Que reste-t-il de la théorie du chômage de Keynes ?
Au chapitre 24 de la Théorie Générale qui a pour titre «La philosophie sociale à laquelle la Théorie Générale peut conduire», Keynes écrit : «Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont le premier que le plein emploi n'y est pas assuré, le second que la répartition de la fortune et du revenu y est arbitraire et manque d'équité»[1]. Bientôt trois quart de siècle plus tard, cette réflexion garde toute son actualité. Le chômage augmente sur tous les continents. Alors que la planète compte déjà 230 millions de chômeurs, le BIT vient d'annoncer une prévision pessimiste de 51 millions de chômeurs supplémentaires en 2009. Le corollaire de cette situation est un accroissement annoncé du nombre de travailleurs qui risquent de basculer dans la pauvreté (176 millions pour le BIT viendraient s'ajouter aux 1200 millions de travailleurs qui gagnent moins de 2 $ par jour), et cela dans un contexte où les inégalités se sont creusées depuis les années 1980[2]. Suffira-t-il de relire Keynes pour trouver les solutions à la crise actuelle et en particulier les moyens d'endiguer la montée du chômage ?
Plusieurs réponses sont possibles : on peut être tenté de dire que Keynes écrivait dans un contexte différent de la crise actuelle, on ne peut donc transposer simplement des analyses qui s'appliquaient à la période de l'entre-deux-guerres. Autre réaction : on avait oublié les messages importants de Keynes, la crise actuelle conduit à relativiser les analyses développées depuis plus de 60 ans pour retrouver les idées de l'auteur de la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie[3]. Où enfin, on peut s'interroger sur les ambiguïtés de la théorie du chômage de Keynes qui ont favorisé le développement des controverses entre différents courants de l'analyse économique.
Quelle que soit la réponse que l'on serait tenté d'adopter, il est nécessaire de commencer par se pencher sur le processus d'élaboration de l'analyse du chômage chez Keynes depuis les années 1920, pour insister sur les apports ambigus de la Théorie générale, avant de se demander si l'héritage de Keynes a été trahi ou si la démonstration du chômage involontaire reste à faire. Notre plan suivra ces étapes du raisonnement afin de mieux comprendre quelle peut-être l'actualité de Keynes pour définir des politiques de lutte contre le chômage dans le contexte de la crise actuelle.
1. La construction progressive de l'analyse du chômage chez Keynes.
Il nous faut d'abord retracer comment Keynes va développer une analyse du chômage qui ne sera pas fondée sur une théorie du marché du travail.
1.1. Une théorie construite sur l'expérience des années 1920-1930.
L'économie britannique connaît une récession marquée en 1920-1922 avec un taux de chômage supérieur à 20%. Malgré la reprise de 1923, le taux de chômage ne passera sous la barre des 10% qu'en 1924. Pendant toute cette période, les employeurs vont exercer une pression à la baisse sur les salaires qui se heurte à la résistance des syndicats.
Dès le 5 décembre 1922, dans une conférence devant l'Institut des banquiers, Keynes développe l'idée que les salaires monétaires sont plus rigides que les prix. Puis dès 1923, il ajoute le rôle de l'incertitude et le manque de confiance dans l'avenir au premier rang des causes du chômage.
Il suggère plusieurs types d'actions : la plus importante est l'action par la monnaie (critique de l'étalon-or qui conduit à la surévaluation de la £). Il suggère aussi de contrôler l'accroissement de la population (tendance malthusienne). Enfin, il évoque la nécessité d'une action volontaire des pouvoirs publics.
En 1924, dans plusieurs interventions (les 25 et 27 mai à la SDN et dans un article de Nation and Anthenaeum : «Does unemployment need a drastic remedy ?») Keynes reprend le rôle des facteurs monétaires et les facteurs psychologiques, mais en insistant aussi sur le détournement de l'épargne nationale qui est investie à l'étranger dans des opérations peu productives. On voit apparaître l'idée des travaux publics et une première formulation de ce que Keynes appellera en 1933 le multiplicateur.
