L’union bancaire européenne : où en est-on ?
Il faut se faire une raison : tout système financier est fragile. Parce qu'il fonctionne sur la base d'une interdépendance systématique des opérateurs, parce qu'il dépend de la confiance dans l'avenir et dans les partenaires des échanges financiers, parce que l'information disponible au moment de prendre une décision est toujours insuffisante et asymétrique, parce que les opérateurs ne sont pas tous égaux en capacité et en responsabilité. La difficulté est accrue quand on raisonne dans le cadre d'une union monétaire car une telle union engendre des causes spécifiques de fragilité financière.
La fragilité bancaire et l'unification monétaire
La stabilité d'un système bancaire-financier implique l'intervention des pouvoirs publics à trois niveaux : la supervision et le contrôle systématique du respect de la réglementation bancaire par les banques ; la résolution d'une crise et d'une mise en faillite d'une banque, pour éviter les phénomènes de propagation des difficultés à d'autres institutions ; l'assurance d'une partie ou de tous les dépôts faits par des agents non financiers dans la banque en crise. En union monétaire, la même trilogie s'applique : les mêmes trois domaines d'intervention doivent être couverts. Ce sont les trois « piliers » de l'union bancaire. L'unification monétaire appelle une telle union parce que les questions de stabilité continuent de se poser mais dans des termes renouvelés. D'une part, l'unification monétaire modifie les conditions d'émergence et de développement d'une crise bancaire. D'autre part, le partage de la souveraineté monétaire ne va pas systématiquement de pair avec une unification des cadres réglementaires et des autorités chargées de les appliquer.
L'unification monétaire et le transfert de la souveraineté monétaire des États membres à l'union vont de pair avec la constitution d'un système de paiements interbancaires unifié : les taux d'intérêt pour des actifs équivalents s'homogénéisent entre les différents pays, les conditions de refinancement des banques sont déconnectées des systèmes nationaux et une homogénéisation bancaire se met en place. Celle-ci rend impossible, ou très difficile, l'utilisation des techniques de répression financière (contrôle des capitaux, contrôle des conditions d'émission, intervention directe dans la gestion d'une institution financière) par lesquelles un État peut chercher à endiguer une crise financière ou bancaire en gestation ou en développement. Au surplus, les États n'ont plus la maîtrise des taux d'intérêt et des taux de change par laquelle ils auraient la possibilité d'aménager les conditions de financement du secteur financier.
La convergence des taux d'intérêt au sein de la zone euro, combinée à la libéralisation financière associée à l'union monétaire, relâche les contraintes extérieures et est susceptible de nourrir des déséquilibres importants et persistants au sein de l'union. C'est clairement ce qui s'est passé dans les premières années qui ont suivi la création de l'euro. Certains pays (la Grèce, l'Irlande, l'Espagne) ont vu les taux d'intérêt emprunteurs baisser dans un mouvement de convergence des taux nominaux. Ils en ont profité pour s'endetter fortement, pour nourrir un investissement immobilier important ou une hausse marquée des consommations publique et privée. La crise financière de 2008, soudaine, non anticipée et qui s’est propagée internationalement, les a particulièrement affectés, les entraînant dans des récessions économiques profondes et dans des défauts souverains dont la sortie fut longue et coûteuse économiquement et socialement. Au surplus, l'unification financière qui va de pair avec l'unification monétaire fait que les clientèles d'une banque s'internationalisent et que les banques elles-mêmes peuvent agir dans plusieurs États membres.
Il est donc clair que la stabilité du système de paiement se pose à l'échelle de l'union. Une crise dans le pays X peut affecter des agents résidant dans le pays Y puisque l'unité du système de paiement (rendue toujours plus facile par les technologies de transferts financiers) rend les banques interdépendantes et crée des risques de contagion. C'est vrai dans toute économie ouverte financièrement sur le reste du monde, mais l'union monétaire exacerbe les risques. En effet, les autorités publiques d'un pays n'ont plus la possibilité de se protéger d’une crise bancaire externe par le biais des changes et ne peuvent plus contenir une crise interne par des mécanismes de répression financière et de contrôle des flux financiers car cela leur est interdit.
