Apprendre vraiment du Danemark ?
Jean-Claude Barbier, Directeur de recherche, CNRS, Centre d'études de l'emploi .
Introduction
Une véritable vogue du "modèle danois", supposé combiner sécurité et flexibilité, s'est emparée de la France: elle touche les milieux politiques, administratifs et académiques. Nombreux sont ceux, politiques ou économistes, qui suggèrent d'imiter le Danemark, en telle ou telle de ses caractéristiques. L'analyse empirique précise de la société danoise dévoile des réalités cependant bien différentes de l'image d'un "miracle danois" qui circule en France à des fins de légitimation de projets de réformes. Un trait essentiel émerge, évidemment impossible à importer par on ne sait quelle "bonne pratique": c'est la cohérence des arrangements institutionnels de ce petit pays relativement riche et homogène, qui permet qu'une "précarité" à la française y soit tout bonnement inconnue pour ses habitants de longue date. Apprendre vraiment du Danemark en France, c'est assimiler une leçon sociologique simple: la réforme d'un système d'emploi et de protection sociale, pour autant qu'elle doive s'imprimer dans la durée d'une réalisation effective, doit pouvoir s'inscrire dans une cohérence sociétale propre. Ces cohérences restent malheureusement ignorées par la plupart des analyses économiques et des discours politiques.
En comparaison internationale, le puissant engouement qui se développe en France à propos du Danemark et qui n'a cessé de s'amplifier en 2004-2005 est tardif. Ce qui explique la soudaine "passion danoise" est simple: parallèlement à la remontée du chômage après les années 1997-2001, une nouvelle situation est créée en France avec l'engagement de réformes importantes à propos du marché du travail et de la protection sociale. Le Danemark qui, par ailleurs, fait l'objet de louanges à peu près constantes dans le cadre de la stratégie européenne pour l'emploi (SEE), se révèle le "modèle" idéal dans le débat français actuel [1].
Ce qu'on retient dans le débat d'opinion, c'est surtout la flexibilité des contrats sur le marché du travail, la facilité d'embaucher et de licencier. D'autres aspects du "triangle d'or" danois comme la générosité de la protection sociale, l'importance des politiques dites actives ou encore le rôle de l'emploi public et dans les services sont peu soulignés. Il faut aussi tenir compte des caractéristiques de ce petit pays au plan macro-économique (Fitoussi et Passet, 2000). "Apprendre vraiment du Danemark" nécessite la prise en considération de très nombreux aspects: nous nous concentrons ici sur une seule question, essentielle dans le débat français actuel: "pourquoi n'y a-t-il pas dans ce pays de "précarité de l'emploi", ni de "précarité" tout court?
L'enquête
L'analyse du cas danois fait partie d'un programme de long terme de comparaison des politiques de l'emploi en Europe et aux Etats Unis, entamé avec la coopération du centre de recherche Carma de l'université d'Aalborg, depuis 1997 (Barbier et Gautié, 1998). Plusieurs comparaisons en sont issues (dont l'une réalisée pour l'instance d'évaluation des emplois non marchands, Barbier, 2001). Avec le soutien de la Dares (ministère du Travail), une enquête plus récente a été conduite en 2004 (juin et octobre), dans le cadre de la comparaison en cours des plans nationaux d'action du Danemark, de l'Allemagne, de la Grande Bretagne et de la France (rapport en cours d'écriture, à paraître fin 2006).
L'absence de la précarité: l'obligation de résultat
Au Danemark, il n'y a pas de perception de la "précarité de l'emploi", une notion qui y est dénuée de sens. La perception et l'analyse des situations en termes de précarité est inadaptée en dehors des pays latins (Laparra et al., 2004; Barbier et Lindley, 2002). Dans le contexte danois, cela s'appuie sur une "confiance sociale" installée depuis longtemps sous la forme d'un "consensus conflictuel" (Jørgensen, 2002). Le système danois est cohérent, exhaustif, et fonctionne en vue d'une obligation de résultat essentiellepour toute personne d'âge actif, qui tient en ceci: en cas de non-emploi, chacun reçoit une prestation généreuse (tableau 1), attribuée dans une optique égalitaire [2], à durée longue (quatre ans pour l'assurance; l'assistance est, comme ailleurs en Europe sans limite de durée) et articulée avec des "offres d'activation" (formation, stage en entreprise, contrat aidé dans le public ou le privé, prestation longue de conversion, activation associée au statut de handicapé). Contrairement aux idées reçues, l'activation n'est cependant pas universelle: la part des bénéficiaires de prestations "en activation" est d'environ un tiers pour les chômeurs de plus d'un an. Néanmoins, en l'absence d'activation, un soutien généreux au revenu et de longue durée est assuré.