Dans The Economic Consequences of Mr Churchill (1925), Keynes explique comment derrière le retour à l'étalon-or se dissimule une politique délibérée d'augmentation du chômage comme moyen de pression sur les salaires monétaires.
Au moment des élections de 1930, le chômage au Royaume-Uni atteint 14,6%, il est à 21,5% en 1931, et il reste autour des 20% jusqu'au milieu de l'année 1933. Pendant cette période Keynes argumente contre la «vision du Trésor» (cf. ses interventions dans la commission Macmillan). Le noyau dur de son argumentation concerne la relation entre épargne et investissement S=I. Il montre que S et I sont des décisions prises par des personnes différentes. Le chômage résulte d'un retard de I sur S et pas du niveau de salaire élevé. Keynes montre que S n'accroît pas la richesse d'une société, seul I a cette capacité. Il mobilise l'analyse du multiplicateur de Richard Kahn pour faire sa démonstration.
Il formule son principe de la demande effective pour la première fois à l'automne 1934 dans une allocution radiodiffusée qui a pour titre «Poverty in plenty» (La pauvreté dans l'abondance). Il y explique l'origine de la dépression par la possibilité d'une crise générale des débouchés. Sa critique de la loi des débouchés repose sur l'insuffisance de l'incitation à investir au regard de l'épargne souhaitée. Son objectif est de montrer que ceux qui croient que le système s'autorégule se trompent, mettant dans le même camp les classiques et les marxistes et se positionnant comme hérétique.
«Je me range moi-même parmi les hérétiques [...] Il y a, j'en suis convaincu, une faille fatale dans la partie du raisonnement orthodoxe traitant de ce qui détermine la demande effective et le volume global de l'emploi ; et elle est largement due au fait que la doctrine classique n'a pas réussi à élaborer une théorie satisfaisante du taux d'intérêt»[4].
1.2.Les ambiguïtés de la Théorie Générale.
Quand on commence la lecture de la Théorie Générale (TG), on est en présence d'un Keynes qui s'oppose aux «postulats de l'analyse classique». Il précise dans le chapitre 2 de la TG, qu'il accepte le premier «postulat» («le salaire est égal au produit marginal du travail»), mais qu'il refuse le second («l'utilité du salaire quand un volume de travail est employé est égale à la désutilité marginale de ce volume d'emploi»). Donc Keynes accepte la courbe de demande de travail mais rejette la courbe d'offre de travail des néoclassiques. Dans ce cas, on ne peut plus représenter un équilibre sur le marché du travail, même de sous-emploi. L'équilibre est reporté sur l'interaction entre marché des produits et marché de la monnaie.
La «théorie du chômage classique» que Keynes attaque est celle du «Professeur Pigou». Il rappelle que cette théorie accepte l'existence d'un chômage de frottement et du chômage volontaire, mais ignore la possibilité d'un chômage involontaire. Keynes définit ainsi cette troisième catégorie de chômage : «il existe des chômeurs involontaires si, en cas d'une légère hausse du prix des biens de consommation ouvrière par rapport aux salaires nominaux, l'offre globale de main-d'œuvre disposée à travailler aux conditions courantes de salaire et la demande globale de main-d'œuvre aux mêmes conditions s'établissent toutes deux au-dessus du niveau antérieur de l'emploi»[5]. Cette citation indique que l'on décèle l'existence d'un chômage involontaire quand une baisse de salaire réel entraîne un niveau d'emploi plus élevé, car la demande de travail augmente, ce qui absorbe une offre de travail qui ne trouvait pas d'emploi. Pour reprendre en des termes plus contemporains, il y a chômage volontaire si le salaire réel d'équilibre sur le marché du travail est inférieur au salaire de réservation pour une partie des travailleurs, c'est-à-dire au niveau de salaire réel en dessous duquel le travailleur préfère se retirer du marché. Dès lors, comme le précise Michel de Vroey, «L'existence du chômage involontaire peut alors se comprendre comme sa violation [la violation du principe de salaire de réservation]. Il se produit si des agents appartiennent au groupe des non-transactants, alors cependant que le salaire de marché est supérieur à leur salaire de réservation. [...] le chômage involontaire apparaît comme un cas dans lequel des agents sont incapables de réaliser leur plan optimal. [...] l'introduction d'un résultat de chômage involontaire dans la théorie économique est tout sauf une baliverne, pour autant que l'on considère que l'optimisation en est la prémisse comportementale de base»[6].