Les autorités publiques nationales ne sont pourtant pas dénuées de toute capacité d'action et de toute capacité réglementaire, au contraire. Elles disposent de plusieurs atouts : une connaissance fine de leur secteur bancaire et financier, une capacité réglementaire mise en place et éprouvée de longue date, et, surtout, une capacité d'intervention budgétaire qui leur permet d’intervenir en cas de crise bancaire et financière. Mais la fragmentation des capacités réglementaires des États représente également une menace pour la stabilité bancaire puisqu'on peut avancer que des actions non coordonnées ne peuvent prendre la pleine mesure d'une crise financière ou bancaire ni la contenir efficacement et rapidement. Au contraire, cette fragmentation peut amplifier une telle crise car elle peut nourrir les comportements de prudence des intervenants financiers ou les actions opportunistes tirant parti des différences entre les décisions nationales. Il est donc logique que le cadre réglementaire garantissant cette stabilité soit pensé au niveau de l'union. Une union bancaire sera ainsi définie comme le cadre réglementaire commun aux pays membres d'une union monétaire couvrant le mode d'opération et la surveillance des activités des banques opérant dans l'union, la résolution des crises bancaires et l'assurance des dépôts [Véron, 2011 ; 2015].
La fragilité bancaire dans l'Union européenne
Dans le cas de l'Union européenne (UE), c'est à propos de la découverte du « cercle vicieux banques-États » que cette nécessité est apparue aux dirigeants européens et les a poussés à explicitement mettre en place les éléments d'une union bancaire européenne. Au cours de la crise des dettes souveraines commencée avec les difficultés des finances publiques grecques révélées en 2009, il est apparu que les systèmes bancaires nationaux privilégient les placements dans les titres émis par leurs propres États. Un État en difficulté financière recourt donc à son système bancaire national pour se (re)financer. Si sa dette publique est jugée risquée, le risque est ainsi en partie supporté par le système bancaire. Il est ainsi lui-même rendu fragile alors que la confiance dans sa solidité est un élément essentiel de son fonctionnement et de sa viabilité. Si la méfiance s'installe au point de provoquer une crise bancaire, celui-ci ne pourra compter sur le secours de l'État puisque celui-ci a du mal à trouver les financements extérieurs hors des banques nationales. La dépendance réciproque entre finances publiques et système bancaire risque ainsi de créer une crise jumelle sans solution. Cette dépendance peut bien sûr exister dans une économie unitaire. Elle est rendue particulièrement dangereuse en union monétaire car les États y sont dépourvus de l'arme du change qui permet de moduler les financements externes et des instruments de répression financière, comme les contrôles des changes et des flux de capitaux. C'est ce qui a poussé les dirigeants européens à vouloir mettre en place des instruments de réglementation bancaire communs aux pays membres, complétant donc le système d'échanges interbancaires TARGET [1], conçu en 1999, à la création de la zone euro.
Une telle mise en place pose des problèmes complexes et met au jour la difficulté du fonctionnement d'une union monétaire [Kempf, 2019], au-delà de la seule suppression des taux de change et de la définition d'une politique monétaire unique couvrant l'ensemble de la zone. Pourtant, le transfert de souveraineté en matière monétaire que représente une monnaie unique et commune n'implique pas ipso facto le transfert des capacités de réglementation bancaires et financières. De plus, la gestion des crises bancaires suppose des opérations de sauvetage qui impliquent les pouvoirs publics, intervenant par le biais de la banque centrale et du Trésor public. Or, dans la zone euro, si la banque centrale est une institution supranationale censée être indépendante des autorités politiques, il n'existe pas de Trésor public commun à l'ensemble de la zone et les Trésors publics (donc les capacités financières publiques utilisables pour endiguer ou gérer les conséquences de la crise) sont sous le contrôle des États membres.
Examinons ces éléments successivement.
Une union monétaire unifie un espace de paiement par le biais d'une monnaie commune. Les opérations financières que pratiquent les ressortissants et les institutions bancaires de pays différents lient ainsi les pays membres sans être médiées par les taux de change et les conditions financières d'un pays impactent celles qui prévalent dans les autres pays : les crises et les chocs financiers se transmettent sans que les mouvements de change jouent leur rôle d'amortisseur.