Comme le montre le tableau 1, la formation - terme qui recouvre des pratiques d'une extrême diversité - est le principal vecteur de l'insertion professionnelle des personnes privées d'emploi, même si la coalition conservatrice a nettement modifié, depuis 2002, la priorité précédemment établie par les sociaux-démocrates en 1994. En effet, de nombreuses évaluations ont montré que l'effet de la formation n'est pas si uniment efficace et les autorités veulent en limiter la part dans l'activation et favoriser plus la recherche d'emploi ou l'occupation d'emplois à l'essai. Le tableau 1 montre que cette réorientation n'en est cependant qu'à ses débuts.
Tableau 1 - La nature des prestations d'activation en 2003
Le jobtræning est un contrat aidé, il est désormais classé comme subvention à l'emploi (løntilskud). Le jobtræning individuel est réservé, de fait, aux personnes les plus "loin de l'emploi" [aux bénéficiaires de kontanthjælp (assistance)] Source: adapté de "LO, Zoom på Arbejdsmarkedet", Juli 2004, p. 46.
Ainsi, le "contrat" fondamental qui établit la confiance entre l'individu et le service public de l'emploi, les communes et les caisses syndicales d'assurance chômage consiste dans le fait que, si la personne se conforme aux engagements qu'elle prend avec sa caisse et le service public de l'emploi (ou avec les services de l'assistance), elle voit ses risques généreusement couverts. En raison de la faible inégalité des salaires après impôt au Danemark (toutes les prestations sont désormais imposées, l'imposition, à un taux comparativement élevé, est universelle), la différence entre le fait d'être au chômage indemnisé (en activation ou non) et le fait d'être en emploi, reste modérée selon les standards européens. On s'en aperçoit dans le tableau 2 qui raisonne à partir de quelques cas types (les allocations familiales sont universelles et forfaitaires) et compare l'évolution entre le début de la réforme et 7 ans après.
Tableau 2 - Montant de l'allocation et perte de revenu due au chômage pour un salarié moyen (estimations)
Source: nos calculs, à partir de la source SFI (2004). La première colonne correspond au montant mensuel en euros avant impôt (non corrigé des parités de pouvoir d'achat). La seconde est le pourcentage de perte de revenu: les revenus qui permettent de calculer celle-ci sont calculés après impôt. Le taux d'imposition, progressif, est d'environ 40% pour les plus faibles revenus. Il s'élève à 53% pour deux fois le revenu du salarié moyen.
Au Danemark, l'éventail des salaires et des revenus est nettement plus réduit qu'en France [3]. D'autre part, selon les définitions conventionnelles communautaires, la part des emplois de mauvaise qualité y est inférieure et la probabilité d'en sortir y est supérieure [4]. Comme, par ailleurs, les règles de droit du travail sont souples, les entreprises jouissent d'une grande capacité d'adaptation. Ainsi, grâce à la force des partenariats sociaux - et à la confiance sociale qui en ressort, venant s'ajouter à la confiance que les salariés ont dans les caisses de chômage qu'ils gèrent eux-mêmes - le système est en mesure de marier mobilité, faible incidence du chômage de longue durée et sécurité des revenus et des trajectoires professionnelle sur la durée. Le récent rapport du CERC (2005, p. 78) illustre bien l'un des contrastes avec la France en 2000-2001: le taux de transition vers un autre emploi dans l'année est de 16,7% au Danemark contre seulement 9,6 en France, alors que le taux de transition français vers le non-emploi est de 5,5 contre seulement 4,0 au Danemark. On assiste donc à la fois à une grande flexibilité du travail et à une sécurité de l'emploi qui se répartit sur plusieurs emplois assurés dans une trajectoire professionnelle, dans le cadre des valeurs de l'universalisme et de l'égalité.
Enfin, la confiance est aussi soutenue par le fait que, si les personnes ne sont pas capables de s'insérer dans des univers compétitifs, les emplois de moindre qualité donnent l'accès à des revenus après impôt qui ne sont pas énormément éloignés des salaires moyens. Dans le même sens, et contrairement aux mythes propagés à propos du Danemark, les programmes destinés à la fois à la pré-retraite (efterløn), mais aussi aux handicapés (førtidspension) et aux reconversions spéciales (revalidering) sont largement ouverts, même s'ils coûtent cher à la collectivité. En stock, à un moment donné, il y a aujourd'hui environ 25% de personnes d'âge actif qui, obtenant des revenus de la protection sociale, sont hors emploi, un chiffre peu connu que les Danois présentent comme le revers du prétendu "miracle", car le système est coûteux. Critiqué pour cela par l'OCDE, il reste pourtant légitime et il a été jusqu'à présent reconduit, avec des efforts constants de meilleure gestion et d'insertion de plus en plus de personnes dans l'emploi, d'autant que les gouvernements redoutent des pénuries d'emploi dans l'avenir.