Toutefois, il ne suffit pas de dire à quelle condition un chômage involontaire existe, il faut aussi en expliquer la cause. Keynes dans le chapitre 3 de la TG précise : «Ce n'est donc pas la désutilité marginale du travail, exprimée en salaires réels, qui détermine le volume de l'emploi [...]. Ce sont la propension à consommer et le montant de l'investissement nouveau qui déterminent conjointement le volume de l'emploi et c'est le volume de l'emploi qui détermine de façon unique le niveau des salaires réels - non l'inverse. Si la propension à consommer et le montant de l'investissement nouveau engendrent une demande effective insuffisante, le volume effectif de l'emploi sera inférieur à l'offre de travail qui existe en puissance au salaire réel en vigueur [...]»[7].
Keynes déplace donc l'explication du chômage du terrain du marché du travail vers celui de l'équilibre du marché des biens et services mais en interaction avec celui de la monnaie. En effet, cette insuffisance de la demande effective s'explique fondamentalement par un blocage de l'investissement (la consommation étant mécaniquement déterminée par le revenu). Ce blocage de l'investissement résulte du fonctionnement du système financier et monétaire. En effet, il y a absence d'ajustement automatique entre l'épargne et l'investissement (S=I), car le taux d'intérêt qui détermine I (par la confrontation avec l'efficacité marginale du capital) n'a pas d'influence sur S (l'épargne chez Keynes dépend du revenu). Le taux d'intérêt n'est plus déterminé par l'équilibre sur le marché des fonds prêtables entre épargne et investissement comme dans le raisonnement «classique», mais sur le marché de la monnaie. Cela permet à Keynes d'affirmer que le chômage massif est lié à un blocage de l'accumulation capitaliste qui résulte d'un taux d'intérêt trop élevé par rapport au rendement attendu du capital.
Il est à remarquer qu'il n'y a pas de mécanisme de rééquilibrage automatique dans le raisonnement de Keynes : le taux d'intérêt sur le marché de la monnaie n'a aucune raison de baisser pour faire augmenter l'investissement sur le marché des biens et services afin d'augmenter le volume de l'emploi. Seule solution : une politique de relance monétaire par la baisse des taux directeurs de la Banque centrale, qui devra être renforcée par une relance budgétaire si on est dans une situation de forte incertitude avec une préférence pour la liquidité très élevée.
On peut reformuler l'analyse de Keynes avec la notion de défaut de coordination comme le fait Abdallah Zouache : «Ainsi, nous adoptons la conception selon laquelle la démonstration de l'existence du chômage involontaire est un corollaire du principe de demande effective. Et, d'après notre interprétation, les échecs de demande effective s'expliquent par une absence de coordination des anticipations des agents. Si les interactions entre les agents conduisent à des échecs de demande effective, le chômage involontaire apparaît comme un résultat non anticipé des interactions entre les individus. Ceux-ci ne peuvent se rendre compte de l'imperfection de leur coordination dans la mesure où ils ne forment pas d'anticipations rationnelles et qu'ils évoluent dans un environnement d'information imparfaite»[8].
Comme le rappelle Gilles Dostaler : «Pour Keynes, l'être humain n'est pas un calculateur rationnel, mais un être mû par des pulsions en grande partie inconscientes, parfois pathologiques et perverses. Hayek estimait de son côté que la découverte des limites de la raison humaine constituait le fil conducteur de son oeuvre. Pour les deux penseurs, l'incertitude entourant le résultat des décisions humaines est une dimension capitale de la réalité sociale, politique et économique, qui les amène à rejeter toute forme de déterminisme.»[9]. Ce refus du déterminisme pour analyser les comportements et les anticipations sera un réel problème pour l'analyse macroéconomique keynésienne qui va évoluer entre les hypothèses d'anticipations adaptatives et d'anticipations rationnelles.