L'autonomie réglementaire en matière bancaire et financière fait que les États membres peuvent chercher à attirer des flux financiers par le biais de conditions d'encadrement plus ou moins favorables [Gersbach et al., 2020]. Les opérateurs procédant à des arbitrages réglementaires, il se crée une concurrence réglementaire analogue à la concurrence fiscale qui peut aboutir à une course vers le bas (la recherche d'une réglementation plus faible qu'en cas d’autarcie) ou vers le haut (une réglementation plus forte pour attirer les opérateurs les plus sûrs). Le résultat peut être une situation réglementaire n'atteignant pas ses objectifs et donc sous-optimale [Boyer et Kempf, 2020] : le risque bancaire est mal encadré. Dans la mesure où une union monétaire facilite les arbitrages auxquels procèdent les opérateurs financiers, ce risque y est accru et la supervision bancaire, assurée par des États qui se font concurrence, déficiente. En cas de crise bancaire localisée dans un pays donné, sans harmonisation réglementaire, la question se pose de savoir quelle est l'autorité responsable du règlement de la crise : celle du pays où est enregistrée l'institution en difficulté, celle du pays où est enregistrée l'institution mère de cette institution ou celle du pays où réside l'opérateur financier affecté par ces difficultés. L'assurance des dépôts rencontre des difficultés du même ordre. Tous les pays membres ont un dispositif d'assurance des dépôts, mais ces dispositifs peuvent différer, être plus ou moins généreux. Dans le cas d'une faillite bancaire, quelle autorité est responsable et doit procéder à l'indemnisation totale ou partielle des déposants ? Les autorités politiques du pays où est domiciliée la banque en question puisqu'elles en assurent la supervision ? Ou celles du pays où réside un déposant, qui doivent se préoccuper de son bien-être, en particulier parce qu'il est aussi un électeur, et que la confiance dans le système bancaire ne doit pas être menacée ?
Unifier la réglementation bancaire ?
On pourrait penser qu'une solution simple à ces difficultés est d'unifier la réglementation au niveau européen. Puisqu'il y a unification de l'espace bancaire et financier par le biais de la liberté de circulation des capitaux, cette unification ne doit-elle pas aller jusqu'à l'unification des réglementations qui encadrent les institutions financières et bancaires pour assurer ainsi une gestion collectivement optimale des risques ? Solution apparemment simple mais en fait truffée de difficultés. Les deux principales sont le transfert de souveraineté que cette harmonisation représente et la nécessité de financer les opérations de sauvetage et d’intervention en cas de crise bancaire.
Sur le premier point, passons sur les difficultés proprement politiques liées à l'acceptation de ce transfert de souveraineté et à la mise en place d'institutions communautaires chargées de la réglementation et de l'intervention. D'un point de vue strictement économique, la mise en place d'un échelon communautaire (supranational) pose la question de la subsidiarité : cet échelon doit-il s'occuper de tout le dispositif réglementaire ou seulement de celui qui concerne les risques susceptibles d'affecter l'union dans son ensemble ou ne pouvant être résolus qu'au niveau de l'union ? En d'autres termes, doit-il être unique ou composer avec d'autres échelons, en particulier nationaux ? L'avantage des autorités nationales chargées de la réglementation bancaire est qu'elles disposent d'une information détaillée et d'une connaissance approfondie des banques soumises à leur cadre réglementaire depuis longtemps. Leur désavantage est, à l'inverse, de ne pas disposer d'une information d'ensemble sur le système bancaire européen et ainsi de ne pas voir ou de ne pas évaluer avec acuité les risques dits « systémiques », c'est-à-dire les risques que court le système dans son entier du fait des interdépendances entre institutions bancaires et des effets transfrontières que nous avons notés.