La brutale réforme qui a diminué drastiquement les prestations (pour les seuls immigrants nouvellement arrivés, y compris les Danois de retour au pays) est généralement considérée comme une mauvaise note dans la générosité danoise. On peut penser qu'elle a été la cause d'un effondrement de l'immigration nouvelle depuis 2002.
Le droit commun du travail: une protection collective négociée égalitaire
Un ingrédient essentiel du "modèle danois" tient, non pas seulement dans la flexibilité des contrats qu'on loue habituellement, mais dans le droit commun des règles qui s'appliquent aux liens juridiques. S'il existe bien sûr de nombreuses différences de traitements catégoriels (par entreprise, secteur, etc.), les inégalités fondamentales qui séparent les différentes catégories de la population active française sont inconnues au Danemark. Tout d'abord, il n'y a pas de nombreux fonctionnaires au sens français du terme, dotés d'emplois à vie, comme dans les divers corps des trois fonctions publiques [5]. C'est une question généralement absente des propositions de réformes du marché du travail en France [6]. Les "serviteurs de la couronne" (tjenestemandsansatte), qui jouissent de l'emploi à vie, sont désormais une toute petite minorité. Ensuite, que ce soit dans le secteur public ou privé, les règles de droit du travail, de protection contre le licenciement, de préavis, de temps de travail, etc., sont globalement les mêmes, décidées par le jeu des équivalents de conventions collectives négociées et des accords d'entreprise (lesquels ont pris une importance croissante dans le système de relations professionnelles). La séparation ou le licenciement peuvent intervenir relativement vite et il n'y a pas au Danemark de loi sur cette question. De là à imaginer un Danemark où les employeurs agiraient à leur guise, et rejettent les "problèmes sociaux" dans le secteur socialisé, profitant "d'externalités positives", ou jouant les "passagers clandestins", il y a un pas qu'on ne saurait franchir. Le système danois est fondé sur une étroite coopération des deux principales organisations, DA (Dansk Arbejdgiverforening), l'association patronale principale, et LO (Landsorganisationen i Danmark), la fédération syndicale très majoritaire; les deux organisations "donnent le ton". La confiance dans le consensus social, conflictuelle car les intérêts divergents n'ont pas disparu, serait impossible sans le respect des contrats signés, l'application et le suivi en commun des règles, la participation négociée aux décisions de ressources humaines, qui en sont, ainsi, légitimées.
Une cohérence exceptionnelle
Ainsi, le bref passage en revue de quelques aspects cruciaux de la cohérence danoise invite à méditer sur les liens qui la tissent ; dans un langage plus économique, on pourra parler "d'arrangements institutionnels". Une des caractéristiques supplémentaires de cette cohérence fort complexe, quand on l'analyse en détail, montre combien le Danemark actuel non seulement ne se rapproche pas de la France, mais s'en éloigne encore. En effet, présentement, il innove à nouveau dix ans après la réforme de 1994, pour aller dans un sens encore plus radical de simplification (fusion prévue des fonctions "emploi" des communes et de l'AF (Arbejdsformidlingen) - service public de l'emploi, à horizon de 2007). Cette réforme est liée à une autre, d'une bien plus grande ampleur, visant à restructurer et diminuer les niveaux de collectivités locales (Strukturreform). Dans le même temps, quelles que soient les résultats, dans le futur, des importantes réformes en cours en France, qu'on ne saurait mésestimer, (i) celle-ci reste le pays qui a refusé au début des années 90 la décentralisation de l'ANPE (voir le rapport Brunhes de 1989); (ii) un pays marqué par la fragmentation des minima sociaux conçus pour des catégories particulières et bien difficiles, à l'expérience, à réformer (aux cinq existants pour les personnes d'âge actif, s'est ajouté un sixième, le revenu minimum d'activité, qui a, pour l'instant, montré tous les signes d'un échec); (iii) un pays marqué par la multiplicité des acteurs intervenant dans les prestations et le placement.
