Un invité sur SES-ENS : entretien avec Dominique Cardon sur la "démocratie Internet"
Anne Châteauneuf-Malclès
Dominique Cardon est sociologue au Laboratoire des usages d'Orange Labs et chercheur associé au Centre d'études des mouvements sociaux (CEMS) de l'EHESS. Ses recherches concernent de manière générale les transformations contemporaines de l'espace public, notamment sous l'effet de l'usage des nouvelles technologies de communication. Il a étudié plus précisément le mouvement altermondialiste et ses modes de communication, les médias alternatifs et la critique, les outils coopératifs, les pratiques culturelles et médiatiques à la radio ou sur le web, l'impact des nouvelles technologies de communication sur le travail et son organisation... Dans ses travaux récents, il s'est intéressé aux différentes formes d'expression et de coopération sur Internet, en particulier sur le «Web 2.0» : réseaux sociaux, blogs, écriture collaborative avec les wikis, logiciels libres, etc.
Dominique Cardon fait partie du comité de rédaction de la revue Réseaux [1]. Il a dirigé la publication de deux de ses numéros spéciaux : Les réseaux sociaux de l'Internet (n°152, décembre 2008) et le Web 2.0 (n°154, mars 2009). Il a publié récemment deux ouvrages : La démocratie internet. Promesses et limites (La République des Idées, Seuil, 2010) et Les médiactivistes, avec Fabien Granjon (Presses de Science Po, collection "Contester", 2010). La démocratie Internet propose une analyse sociologique et politique d'Internet, en montrant comment le web contribue à la transformation de l'espace public et fait naître de nouvelles formes de participation démocratique. Les médiactivistes est une synthèse de l'histoire des médias alternatifs depuis les années 1960, de la presse révolutionnaire au média-activisme du mouvement altermondialiste.
Dans cet entretien, Dominique Cardon nous livre son analyse d'Internet, dont il précise les spécificités en tant que média, puis le rôle dans l'émergence de nouvelles formes de participation et dans la constitution d'un nouvel espace démocratique.
L'entretien avec Dominique Cardon
Internet ne met pas au rebut les médias qui le précédaient. On le sait depuis longtemps : les médias de communication se superposent les uns aux autres davantage qu'ils ne se substituent. En revanche, et c'est sa spécificité la plus originale, Internet fait se rejoindre deux chronologies jusqu'alors séparées de familles d'outils de communication. Il est à la fois et en même temps un média de masse (one to many) et un média de communication interpersonnelle (one to one). Toute l'histoire des pratiques d'Internet témoigne d'une articulation de plus en plus étroite des outils permettant de publier (des textes, des photos ou des vidéos) et des technologies grâce auxquelles on peut discuter en petit groupe (messagerie, messagerie instantanée et réseaux sociaux). C'est justement cette hybridation de deux formes de communication qui étaient jusqu'alors très strictement séparées qui fait la nouveauté d'Internet et dont on ne mesure sans doute pas toutes les conséquences.
En considérant Internet comme un nouveau média de masse, on transporte des catégories d'interprétation qui sont celles que l'on appliquait à la presse, la radio et la télévision sur un média dont les usages sont poussés par une dynamique qui vient de la communication interpersonnelle. Beaucoup des polémiques qui entourent le rôle d'Internet viennent de cette erreur d'interprétation qui nous fait projeter des catégories anciennes sur une réalité nouvelle. L'un des malentendus les plus fréquents est de considérer qu'Internet est un espace public identique à celui que dessinaient les médias de masse. Or l'hybridation entre les deux familles de médias rend les choses plus compliquées. Une très grande partie des usages d'Internet est pensée par les utilisateurs comme une forme de conversation élargie qui n'a pas le même degré de «publicité» que les médias de masse. En effet, ces «publications» ne sont pas destinées à une grande visibilité. Elles n'ont pas le formalisme, la distance, la permanence des propos proférés devant un large public d'anonymes. Il s'agit d'énonciations à la fois privées et publiques, que j'appelle en «clair-obscur», qui rapprochent deux univers que nous pensions absolument étanches, celui des conversations de la vie quotidienne, d'une part, et celui des médias d'informations et des industries culturelles de l'autre.
L'argument que je défends dans ce livre est que la constitution de cet espace en clair-obscur a été un facteur de démocratisation de la prise de parole publique. Il a encouragé une désinhibition de l'intimidante distance requise dans les médias traditionnels pour produire des énoncés publics. Cela élargit l'espace public à des propos plus subjectifs, plus hasardeux, plus audacieux, etc. Mais, de la même manière, cette nouvelle forme d'exposition de soi a des conséquences sur les formes de la sociabilité privée. A cet égard, nous ne sommes sans doute qu'au début d'un processus dont il est difficile d'imaginer les conséquences à venir.