La deuxième difficulté est budgétaire. Tant au niveau de la résolution d'une crise bancaire qu'au niveau de l'indemnisation, l'intervention publique implique des dépenses, donc une capacité budgétaire. C'est cette capacité budgétaire qui donne son crédit à cette intervention et contribue à la confiance dans le système bancaire. Un échelon communautaire doit donc disposer d'une telle capacité budgétaire, soit par le biais d'un budget supranational, soit par la possibilité de tirer les ressources nécessaires par recours aux Trésors publics nationaux mais rapidement et sans négociations qui obéreraient gravement son efficacité. Cela revient à supposer une « union budgétaire » venant épauler et crédibiliser l'union réglementaire. Or, pour ce qui est de l'UE, une telle union budgétaire n'a pas été prévue à la création de l’euro. Les seules dispositions mises en place sont celles du Pacte de stabilité et de croissance, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est pas favorable aux dépenses publiques même en situation exceptionnelle. Mais, même si une telle union est envisagée ou politiquement possible, les difficultés ne sont pas terminées pour autant. Qui dit dépenses publiques dit impôts. Se pose donc la question de qui doit payer pour qui. Un impôt levé sur les citoyens européens (sous une forme ou sous une autre, immédiate ou différée dans le cas d'un endettement européen) pour résoudre une crise bancaire survenant dans un pays donné ou pour indemniser les déposants d'une banque liquidée revient à réaliser des transferts transfrontaliers. Le sujet est évidemment extrêmement sensible dans l'UE. Les résistances des opinions publiques nationales à ces transferts représentent un obstacle majeur à l'union bancaire européenne.
Enfin, la dernière difficulté réside dans le fait que, pour des raisons diverses, les frontières de l'UE ne coïncident pas avec les frontières de la zone euro. Cette dernière est un sous-ensemble de la première. Ainsi, c'est pour les nécessités de l'unification européenne et du bon fonctionnement de la politique monétaire dans la zone euro que les autorités politiques européennes doivent concevoir un cadre réglementaire valable pour l'UE dans son ensemble, donc compatible avec une pluralité de devises.
L'établissement d’une union bancaire européenne
Devant ces difficultés, on ne peut s’étonner que la constitution d'une union bancaire européenne soit malaisée, graduelle et inachevée car présentant des lacunes réglementaires majeures.
Les premières déclarations officielles du Conseil européen endossant le principe d'une union bancaire européenne ont été faites lors de sa réunion les 28 et 29 juin 2012. Dans les mois qui ont suivi, les différents éléments de cette union bancaire ont commencé à être mis en place. Ils correspondent à la trilogie évoquée plus haut : supervision bancaire, résolution des crises, assurance des dépôts bancaires.
En ce qui concerne l'activité de supervision des banques opérant dans l'UE, les dirigeants européens [2] ont mis en place un « mécanisme de surveillance unique [3]» (MSU), par un règlement européen adopté le 15 octobre 2013. Les États membres de la zone euro doivent appliquer les termes de cette réglementation, les États non membres ont la possibilité de le faire s'ils le souhaitent. Concrètement, les banques de la zone euro doivent être surveillées et contrôlées par le MSU et les banques européennes hors zone euro peuvent l'être à leur demande. Le principe clé du MSU est que la supervision des activités des banques opérant dans ces pays est conjointement assurée par la Banque centrale européenne (BCE) et les autorités nationales, mais leurs responsabilités sont différenciées. La BCE assure la supervision directe des banques les plus importantes opérant dans la zone euro tandis que les banques moins importantes sont surveillées par leurs autorités nationales. La BCE est impliquée indirectement dans la surveillance de ces banques et peut intervenir conjointement avec les autorités nationales. Une banque (de taille) « significative » est une banque dont les actifs sont supérieurs à 30 milliards d'euros, représentent plus de 20 % du PIB du pays où elle opère, ou qui compte parmi les trois plus importantes banques de son pays. Le MSU a été institué le 4 novembre 2014 et est localisé à Francfort.
La surveillance du système bancaire européen reposant de façon prédominante sur la BCE, une séparation stricte et claire entre ses responsabilités monétaire et bancaire est indispensable. Mais l'étanchéité complète est impossible. En témoigne le fait que le Conseil des gouverneurs de la BCE dispose du pouvoir exécutif du MSU. Le MSU est dirigé par un conseil de surveillance qui instruit les dossiers et soumet ses conclusions au Conseil des gouverneurs.
La résolution des crises bancaires est de la responsabilité du « mécanisme de résolution unique » (MRU) [4]. Ce dispositif s'appuie sur le « fonds de résolution unique » abondé par les banques participantes et devant atteindre un total de 55 milliards d'euros en 2025. La justification d'un tel mécanisme est de permettre que le sauvetage ou la liquidation dans de bonnes conditions d'une banque européenne en grande difficulté ne soient pas obérés par les conditions financières dégradées de l’État dont elle dépend. En d'autres termes, il s'agit d'une réponse au cercle vicieux du financement. Il est dirigé par un « conseil de résolution unique » et travaille en étroite collaboration avec la BCE puisque celle-ci a une information de première qualité sur une banque en grande difficulté du fait de ses responsabilités de surveillance [5].
