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Internet, politique et changement d'époque

Publié le 12/12/2015
Auteur(s) - Autrice(s) : Joan Subirats
Ce texte du politologue espagnol Joan Subirats (Université Autonome de Barcelone) traite des relations entre l'usage des nouvelles technologies et la politique et analyse le rôle d'Internet et des réseaux sociaux dans l'émergence de nouvelles formes de participation politique. L'auteur développe l'idée d'une crise de légitimité des formes traditionnelles de gouvernement et de participation politique, en parallèle avec une connectivité citoyenne, elle, en plein essor. Il a été écrit pour le débat "Nouvelles technologies et démocratie", lors de la quatrième édition de "Mode d'emploi : un festival des idées", organisé par la Villa Gillet à Lyon et dans la région Rhône-Alpes du 16 au 29 novembre 2015.

Texte écrit par Joan Subirats pour le débat "Nouvelles technologies et démocratie" du 20 novembre 2015. Dans le cadre de la quatrième édition de Mode d'emploi : un festival des idées (16-29 novembre 2015), organisé par la Villa Gillet en coréalisation avec Les Subsistances, avec le soutien du Centre national du livre, de la Région Rhône-Alpes et de la Métropole de Lyon.

Joan Subirats est un politologue calalan, enseignant-chercheur à l'Université Autonome de Barcelone. Spécialiste des questions de société civile, de démocratie, de gouvernance, de politiques publiques, et d'exclusion sociale, il écrit régulièrement sur ces sujets pour des journaux espagnols comme El País, Público, El Diario... Parmi ses nombreuses publication, on peut mentionner : "Crise et changement d'époque en Espagne. Réponses politiques et crise institutionnelle" (avec I. Blanco et J. Fontaine, Pôle Sud n°39, 2013/2), Otra sociedad, ¿Otra politica ? (ICARIA, 2011), "Globalisation et identités. Le rôle de la politique dans l'élaboration des politiques culturelles actuelles" (in La fin des cultures nationales ?, La Découverte, coll. Recherches/Territoires du politique, 2008).

Voir la biographie complète de Joan Subirats.


Traduit de l'espagnol par Antonio Werli [1].

Ce n'est pas seulement une crise que nous traversons mais un changement d'époque, et il est possible d'en observer et d'en examiner les manifestations en analysant les rapports qu'entretiennent la politique et Internet. À la fin du siècle dernier, il y a eu une remise en question des moyens employés pour répondre aux conflits sociaux, du rôle de l'État, et de ses modes d'action. Nous nous trouvons désormais dans une société plus complexe, c'est-à-dire beaucoup plus hétérogène, diversifiée et individualisée, avec un degré de connaissance et d'information élevé, sans pour autant compter moins d'incertitudes ; elle est de plus doublée d'une remarquable crise de légitimité des schémas de référence pour la résolution de problèmes. Les formes traditionnelles de gouvernement et les mécanismes conventionnels de participation politique semblent connaître un grave problème de fonctionnalité face à l'instabilité de ce nouveau contexte.

Dans cette crise de la légitimité, l'État de Bien-être a fini par renforcer un modèle de «démocratie par délégation» où les citoyens délèguent aux responsables politiques une offre technocratique de services publics ; ces derniers ne considèrent les citoyens que comme des «clients» de ces services qui, tous les quatre ans, deviennent des électeurs. Cette dynamique, sommairement décrite ici, a contribué à un éloignement croissant entre «la politique des institutions» et les citoyens. La crise économique et financière de 2007 a défait bon nombre des équilibres laborieusement constitués entre marché, état et société. Le manque de transparence dans la gestion de la crise et dans de nombreux processus dont elle découle, la proximité des intérêts politiques et des intérêts du secteur financier et l'apparition de nombreux cas de corruptions ont, sans aucun doute, non seulement contribué à l'idée d'une crise économique et financière, mais encore à celle d'une crise du système démocratique lui-même, où les politiques feraient plus partie du problème que de la solution.

En même temps, la révolution technologique d'Internet a atteint son apogée avec les outils 2.0, et plus particulièrement avec l'expansion des réseaux sociaux. Ce changement transforme la façon dont se construisent nos relations, il remet, de plus, en question les structures de médiation (État inclus) et ouvre à de nouvelles formes de participation politique. Internet favorise des changements au sein du processus d'élaboration, de formation et de réalisation des politiques publiques et oblige à resituer la place et le rôle des pouvoirs publics et des administrations dont elles dépendent.

