5 questions à Pascal Sanchez sur la sociologie et l'anthropologie des croyances collectives
Anne Châteauneuf-Malclès
Pascal Sanchez est un spécialiste des représentations théoriques en sociologie et en anthropologie de la religion et des croyances collectives. Après des études de philosophie et un DEA en sociologie des organisations avec Michel Crozier, il a fait une thèse sous la direction de Raymond Boudon «Les théories explicatives de la magie : les sciences sociales à l'épreuve d'une croyance collective», soutenue en décembre 2005 (voir la présentation ici). Sa thèse a été publiée en 2007 sous le titre La rationalité des croyances magiques (éd. Droz, préface de Raymond Boudon). Pascal Sanchez est également l'auteur d'un "Que sais-je ?" sur Les croyances collectives (Puf, 2009). Il travaille actuellement comme sociologue des organisations dans une société de conseil.
Nous avons profité de la venue de Pascal Sanchez à l'ENS de Lyon pour lui poser quelques questions.
En abordant la thématique des croyances collectives, il faut d'emblée avoir conscience qu'il s'agit de traiter une, pour ne pas dire la question classique des sciences sociales, comme le suggère Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, une question redoutable en raison de sa complexité. Nous pouvons ainsi nous demander pourquoi une telle centralité des croyances collectives dans toute la littérature des sciences sociales. Deux raisons peuvent être avancées ; premièrement, une raison renvoyant à la recherche d'une légitimité institutionnelle de la part de sciences en gestation à la fin du XIXème, ces sciences devant démontrer leur aptitude à faire des croyances, domaine qui pourrait passer pour celui de la subjectivité, de la conviction, de la foi, de l'engagement personnel, bref celui d'un rapport inconditionné entre le croyant et sa croyance, un objet possible de la science. Cela est particulièrement vrai chez Durkheim - n'oublions pas qu'il est un héritier de Comte - qui a été habité durant toute sa carrière par la nécessité d'affirmer la primauté scientifique de la sociologie et ce jusque dans l'étude de faits - par exemple le suicide - apparemment marqués du sceau de la subjectivité mais qui sont, en fait, de part en part, de bout en bout, des faits sociaux. Cette stratégie appliquée à l'étude des phénomènes religieux est présente dès les débuts de sa carrière d'enseignant, dès les premiers numéros de L'Année sociologique, dans la mesure où, pour Durkheim, comprendre la religion c'est saisir de l'intérieur les principes mêmes du fonctionnement de nos sociétés. Par conséquent, selon Durkheim, la sociologie ne peut pas s'éprouver comme science sans se confronter à la question des croyances collectives ; deuxièmement l'importance des croyances collectives dans la littérature ne renvoie pas uniquement à des questions de lutte pour le monopole de la légitimité scientifique. Un second élément, qui repose sur un constat trivial, a enfin contribué à imposer la question des croyances collectives dans le champ de la recherche. Ce constat porte sur le fait que la plupart des comportements humains en société présuppose un univers structuré de croyances et de représentations qui accompagne l'action, qui explicite les intentions de l'individu et auquel il est nécessaire d'avoir recours pour comprendre le comportement orienté de l'agent. Puisque les sciences sociales ont pour finalité de rendre compte, sous des formes diverses et souvent antagonistes, les modalités et motivations de l'action de l'homme en société, la question de la croyance collective apparaissait comme incontournable, pour ne pas dire nécessaire.