La question de l'assurance des dépôts est beaucoup moins avancée pour des raisons déjà évoquées. D'une part, cette assurance est nécessairement assurée par des fonds publics et les sommes impliquées sont le plus souvent importantes et peuvent être considérables. Les États sont évidemment prudents en la matière d'autant que leurs finances sont le plus souvent dégradées. D'autre part, une assurance européenne peut entraîner des transferts transfrontières importants peu appréciés par les opinions publiques nationales : expliquer à un contribuable hollandais de la classe moyenne qu'il doit supporter des impôts pour indemniser un riche déposant italien affecté par la faillite de sa banque en vertu d'un accord européen n'est pas tâche facile. Enfin se pose la question de l'imputation de la responsabilité de tel dépôt à tel pays. Les institutions européennes ont néanmoins cherché à avancer sur cette question. La Commission européenne a rendu publique la proposition de la création du European Deposit Insurance Scheme (EDIS) [Commission européenne, 2015].
Il existe déjà une harmonisation des dispositifs nationaux d'assurance des dépôts : la limite des dépôts assurés dans les pays de l'UE, qui est du ressort des États mais non imposée par l'UE, est de 100 000 euros. Les États membres ont mis en place des fonds de garantie abondés par les banques opérant sur leurs territoires. La proposition du schéma européen d'assurance des dépôts consistait à créer progressivement un fonds européen abondé par des contributions des banques, à côté des dispositifs nationaux déjà en place. Ces contributions seraient déduites des contributions que les banques versent aux fonds nationaux. L'opération se ferait donc à coûts constants (pour les banques). Les contributions des banques étaient censées refléter leurs risques. Diverses mesures réglementaires devaient réduire le risque systémique, en particulier le cercle vicieux évoqué plus haut. Mais elles sont apparues insuffisamment contraignantes et la proposition a été jugée déséquilibrée car ne traitant pas suffisamment des risques encourus par les banques. Elle n'a pas été reprise par les autres instances européennes et, à ce jour, aucun consensus ne s'est fait jour sur ce troisième pilier de l'union bancaire.
Une construction inachevée
De l'aveu même des dirigeants européens, la construction d'une union bancaire européenne est inachevée. Le 16 juin 2022, l'Eurogroupe [6] [2002] publiait une déclaration reconnaissant explicitement cet état de fait et appelant à des améliorations substantielles mais vagues : une meilleure définition de l'intérêt collectif d'une telle union et une harmonisation des procédures nationales en matière d'assurance des dépôts bancaires et des lois, elles aussi nationales, encadrant les faillites bancaires. Ce faisant, l'Eurogroupe, par ce qu'il ne disait pas ou laissait entendre dans cette déclaration, soulignait les insuffisances proprement programmatiques de l'union bancaire dans son état actuel.
En insistant sur la nécessité de l'harmonisation des cadres législatifs et réglementaires nationaux, l'Eurogroupe reconnaît que l'union bancaire ne peut s'appuyer sur un transfert significatif des prérogatives législatives nationales :
— il apparaît que la question de la subsidiarité n'est pas convenablement tranchée car elle ne s'appuie ni sur une analyse convaincante et partagée des externalités transfrontières qui peuvent justifier l'union bancaire européenne, ni, et c'est le plus important, sur une volonté politique commune aux États de procéder à un transfert de souveraineté en matière bancaire ;
— il est raisonnable de penser que les masses financières à la disposition du système européen de résolution sont insuffisantes pour endiguer une crise bancaire ou financière importante, en particulier si elle est systémique. Le MRU est conçu comme un système d'assurance mutuelle des banques sous la houlette des autorités publiques européennes. L'expérience historique des crises financières montre que cela ne suffit plus et que l'implication proprement budgétaire des États est indispensable pour les gérer, voire les résoudre. On ne peut douter que les États européens agiront effectivement en cas de crise bancaire et financière. Mais la question est de savoir s'ils le feront efficacement, diligemment et de façon coopérative. On peut en douter : la coopération ne se décrète pas, elle se construit ;
— la crédibilité de l'union bancaire n'est effective que si elle s'appuie sur une capacité financière commune et clairement identifiée, ce que l'Eurogroupe se garde bien de rappeler, le problème étant trop sensible. Une union budgétaire européenne, sous quelque forme institutionnelle que ce soit mais capable de mobiliser des fonds publics et de les dépenser de façon discrétionnaire, n'est pas à l'agenda des dirigeants européens ;