Bien apprendre du Danemark
Dans un contexte "institutionnel" si différent, les réformes françaises pourraient s'inspirer avant tout de deux traits qu'on a essayé d'illustrer ici - certes trop rapidement. Le premier est la cohérence de la réforme qui prend en considération aussi bien la protection sociale, le système de relations professionnelles, le droit du travail et les politiques de l'emploi. Le second est l'inscription, quelles que soient les ruptures, des réformes dans une trajectoire historique de longue durée. Au cours des dix dernières années au Danemark, celles-ci se sont produites dans le contexte d'une rationalisation négociée d'objectifs impliquant tous les acteurs pertinents, tout en sauvegardant la spécificité universaliste et égalitaire de l'ensemble.
Références
Barbier J.-C., 2001, Les mesures d'aide à l'embauche dans le secteur non marchand: une analyse comparative européenne, rapport pour l'instance d'évaluation des emplois du secteur non marchand (Conseil national de l'évaluation), Mars, Noisy le Grand, 66p. + annexes.
Barbier J.-C., 2004, "A Comparative Analysis of 'Employment Precariousness' in Europe", in Letablier M.T., ed., Learning from employment and welfare policies in Europe, p.7-18. European Xnat Cross-national research papers, [http://www.xnat.org.uk/].
Barbier J.-C. et Gautié J., dir., 1998, Les politiques de l'emploi en Europe et aux Etats Unis, Cahiers du CEE, PUF, Paris.
Barbier J.-C. et Lindley R., 2002, "La précarité de l'emploi en Europe" , Quatre pages 53, Centre d'études de l'emploi, Paris.
CERC (2005), Rapport n°5, La sécurité de l'emploi, face aux défis des transformations économiques, Paris.
Commission européenne, 2001, L'emploi en Europe, Luxembourg.
Commission européenne, 2004, Employment in Europe, Luxembourg.
Fitoussi J.P. et Passet O., 2000, "Réformes structurelles et politiques macro-économiques: les enseignements des 'modèles de pays'", in Réduction du chômage: les réussites en Europe, rapport du CAE, Documentation française, Paris, pp. 11-96.
Jørgensen H., 2002, Consensus, Cooperation and Conflict, the Policy Making Process in Denmark, Edward Elgar, Cheltenham.
Laparra M. avec J.C. Barbier, I. Darmon, N. Düll, C. Frade, L. Frey, R. Lindley and K. Vogler-Ludwig, 2004, Precarious employment in Europe (ESOPE), "Managing labour Market Related Risks in Europe, Policy Implications", final policy report, funded by the European Commission, Vth Framework Programme.
Sozialforksning Institutet (SFI) (2004), Time Series of APW Calculations for Denmark, Copenhague.
Notes
[1] Depuis 1996, le taux de chômage danois oscille entre 4 et 5,5%, soit environ la moitié du taux français.
[2] Pour l'assurance chômage, le taux de remplacement de base est de 90 % jusqu'à un salaire annuel d'environ 200.000 couronnes (27 000 € au taux de change de janvier 2005) ; il descend ensuite progressivement : à 350.000 couronnes, il est d'environ 50%.
[3] Les indicateurs construits par la Commission européenne (dans le cadre de la méthode ouverte de coordination pour l'inclusion) font apparaître les chiffres suivants : rapport des quintiles (S80/S20) en 2001 : Danemark : 3,0 contre 4,0 en France ; coefficient de Gini en 2001 : Danemark 0,22 contre 0,27 en France.
[4] Voir Commission européenne (2001, p.75) : 80% des emplois danois sont "de bonne ou de raisonnable qualité" en 1996 (le chiffre français correspondant n'est pas disponible). Voir Commission européenne (2004, p. 168) : 8,6% des emplois danois sont à bas salaire, contre 15,6% en France.
[5] L'emploi public y est pourtant l'un des plus élevés de l'Europe, avec environ 31% de la population active en 2004. En 2003 (Personalestyrelsen, Finansministeriet, décembre) on comptait 109.000 fonctionnaires (Etat et collectivités locales) sur 853.200 emplois dans le secteur public, soit 12,7%.
[6] Le rapport "Cahuc-Kramarz" s'abstient de traiter cette question majeure et se consacre à des professions "protégées", qui, en nombre, sont marginales à côté des effectifs des trois fonctions publiques.
Pour aller plus loin
BARBIER Jean-Claude 2005, «Apprendre vraiment du Danemark, réflexion sur le miracle danois», document du cee 05/2, février, Noisy-le-Grand, miméo, 12 p.