Aucun consensus ne se dégage parmi la communauté des sociologues et des anthropologues en vue d'attribuer une définition univoque à la notion de «croyances collectives». Rien d'étonnant ni de choquant à cela malgré l'intensité des débats depuis un siècle, cette notion faisant figure, au final, plutôt d'idée régulatrice, au sens kantien du terme, de la recherche en sciences sociales. Le rapport aux croyances collectives est rendu compliqué par le fait que cette expression accole deux termes eux-mêmes compliqués. Commençons par le mot «croyance», un mot qui a un lourd héritage philosophique, coincé entre deux traditions, à savoir, pour faire simple, la tradition platonicienne qui réduit la croyance à un résidu de la science et qui, pour reprendre l'expression de Gaston Bachelard, «a en droit toujours tort», et la tradition stoïcienne qui se concentre davantage sur les opérations du sujet qui accordent son assentiment à des représentations. De fait, il est impossible d'aborder cette question sans avoir à l'esprit les tours et détours de la tradition philosophique, tradition philosophique qui tend globalement à associer la croyance à une thématique de la représentation. Par ailleurs, ce n'est que très récemment que l'anthropologie s'est mise à douter de l'universalité de l'acte de croire. Pour l'anthropologie classique celle, par exemple, de Tylor, Frazer, attribuer à autrui une croyance collective était une tâche qui ne semblait recouvrir aucune difficulté. Le rattachement de la croyance à la thématique de la représentation produisait un discours faisant de chaque acte, de chaque parole indigène l'expression d'une orthodoxie. Toutefois, une simple attention accordée aux langues des peuples dits primitifs aurait suffi à remettre en question ce postulat. Il existe des sociétés humaines dans lesquelles l'expression «je crois» fait défaut et il revient à Evans-Pritchard le mérite d'avoir souligné l'importance de ce constat à propos des Nuer. Cette absence n'est pas le signe d'une pauvreté conceptuelle puisque ces langues révèlent une richesse de catégories au moins comparables aux autres. Dans ce cadre, si l'on admet l'hypothèse qu'un langage n'est pas uniquement un outil servant à décrire une réalité extérieure mais qu'il restitue des catégories à partir desquelles un univers est pensé et représenté, l'absence du mot «croyance» dans certaines langues constitue l'élément le plus tangible d'une possible remise en cause de l'universalité de l'acte de «croire».
Passons maintenant au prédicat «collectif». Que désigne-t-il ? A dire vrai, les sociologues ne le savent pas eux-mêmes ! Visons-nous une réalité sui generis pour reprendre les termes de Durkheim, mais alors d'où procède cet ordre et comment pouvons-nous y adhérer s'il apparaît extérieur et presque transcendant ? S'agit-il d'une synthèse de croyances individuelles qui par miracle convergeraient spontanément entre elles ? Les débats se poursuivent encore...
L'immensité de la littérature consacrée aux croyances collectives a effectivement de quoi décourager. Cette diversité n'est qu'apparente et il est possible de réduire cette complexité à quelques stratégies explicatives que l'on retrouve à l'oeuvre dans la plupart des textes des sociologues et des anthropologues, communautés que je m'applique à ne jamais pas distinguer.
La première forme explicative des croyances collectives renvoie au continent des désirs humains liés à notre condition (recherche de l'amour et de la prospérité, crainte de la mort, gestion de l'angoisse...). Rappelons, à grands traits, la thèse de Malinowski. Au départ ce fait auquel est confrontée chaque culture humaine : l'incertitude. Dès que l'homme s'engage dans un projet, le danger, les risques encourus, la possibilité d'échouer, confèrent une coloration particulière aux actions. L'universalité de la magie trouve ici son explication : plus l'action semble incertaine, plus la probabilité de mobiliser des croyances et des rites magiques s'élève. La magie ne se substitue pas au technique ni aux préparatifs rigoureux menés avec soin en préalable à toute expédition de pêche ou de chasse, par exemple. Elle apporte, pourrait-on dire, un supplément d'âme et de courage qui rassure, qui entretient l'espoir de déjouer le mauvais sort.
La seconde stratégie explicative fait appel à la notion de «fonction» ; toute croyance est utile car elle remplit une fonction, le plus souvent une fonction de reproduction d'un ordre social. Par exemple, chez Bourdieu comme chez Habermas, la croyance, expression de la rationalisation de l'agir, est d'abord et avant tout une entreprise de domination qui, précisément, prenant appui sur la notion de «rationalisation», tend à légitimer, c'est-à-dire à naturaliser, le système social et les avantages qu'il procure à la classe dominante.
La troisième stratégie explicative prend le contre-pied des précédentes ; croire, c'est, pour un individu, adhérer à des représentations fondées en raison, bien que pouvant être fausses. Pourquoi, se demande Tocqueville, la société américaine, matérialiste et démocratique, est-elle profondément religieuse ? Ce paradoxe ne peut être résolu en ayant recours aux désirs ou à l'intérêt. La réponse de Tocqueville est complexe et subtile. En substance, il montre que les américains du début du XIXème ont de «bonnes raisons», pour reprendre l'expression de Raymond Boudon, de croire en Dieu, la raison principale étant que le christianisme, loin de s'opposer à la modernité démocratique, l'a préparée en promouvant l'égalité des hommes devant Dieu. À cette condition générale s'ajoute, en Amérique, l'absence d'un centre régulateur unique tant du point de vue des institutions politiques que du point de vue des croyances religieuses. Par ailleurs, l'émiettement de la croyance lié aux différentes vagues successives d'immigration porteuses de sectes et de doctrines diverses a exercé un effet structurant. La concurrence entre les sectes a conduit, en effet, à un certain relativisme et à la reconnaissance de la diversité des opinions, relativisme religieux qui épouse parfaitement les principes d'une société démocratique.