— en particulier, la question de l'endettement collectif des États européens, là encore sous une forme ou sous une autre, n'est pas posée dans les milieux dirigeants européens et encore moins résolue, sinon de façon exceptionnelle [7]. Pourtant, la capacité de l'émission d'une dette européenne, collectivement assumée par les États européens, là encore sous une forme ou sous une autre, représente à la fois la mise en place d'un instrument financier susceptible (sans qu'on puisse le tenir pour assuré) de contribuer à mieux gérer les risques auxquels les institutions financières et bancaires sont confrontées et un mode de financement optimal d'une crise systémique, car lissant intertemporellement les dépenses publiques nécessaires tout en soutenant l'activité économique pour ne pas amplifier les effets dépressifs d'une crise financière ou bancaire d'ampleur ;
— les réglementations publiques actuellement en place sont insuffisantes, en particulier parce que le secteur bancaire change rapidement pour des raisons technologiques, du fait de la numérisation accélérée des transactions financières et des supports de paiement (crypto-monnaies et monnaies numériques), et les externalités ainsi créées ne sont que partiellement prises en compte ;
— l'inaboutissement de l'harmonisation de l'assurance des dépôts est dans ces conditions un symptôme de cette insuffisance du cadre européen d'encadrement des activités bancaires.
Une construction fragile
Dans ces conditions, l'union bancaire européenne dans son état actuel apparaît comme une construction fragile. Sa fragilité a plusieurs causes.
1) Le cadre réglementaire et ses exigences sont certainement insuffisants. L'articulation entre les responsabilités des autorités nationales et celles des institutions supranationales est peu claire. À l'évidence, les dirigeants européens ont été d'une prudence extrême en matière de transfert de souveraineté à des institutions supranationales.
2) La définition des responsabilités attribuées aux différentes autorités de réglementation et d'intervention est imprécise et leurs articulations sont ambigües. On peut aussi bien critiquer une trop grande proximité des instances dirigeantes de ces institutions que la confusion des responsabilités des différentes institutions. Cela dit, étant donné la complexité des systèmes financiers et bancaires, leur régulation dépend de la qualité des informations précises sur les liens d'interdépendance entre les institutions financières et ces informations sont par nature disséminées dans des organismes différents. Leur coopération et donc les chevauchements de responsabilité sont dans l'ordre des choses.
3) Le problème est particulièrement aigu en ce qui concerne la BCE, qui joue un rôle clé dans cette construction, formellement et dans les faits. Sa responsabilité dans chacun des piliers de l'union bancaire européenne, en particulier dans le mécanisme de surveillance unique, est éminente. Les Européens ont choisi de confier cette responsabilité à la Banque centrale de l'Union. C'est une position raisonnable : la mission ultime d'une banque centrale dans une économie fortement bancarisée, comme l'est l'économie européenne, est la stabilité et la pérennité du système de paiements qui dépend crucialement de la solidité du système bancaire. De plus, la BCE a fait la preuve qu'elle est une institution supranationale d'une très grande compétence et dont la mission au service de la construction européenne est assumée. Mais cette option n’est pas sans danger. La séparation des responsabilités en matière de politique monétaire et des responsabilités en matière de surveillance et de résolution ne peut être totale au sein d’une même institution, dirigée par une seule instance. Au surplus, si la délégation de la politique monétaire à une institution neutre politiquement (ce que les économistes appellent l'« indépendance de la banque centrale », expression équivoque et, pour tout dire, malheureuse) est justifiée étant donné que la politique monétaire, en première analyse, concerne nécessairement toute l'économie, cela n'est pas le cas en matière d'encadrement bancaire ou financier. Il y a en la matière une dimension budgétaire, un problème d'allocation des ressources publiques qui renvoie forcément à la politique. Sauver ou pas une banque a un coût, supporté par des contribuables, probablement inégalement. Cela crée immanquablement des conflits, des débats et des positions opposées. On est donc dans l'ordre du politique. Laisser une telle décision à une institution effectivement neutre politiquement, donc non soutenue par une légitimité politique acquise dans les urnes, c'est prendre un risque dont il ne faut pas minimiser l'importance.