L'histoire d'Internet est fascinante et foisonnante. On insiste beaucoup sur les origines militaires du réseau des réseaux, notamment en raison du financement des équipes de recherche qui ont développé les premiers protocoles de transmission entre ordinateurs. Mais, il me semble plus important de reconstituer la sorte d'«esprit» partagé à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix au moment où se cristallisent les technologies qui vont par la suite faire naître le web. Chercheurs, ingénieurs, bricoleurs de toutes espèces vont donner une forme particulière à ce qui se fabrique dans les laboratoires de recherche publics et privés, dans les clubs d'amateurs de technologie où s'invente l'ordinateur personnel et dans la contre-culture américaine. Beaucoup de travaux ont déjà été consacrés à cette question, dont on peut retenir trois traits dominants. En premier lieu, les concepteurs d'Internet ont tout fait pour que le centre du réseau soit «idiot» et que l'intelligence se trouve à sa périphérie, dans les ordinateurs qui se connectent au réseau. C'est exactement l'inverse du réseau téléphonique, «intelligent» au centre et «idiot» dans ses terminaisons. En donnant la possibilité de concevoir, de créer, de «bidouiller» à la périphérie du réseau, un mode d'innovation ascendante s'est mis en place sur Internet qui a favorisé la créativité des utilisateurs. En second lieu, notamment dans le monde du logiciel libre, une forme d'auto-organisation des compétences organisées autour du mérite, de l'horizontalité et du partage des productions a créé un modèle original d'échange et de communauté. Enfin, l'histoire d'Internet est inséparable de certains traits de la contre-culture américaine. L'un des plus importants est l'idée selon laquelle les technologies, lorsqu'elles font l'objet d'une appropriation individuelle, peuvent être à la fois un outil de transformation personnelle et de changement social. Mais sur ce terrain des idéaux politiques qui ont été déposés dans Internet par ses concepteurs, on trouve l'idée qu'Internet est un exil, un ailleurs, qu'il permet aux individus de faire communauté à côté de la société des Etats, des partis politiques et des institutions. C'est la raison pour laquelle les idéologies libérales et libertaires se sont si facilement acclimatées à la forme du réseau, puisqu'elles prétendent toutes deux qu'on peut changer la société sans prendre le pouvoir.
Comment se transforme plus précisément l'espace public et comment les prises de paroles et les informations diffusées sur le web sont-elles hiérarchisées dans cet espace ouvert à tous et très hétérogène ?
Ce qui se produit, c'est le passage d'un monde dans lequel les informations sont filtrées avant d'être publiées à un autre monde dans lequel les informations sont cette fois-ci publiées avant d'être filtrées. Sur Internet, les «gardiens» de l'espace public (les gate-keeper) que sont les journalistes et les éditeurs n'occupent plus de la même manière cette position exclusive qui leur permettait de décider ce qui devait être rendu public et de hiérarchiser l'importance des informations. Cette transformation a très souvent été soulignée, notamment pour valoriser l'entrée des amateurs, des blogueurs citoyens et des experts, dans l'espace public. D'autres se sont inquiétés du fait que la disparition des «filtres» ouvrait la porte à toutes les formes d'énonciations possibles : hétérogènes, spontanées, injurieuses, médiocres, scandaleuses, etc. Or ce qu'il est important de rappeler, c'est que, sur Internet, les internautes procèdent à un travail collectif de hiérarchisation de l'information. Il en résulte que certaines informations vont devenir très visibles, notamment en raison du fonctionnement des moteurs de recherche qui font «remonter» les informations qui reçoivent beaucoup de liens des autres, et que d'autres vont rester quasi clandestines et n'être vues par personne. Ce qui est vraiment nouveau avec Internet, c'est cette économie de la visibilité qui devient un enjeu de stratégie, d'influence et de lutte entre les différents acteurs.
