel de la Cimade sur les centres et locaux de rétention administrative : www.cimade.org, ou le récent ouvrage de Miguel Benasayag et Angélique Del Rey rédigé dans le cadre le Réseau Éducation sans frontières , La chasse aux enfants, l'effet miroir de l'expulsion des sans-papiers, La Découverte, « Sur le vif », 2008
[2] Cf l'appel européen contre ce texte http://www.directivedelahonte.org/
[3] Sur cette question, voir par exemple "Politique de l'immigration" Regards sur l'actualité, n° 326, La Documentation française, décembre 2006 et pour le regard plus critique d'une juriste « engagée », Danièle Lochak, Face aux migrants : état de droit ou état de siège ? (conversation avec Bertrand Richard), Textuel, 2007
[4] On peut citer entre autres sur le cas français La France et ses étrangers, l'aventure d'une politique de l'immigration de 1938 à nos jours, Gallimard, "Folio Histoire", 2005 (1ère éd. 1991), ; Qu'est-ce qu'un français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Gallimard, "Folio Histoire", 2005 (1ère éd. 2002) ; La République et sa diversité. Immigration, intégration, discrimination, Paris, Seuil, "La République des Idées", 2005
[5] Cf par exemple « Immigration et identité nationale : une "confusion" et une "régression" », entretien avec Camille Didelon, Libération, 18 mai 2007
[6] Cf De la division du travail social, PUF, coll. « Quadrige », 2007 (1ère éd., 1895)
[7] Exprimés également par le général de Gaulle à l'époque
[8] Egalement protectrice pour les réfugiés, pourtant souvent stigmatisés comme étant les moins « assimilables ». Mais sur ce point l'orientation du droit international a certainement joué un rôle décisif
[9] Cf Alexis Spire, « L'asile au guichet. La dépolitisation du droit des étrangers par le travail bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 169, 2007. Voir du même auteur Etrangers à la carte. L'administration de l'immigration en France (1945-1975),Grasset, 2005
[10] Qui, si elle apparaît déconnectée de l'histoire nationale, n'a pour autant qu'une valeur purement déclarative
[11] Effectuées en 2006 dans le cadre du programme « Global Attitude Project »