2. L'héritage de Keynes a t-il été trahi par les keynésiens ?
En 1946, Laurence Klein publie The Keynesian Revolution. C'est cet ouvrage qui servira à toute une génération d'économistes comme introduction à la pensée de Keynes. L'analyse keynésienne se construira d'abord sur les synthèses proposées par des auteurs comme Hicks, Hansen ou Meade. La question est de savoir comment cette macroéconomie keynésienne a intégré la notion de chômage involontaire.
2.1. La théorie du chômage élaborée par Keynes a été dénaturée par les keynésiens.
La première thèse, illustrée par l'article de Christine Erhel et Hélène Zajdela est celle d'une rupture entre les idées de Keynes et les travaux des keynésiens. Elles écrivent : «La théorie du chômage élaborée par Keynes a progressivement perdu de sa substance, au cours des développements d'une macroéconomie qui s'est autoqualifiée de keynésienne. [...] Ce lent processus a abouti d'abord à séparer le chômage involontaire du chômage keynésien. Le premier est défini de manière assez obscure par Keynes (1936) dans le deuxième chapitre de la Théorie générale. Le second est celui que Keynes décrit dans le troisième chapitre et qui n'est défini que par sa cause : une insuffisance de la demande effective. Ces deux chômages sont évidemment les mêmes pour Keynes, mais leur articulation n'est qu'implicite dans la Théorie générale. Or le chômage involontaire auquel les «keynésiens» ont abouti au cours des années quatre-vingt n'a rien d'un chômage keynésien»[10].
Pour ces auteurs, le glissement commence avec le modèle IS-LM (Hicks, 1937) qui tente une synthèse entre Keynes et Walras pour expliquer la possibilité d'un équilibre de sous-emploi. Selon elles, «la structure walrassienne initiale du modèle IS-LM a permis à la synthèse d'évoluer en donnant de moins en moins de place à Keynes et de plus en plus à Walras. Le retour au modèle classique était facile : dans un univers walrassien, sans rigidités de prix, on retrouve l'équilibre concurrentiel. IS-LM devient une demande globale (demande conditionnelle à l'équilibre sur le marché de la monnaie). Le bloc offre, inexistant dans IS-LM puisque la contrainte de demande suffisait à déterminer le niveau du produit, doit être explicité : l'offre globale est le niveau de production conditionnel à l'équilibre sur le marché du travail. L'offre est alors indépendante du prix et la dichotomie économie réelle/économie monétaire réapparaît. Présenté ainsi, l'équilibre général walrassien prend un aspect beaucoup plus marshallien en particulier dans sa manière classique de concevoir l'existence éventuelle de chômage : il ne peut résulter que d'un dysfonctionnement du marché du travail à la Pigou provoquant une rigidité du salaire réel. Ce chômage classique est insensible à une relance par la demande. Cette évolution de la synthèse conduit rétrospectivement à un regard beaucoup plus négatif sur l'aspect keynésien du modèle de Hicks.
Le modèle offre/demande globales n'a pas découragé pour autant les velléités des keynésiens. La réintroduction de propriétés keynésiennes dans ce cadre s'est faite de deux manières : soit en supposant l'illusion monétaire des salariés, soit en postulant la rigidité du salaire nominal, tout en conservant la flexibilité du prix du bien. Dans les deux cas, l'offre globale est, au moins en partie, croissante en fonction du prix et les politiques de relance par la demande retrouvent leur efficacité. Ces deux hypothèses ne pouvant se justifier qu'à court terme, la synthèse a conduit au consensus selon lequel l'économie était keynésienne à court terme et classique à long terme. Ce consensus apparent cachait en fait de fortes oppositions.» [11].