Mais même ainsi, les institutions publiques, les administrations et les politiques tendent à conserver leurs modes d'action, comme si le nouveau contexte social et politique n'était que temporaire et qu'il ne signifiait pas une remise en cause fondamentale de leur propre fonctionnement. Les institutions publiques, les administrations et les politiques demeurent en grande partie ancrées dans la logique dont Jellinek (1978) a fait la synthèse : territoire, population, souveraineté. Parallèlement, les initiatives citoyennes ne cessent de se multiplier – que ce soit à partir du «ils ne nous représentent pas» des indignés du Mouvement 15-M ou selon la perspective d'une administration incapable de résoudre ses propres problèmes quotidiens –, en adoptant de nouvelles formes d'auto-organisation basées sur la coopération et la collaboration entre citoyens à la marge de (ou contre) l'État.

En résumé, et en opposition aux formes de gouvernement antérieures, il est possible de distinguer les traits caractéristiques de ces nouvelles formes de participation politique depuis le bas et utilisant largement Internet et les réseaux sociaux : radicalité démocratique ; collaboration ; connectivité ; pression et exécution ; glocalisation.

Il est légitime de se demander si Internet a eu un réel impact dans les modes d'intervention politique et administrative. Certes, les administrations publiques ont cherché à intégrer Internet à leur fonctionnement, en visant même une plus grande démocratisation par le recours à des expressions telles que «e-democracy» ou «e-government». Mais le potentiel démocratique de ces paradigmes se limite aux possibilités offertes par Internet pour améliorer les mécanismes d'information et de transparence à la disposition des citoyens. Dans la majeure partie des cas, ni ce qui est fait, ni la manière de le faire n'est remis en question, mais on cherche seulement dans cette nouvelle ressource technologique une forme plus efficace, plus souple et plus rapide d'effectuer les tâches administratives  habituelles.

Quel a donc été l'impact d'internet sur la politique ? Tel que l'affirme Mark Poster (2007), Internet n'est pas un nouveau «marteau» pour mieux enfoncer les mêmes «clous» de toujours. Internet modifie notre façon de créer des relations et d'interagir, modifie profondément les processus et les positions de médiation, et génère des liens et des relations beaucoup plus directs et horizontaux, à moindres coûts. Internet permet de modifier les relations de pouvoir, il produit du changement dans les structures d'organisation, dans les tâches administratives et dans les hiérarchies et les médiations établies. En ce sens, il n'est pas exagéré d'affirmer qu'Internet dessine sans doute un nouvel ordre social et politique. Pas forcément meilleur, mais certainement différent.

Internet a rendu possible une diversification et une multiplication des acteurs politiques. Internet a encore permis de réduire les coûts de l'action collective de manière très significative. Par ailleurs, Internet permet une redistribution des ressources entre les acteurs et, par conséquent, un changement dans les rapports de pouvoir. En dernier lieu, mais pas en dernière position, les répertoires de l'action collective se diversifient. Avec Internet, s'ouvre un large éventail d'opportunités pour innover avec de nouvelles formes d'action collective basées sur la connectivité entre citoyens dont les objectifs sont partagés. Selon Bennet-Segerberg (2011), nous sommes en train de passer de l'action collective à l'action connective. La mobilisation citoyenne à travers Internet est capable d'introduire dans l'agenda politique des questions qui n'auraient pu voir le jour autrement ; elle peut permettre de définir les problèmes que rencontre une politique donnée, par la diffusion de contenus et d'arguments sur Internet ; elle peut mobiliser les citoyens en proposant des réponses ou en s'opposant aux actions mises en place par les institutions publiques et elle peut permettre un suivi de l'action institutionnelle, depuis l'extérieur même des administrations publiques et avec des actions collaboratives d'évaluation de ses résultats. Pour toutes ces raisons, les processus de formation des politiques sont aujourd'hui beaucoup plus complexes et imprévisibles (Subirats, 2001).

Joan Subirats, Le Huffington Post/Festival Mode d'emploi, Novembre 2015

Cet article a également été publié dans Le Huffington Post.

Références

Bennett, W.L., Segerberg, A., 2013, The Logic of Connective Action. Digital Media and the Personalization of Contentious Politics, Cambrige, Cambridge University Press.

Jellinek, G., 1978, Fragmentos de Estado, Civitas, Madrid.

Poster, M., 2007, "Internet Piracy as Radical Democracy", in L. Dahlberg, E. Siapera (eds.), Radical Democracy and the Internet. Interrogating Theory and Practice, New York: Palgrave-Macmillan, 207-225.

Subirats, J., 2011, Otra sociedad ¿otra política?, Barcelona: Icària.


Notes :

[1] Antonio Werli est traducteur de l'espagnol et de l'italien. Il collabore à la plateforme littéraire Fric Frac Club et a fondé la revue Cyclocosmia.

 

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