Est-ce que la modernité signifie la fin des croyances ? Comment peut-on analyser ces évolutions ?
La thèse de la sécularisation, à laquelle vous semblez faire allusion, n'annonce pas la disparition des croyances mais bien plutôt une réorganisation des croyances qui demeurent sous d'autres formes. La mutation qui s'opère est celle de l'individualisation des croyances désormais incrustées dans les expériences et récits de sujets à la recherche non d'une vérité prescrite mais d'une vérité éprouvée. Le fondement institutionnel des croyances s'est affaissé depuis une trentaine d'années et là, pour le coup, le processus semble irréversible. Ce phénomène a été magistralement décrit par Yves Lambert dans son livre Dieu change en Bretagne. La religion était, au début du XXème siècle, non seulement une croyance mais aussi une institution s'immisçant dans toutes les interstices de la vie sociale, un appareil idéologique scandant, à travers les fêtes, rites et discours, les normes de la «bonne conduite» et de la morale domestique. Cette emprise de l'institution a fini par former un «habitus religieux» au sens que donne Pierre Bourdieu à ce terme, à savoir une logique incorporée génératrice de perceptions et d'actions. Cet habitus religieux présentait trois caractéristiques majeures ; en premier lieu, la supériorité du sacré sur le profane, supériorité incarnée par le prêtre dont la fonction semble saturée de puissances magiques et entourée de mana (célibat, usage du latin, manipulation d'objets sacrés, pouvoir des clés) ; en second lieu, la primauté accordée aux rites, accomplis scrupuleusement, et à la mémorisation de la doctrine au détriment de la compréhension et de l'adhésion au sens ; enfin, «le fidélisme», attitude désignant la confiance totale du croyant à l'égard de l'institution et sa soumission à cet ordre. Deux guerres mondiales et l'ouverture du petit village breton au monde extérieur et au progrès technique finiront par fissurer puis briser ce modèle. Ces bouleversements sociaux conduiront à une inversion totale des perspectives de la croyance. La religion n'est plus qu'un sous-ensemble spécialisé de la vie sociale, certes encore essentiel en ce que la religion assure le salut extra-mondain, mais avec lequel il faut trouver des arrangements et des compromis dans le cadre d'une nouvelle aspiration intramondaine devenue dominante parmi les fidèles, celle de réussir sa vie ici-bas.
Les conséquences de cette mutation des croyances sont doubles ; d'une part, un syncrétisme des notions et des concepts que l'on perçoit à travers de nombreuses études. Les croyances semblent désormais répondre au principe du «tout est bon», principe qui conduit, par exemple, à associer les notions de réincarnation et de résurrection des morts appartenant pourtant à des traditions religieuses différentes. D'autre part, les croyances en constante ébullition se structurent progressivement selon le modèle de la confrontation de l'offre et de la demande, croyances dont la «commercialisation» et la circulation bénéficient aujourd'hui de la puissance offerte par internet.
Aucune approche ne peut revendiquer la possibilité de circonscrire la question des croyances collectives, question à ce point ambivalente et vaste qu'elle finit toujours par déborder les cadres théoriques qui tentent vainement de la réduire à une dimension censée incarner la problématique générale de la croyance. L'approche «cognitive», celle qui essaie de ramener la croyance aux processus d'adhésion des sujets à des propositions jugées vraies ou fausses, plus ou moins congruentes avec la réalité, n'échappe pas à ce constat. Pour autant, je crois qu'il faut rejeter toute forme de relativisme qui joue, à notre époque, le rôle de l'argument paresseux. Donc, il nous faut choisir en comparant le pouvoir explicatif relatif, non absolu, des théories les unes par rapport aux autres. L'approche «cognitive» me semble encore aujourd'hui la meilleure ; elle satisfait au critère du rasoir d'Occam en ne multipliant pas les entités et les hypothèses de caractère métaphysique [1] ; elle attaque cette question en l'abordant à bras-le-corps : quel sens est-il donné au mot «croire» par un sujet socialement situé ?
Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
Note :
[1] Guillaume d'Occam est un philosophe du XIIIème, représentant de l'école nominaliste, qui recommandait de limiter le recours à un nombre important d'hypothèses pour expliquer un phénomène.