Ces fortes oppositions sont celles qui vont apparaître avec les monétaristes et la nouvelle macroéconomie classique, et les réponses des nouveaux keynésiens. Il y a rupture avec Keynes car avec ces nouvelles théories du marché du travail, le chômage s'explique par un déséquilibre sur le marché du travail (hypothèses de rigidités nominales et réelles liées aux défauts d'information et à la concurrence imparfaite) et en acceptant l'hypothèse d'anticipations rationnelles.
2.2 La démonstration du chômage involontaire est problématique chez Keynes comme chez les keynésiens.
Une autre interprétation du problème concernant la démonstration de l'existence d'un chômage involontaire serait à trouver dans la faiblesse de la démonstration à l'intérieur de la Théorie Générale.
Keynes pensait avoir démontré la possibilité du chômage involontaire en raisonnant avec un changement minimal des hypothèses du modèle néoclassique. Pour Michel De Vroey, «Telle fut également l'opinion dominante dans les premières décennies qui suivirent sa parution. Aujourd'hui cependant, cet avis est, pour le moins, mis en doute. On peut se demander si Keynes est vraiment parvenu à offrir une théorie du chômage involontaire ou si le fait qu'on ait cru que cela fût le cas ne résulterait pas plutôt de confusions conceptuelles. De plus, de nos jours, beaucoup d'auteurs pensent que la théorie keynésienne peut se développer sans recourir au concept de chômage involontaire, alors même que ceux qui y recourent l'utilisent dans un sens différent de celui qu'il avait reçu initialement.» [12]
Selon Michel De Vroey, il y a «escamotage du chômage involontaire dans la Théorie Générale» avec cette équivalence entre chômage involontaire, déficience de la demande effective et absence de plein emploi. Il ajoute : «Ceci ne serait pas le cas aussitôt que surgirait la possibilité soit d'un chômage involontaire ne s'accompagnant pas d'une déficience de demande effective, soit l'inverse. En d'autres termes, le raisonnement de Keynes est tributaire du fait que le chômage involontaire soit la seule forme possible de sous-emploi, dans le contexte qui est celui de son analyse, c'est-à-dire en ayant écarté le chômage frictionnel. Or ceci n'est pas vrai»[13]. Michel de Vroey identifie trois formes de sous-emploi : «le chômage involontaire n'est pas la seule forme concevable de sous-emploi. La forme alternative est le «sous-emploi d'équilibre». Ce dernier se réfère à une situation dans laquelle le principe du salaire de réservation est respecté et dans laquelle le marché du travail est donc en équilibre. Seulement, plusieurs niveaux d'équilibre sont concevables, dont celui qui prévaut effectivement et qui ne correspond pas à l'emploi maximal. De plus, deux sous-catégories doivent y être distinguées. J'appelle la première «sous-emploi d'équilibre dominé» pour signifier que, parmi les niveaux d'emploi concevables, celui qui prévaut d'une manière endogène n'est pas celui qui procure le plus d'utilité aux agents. Dans certaines circonstances, on peut, en passant à un niveau d'emploi supérieur, par exemple à la suite de la levée d'une externalité, augmenter leur utilité. «Dominé» signifie donc améliorable.
La seconde sous-catégorie, appelée «sous-emploi d'équilibre efficient», se réfère au cas où, bien que le niveau d'emploi effectif soit sub-maximal, son augmentation n'accroîtrait pas l'utilité des agents»[14].
Depuis cinquante ans les économistes ont multiplié les analyses sur les équilibres de sous-emploi avec des références à Keynes qui sont souvent floues. Dans une période de crise économique, le risque est de confondre la démonstration théorique du chômage involontaire avec l'observation d'une situation caractérisée par un chômage croissant.