4) Les sécurités financières sont-elles suffisantes ? Il est difficile de répondre à cette question. C'est à l'épreuve d'une crise bancaire qu'il y sera répondu. Il faut espérer que cela n'arrive pas, ou le plus tard possible. En revanche, il faut insister sur le fait que la solidité et la résilience du système bancaire européen dépendent de la crédibilité du cadre réglementaire, donc de sa transparence et de sa cohérence.
5) Enfin, la constitutionnalité de ces règlements et de ces dispositions n'a pas encore été testée. Mais une grave crise bancaire et financière est susceptible de provoquer un tel conflit entre cours constitutionnelles. Ce fut le cas à propos de la politique non conventionnelle de la BCE dans les années 2010, qui fut attaquée devant la cour constitutionnelle allemande pour non conformité à son mandat et aux traités européens. Ces débats passés resurgiront certainement dans le futur. La façon dont ils seront tranchés sera un élément déterminant dans l'orientation de l'union bancaire européenne et donc dans son effectivité.
Au vu de ces difficultés, on ne peut s'étonner que la Commission européenne ait récemment proposé des modifications du cadre réglementaire européen. Ses propositions sont doubles :
— la première est d'élargir le cadre d'application des règles en matière de redressement d'une banque en difficulté en vigueur au niveau européen quand un intérêt régional et non plus seulement national est en jeu. Il s'agit de fait d'appliquer ces règles aux banques régionales ou locales régies par les autorités nationales. Cet élargissement aurait également pour conséquence d'harmoniser les traitements des banques en difficulté dans l'ensemble de l'Union, répondant ainsi aux voeux du Parlement européen ;
— la seconde est de permettre d'utiliser les fonds collectés par les États au titre de l'assurance des dépôts pour renflouer directement ou indirectement ces banques petites et moyennes, sans avoir à recourir au budget de l'État, donc à l'impôt proprement dit.
Ces propositions sont modestes par rapport aux enjeux. Là encore, en creux, la Commission européenne révèle les limites de l'état actuel de l'union bancaire européenne. Insister sur l'harmonisation des règles nationales, par l'extension des règles déjà appliquées au niveau européen, est certainement logique et bien fondé, en ligne avec l'intégration économique européenne, mais ne représente pas un saut qualitatif. En revanche, proposer d'utiliser des fonds prévus pour l'assurance des dépôts revient à affaiblir la crédibilité du dispositif bancaire auprès des déposants et accroît le risque de panique bancaire et de crise systémique. Cela montre que la maîtrise des finances publiques obsède les responsables européens au point de leur faire chercher des moyens de contourner la difficulté de boucler les comptes publics, avec le risque d’affaiblir la stabilité bancaire recherchée.
Les dilemmes de l'union bancaire européenne
Malgré la coïncidence de cette publication avec les difficultés bancaires rencontrées par le système bancaire américain depuis la faillite de la Silicon Valley Bank le 10 mars 2023, les représentants de la Commission assurent que ces propositions ne sont pas des réponses à ces difficultés [Hubaut, 2023]. Pourtant, cette crise est révélatrice de mutations en cours en matière financière et bancaire qui ne peuvent manquer de peser sur la construction d'un cadre réglementaire solide pour l’UE [Cooper et Kempf, 2023].
Les dilemmes concernant l'union bancaire auxquels est confrontée l'UE apparaissent clairement :
1) il est nécessaire de renforcer la crédibilité de l'union bancaire. Cela passe par une transparence des réglementations en vigueur, clairement avancées et défendues, à l'abri des contingences et des vicissitudes de la vie économique. En particulier, les articulations et la responsabilité des diverses instances chargées des différents volets de l'union bancaire, nationales et européennes, doivent avoir été définies avec clarté. Cela est contradictoire avec la dimension politique de l'UE et même de la zone euro qui repose sur un principe de négociations permanentes, feutrées et croisées ;
2) la rapidité de l'intervention publique en cas de crise bancaire est une condition indispensable à son succès. C'est dans le cas de l'UE un objectif très difficile à atteindre, étant donné son processus de décision, forcément lent par rapport au tempo d'une crise bancaire ;
3) l'union bancaire européenne manque de façon criante d'un prêteur en dernier ressort clairement identifié parce que l'UE n'est pas, ou si peu, une union budgétaire et fiscale. Par défaut, ce rôle est tenu par la BCE, institution supranationale qui apparaît, à tort ou à raison, comme neutre sur le plan politique et identifiée aux intérêts de l'union. Le précédent de la double crise bancaire et financière commencée avec la faillite de Lehman Brothers aux États-Unis en 2008, qui a vu une intervention massive, durable et non conventionnelle de la BCE, l'illustre éloquemment, mais ce précédent est potentiellement dangereux dans la mesure où il peut laisser entendre que toute difficulté est structurellement résolue par la BCE. C'est oublier un peu vite que la BCE définit et applique la politique monétaire de l'union et que cette politique peut être menacée par ce rôle. Être le prêteur en dernier ressort met en cause logiquement sa capacité à définir et tenir une politique monétaire crédible, maintenue et centrée sur ses objectifs macroéconomiques. Les difficultés à sortir de la politique monétaire non conventionnelle des années 2010 le montrent à l'envi.
Et maintenant ?
La crise bancaire rampante en cours en 2023 aux États-Unis témoigne d'une élévation du niveau de risque bancaire, en particulier systémique, en partie à cause des politiques macroéconomiques qui ont été menées dans ce pays ces dernières années, en partie à cause de chocs inattendus, et enfin à cause de mutations technologiques dont nous n'avons pas encore pleinement perçu les impacts potentiels dans le secteur financier et bancaire. Face à cette élévation du risque, il est naturel de penser que l'encadrement de ce secteur par les pouvoirs publics doit se renforcer.
Cela vaut pour l'UE comme pour l'État américain. Dans son cas, satisfaire cette exigence revient à dire que constituer une union bancaire européenne ambitieuse est une urgence. Le paradoxe est que cette ambition et cette urgence exacerbent les tensions et les difficultés politiques entre les États membres puisque chacun redoute de faire les frais de l'opération en vertu du principe selon lequel les opinions publiques nationales ne tolèrent pas d'être perdantes dans le processus de construction européen. En bref, l'union bancaire européenne est devenue en 2023 plus urgente et plus conflictuelle.
Notes
[1] Le système TARGET permet aux banques de la zone euro de procéder journellement aux transferts interbancaires résultant des opérations bancaires de leurs clients respectifs.
[2] Ce terme vague, employé par commodité, renvoie ici à l'ensemble des institutions politiques européennes pesant sur les décisions prises dans l'Union européenne : Conseil européen, Commission européenne, Parlement européen, et non les seuls chefs d'État et de gouvernement européens.
[3] En anglais, le Single Supervisory Mechanism (SSM).
[4] En anglais, le Single Resolution Mechanism (SRM).
[5] Ne fait pas partie de l'union bancaire proprement dite le « mécanisme européen de stabilité » (MES), créé par un amendement au « traité portant sur le fonctionnement de l'Union européenne », et concernant les pays membres de la zone euro, en vigueur à partir de 2012. Ce dispositif a la possibilité de lever jusqu'à 700 milliards d'euros pour venir en aide aux États faisant face à des difficultés financières importantes ou pour participer au sauvetage de banques en péril ou faisant faillite. Son administration est localisée à Luxembourg.
[6] L'Eurogroupe est formé des ministres des Finances des États membres de la zone euro qui se réunissent mensuellement en vue de coordonner informellement leurs politiques économiques.
[7] À propos du plan NextGenerationEU de 2020, voir Bozou et al. [2022] et Malingre [2020].
Repères bibliographiques
Boyer P. C. et Kempf H. (2020), « Regulatory arbitrage and the efficiency of banking regulation », Journal of Financial Intermediation, vol. 41, n° 100765.
Bozou C., Creel J. et Saraceno F. (2022), « NextGenerationEU : le grand défi », in OFCE, L'Économie européenne 2022, La Découverte, « Repères », Paris, p. 23‑35.
Commission européenne (2015), « A stronger Banking Union : new measures to reinforce deposit protection and further reduce banking risks », communiqué de presse, 24 novembre.
Cooper R. et Kempf H. (2023), « Lessons from SVB for economists and policymakers », Blog de l'OFCE, 22 mai.
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