Alors qu'une nouvelle crise économique d'une ampleur comparable à celle de 1929 se profile, il est important de tirer les enseignements des progrès de l'analyse économique. On sait aujourd'hui que le chômage peut à la fois être de nature classique et keynésienne. Il peut cohabiter du chômage involontaire et volontaire. Des facteurs complexes comme le progrès technique, l'internationalisation des économies ou la polarisation des activités sur les territoires doivent être intégrés pour comprendre les processus de création/destruction d'emplois. Il faut à la fois réduire les défaillances de marché et celles de l'action publique en introduisant des incitations qui améliorent l'efficience des acteurs de l'économie si on veut stimuler l'activité économique créatrice d'emplois. Enfin, la dimension environnementale prend une importance qui était inexistante dans les années 1930 et qui conditionnera les perspectives de croissance et d'emploi dans l'avenir. Reste une certitude, comme le répète le BIT, l'emploi sera un défi pour les décennies à venir si on veut éviter des tensions différentes, mais certainement aussi graves, que celles qui se sont développées pendant l'entre-deux-guerres.
Notes :
[1] Keynes J. M. (1936), Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, édition française Petite Bibliothèque Payot, 1975, p.366.
[2] Voir le rapport de l'OCDE : «Croissance et inégalités : Distribution des revenus et pauvreté dans les pays de l'OCDE», octobre 2008.
[3] Voir l'article de Joseph Stiglitz : «Le triomphant retour de John Maynard Keynes» publié sur le site Project Syndicate, décembre 2008.
[4] Keynes J. M. (2002), La pauvreté dans l'abondance, Gallimard, coll. Tel, p.219-220.
[5] Keynes J. M. (2002), op. cité, p.41.
[6] De Vroey M. (1997), «Le concept de chômage involontaire : de Keynes aux nouveaux keynésiens», Revue Economique, Vol.48, n°6, p.1383-84.
[7] Keynes J. M. (1975), Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Petite bibliothèque Payot, p.54.
[8] Zouache A. (2003), «Coordination et chômage involontaire : de Keynes aux nouveaux keynésiens», L'Actualité économique, vol.79, n°1-2, p.183-184.
[9] Dostaler G. (2009), «Le débat Keynes-Hayek à la lumière de la crise», La Tribune, 15 janvier.
[10] Erhel Ch. et Zajdela.H (2003), «Que reste-t-il de la théorie du chômage de Keynes ?», L'Actualité économique, vol.79, n°1-2, p.163-164.
[11] Erhel Ch. et Zajdela.H (2003), op.cité, p.167.
[12] De Vroey M. (1997), op.cité, p.1382.
[13] De Vroey M. (1997), ), op.cité, p.1388.
[14] De Vroey M. (1997), ), op.cité, p.1388.
Bibliographie :
- Keynes J. M. (2002), La pauvreté dans l'abondance, Gallimard, coll. Tel.
- Keynes J. M. (1975), Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Petite bibliothèque Payot.
- Dostaler G. (2005), Keynes et ses combats, Albin Michel.
- Greffe X. Lallement J. De Vroey M. (sous la dir.) (2002), Dictionnaire des grandes oeuvres économiques, articles sur Keynes et sur Malinvaud, Dalloz.
- Jessua C. Labrousse C. Vitry D. Gaumont D. (sous la dir.) (2001), Dictionnaire des sciences économiques, articles Keynes et Keynésianisme, PUF.
- Combemale P. (1999), Introduction à Keynes, Coll. Repères, La Découverte.
- Vane H. Snowdon B. Wynarczyk P. (1997), La pensée économique moderne. Guide des grands courants de Keynes à nos jours, Ediscience.
- Erhel Ch. et Zajdela.H (2003), «Que reste-t-il de la théorie du chômage de Keynes ?», L'Actualité économique, vol.79, n°1-2, p.163-177. [Article en pdf]
- De Vroey M. (1997), «Le concept de chômage involontaire : de Keynes aux nouveaux keynésiens», Revue Economique, Vol.48, n°6, p.1381-1408.
- Zouache A. (2003), «Coordination et chômage involontaire : de Keynes aux nouveaux keynésiens», L'Actualité économique, vol.79, n°1-2, p.179-195. [Article en pdf]
Pascal Le Merrer (février 2009)
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