A une logique d'interrupteur binaire se substitue une graduation continue. La séparation entre espace privé et public, entre la conversation et la publication n'est plus ferme et tranchée. Un continuum s'installe là où des évidences bien assises s'étaient installées. Mais ce déplacement de l'ex ante vers l'ex post fait aussi reposer une sorte de responsabilité collective nouvelle sur les internautes. Désormais, ce sont eux qui, au travers du filtre des multiples algorithmes du web, produisent les hiérarchies de l'information qui vont être accessibles aux autres. En établissant un lien, en cliquant, en indiquant I like, en retweetant, etc., ce sont chaque fois des principes d'ordonnancement différents qui sont mis en oeuvre : le mérite, l'audience, la communauté, la vitesse, etc. On a pris l'habitude de faire reproche aux journalistes d'exercer un effet de cadrage sur l'agenda des préoccupations publiques en hiérarchisant l'information. D'une certaine manière, désormais, cette responsabilité est collective, même s'il ne faut pas être naïfs, les médias traditionnels, les algorithmes du web et les multiples intérêts marchands des petits et grands acteurs de l'économie numérique contribuent à façonner la manière dont les internautes citent, font circuler des liens et se lient entre eux. Mais il n'empêche que ce sont aussi les internautes qui «votent» pour le type de vidéo, de musique, d'information qui va apparaître en tête des classements sur YouTube, MySpace ou Google. La concurrence des classements, la déformation marchande des hiérarchies, les stratégies d'optimisation de sa notoriété numérique qui se généralisent désormais à beaucoup, tout cela constitue les traits nouveaux de cette économie de la visibilité.
Dans l'espace public restreint, le filtre des gatekeepers permettait de lier conventionnellement rareté et qualité. L'évaluation de la qualité d'une information reposait moins sur l'appréciation que pouvait en faire les récepteurs que sur la confiance qu'ils accordaient à ceux qui avait filtré l'information pour eux. Or, ce qui désoriente lorsque l'information est abondante c'est que les récepteurs doivent, de plus en plus, procéder par eux-mêmes à une évaluation substantielle des informations. Même s'il est loin d'avoir disparu, le système de repérage de la qualité des informations ne repose plus de la même manière sur une confiance immédiate et peu questionnée dans l'institution émettrice, mais sur des procédures cognitives plus complexes, plus personnalisées et plus collectives. C'est notamment ce qui est en jeu dans la manière dont le réseau social est devenu pour certains utilisateurs un moyen de composer un choix sélectif au sein des informations du web. En choisissant leurs «amis» sur Facebook ou en décidant de «suivre» quelqu'un sur Twitter, ils créent un écosystème d'amis, d'experts, de sources, de centres d'intérêt qui va structurer ensuite leurs parcours de navigation sur le web.
Ce paysage crée un nouveau contexte pour l'exercice du travail journalistique. Il s'insère en fait dans toutes les étapes du travail de production de l'information. En amont, il élargit le paysage des sources. Mais surtout, il ouvre de nouvelles formes d'énonciation dans la relation aux lecteurs. Le paradoxe est qu'Internet favorise à la fois l'allongement des formats, l'écriture plus experte et approfondie et l'écriture rapide, immédiate et plus subjective. Il ouvre aux journalistes des possibilités énonciatives nouvelles, sans pour autant leur enlever la tâche de rendre compte de l'actualité. L'expérience l'a prouvé maintenant, les blogueurs produisent beaucoup de commentaires, de points de vue, d'angles permettant de lire l'information sous des facettes plus variées et nombreuses. En revanche, sauf lorsqu'il s'agit de domaine d'expertise qui sont les leurs, ils ne produisent que très peu d'informations nouvelles.
Quelle analyse faites-vous de cet affichage de l'intimité, de cette apparition dans l'espace public de conversations ordinaires ? Que recherchent les individus dans ce web social et ces échanges «en clair obscur» ?
Les réseaux sociaux de l'Internet accueillent et suscitent une tendance de plus en plus marquée dans nos sociétés à l'exposition de soi, à la théâtralisation de sa vie personnelle et à l'affichage public de ses goûts, de ses centres d'intérêts et de ses activités. Ces nouvelles formes d'exposition de soi ne peuvent être réduites à leur seule composante individualiste et narcissique. Elles expriment en fait une attente de reconnaissance à travers le développement d'une sociabilité en ligne. L'exposition de soi est une technique relationnelle. Un blogueur qui ne reçoit pas de commentaires des autres arrête très vite de poster. Les individus s'adressent des signaux les uns aux autres afin de faire reconnaître leur singularité. Pour ce faire, ils ont considérablement élargi le répertoire des signes servant à manifester leur identité, jusqu'à en faire des contenus autoproduits. L'abaissement considérable des coûts et des barrières d'accès à la production de textes, de sons, d'images ou, dans une moindre mesure, de vidéos sur internet, a contribué à faire entrer les activités expressives dans le champ des pratiques amateurs.
Dans la «panique morale» qui s'est constituée autour des risques concernant les données personnelles et la surveillance latérale sur le web 2.0, on oublie fréquemment d'interroger les facteurs sociologiques de cette expressivité diffuse. Vouloir la freiner ou l'arrêter à coup d'interdictions, de leçons de morale ou de décisions législatives est sans doute assez vain. Il est très important de réguler et de surveiller la surveillance des institutions, qu'il s'agisse de l'Etat ou d'entreprises, notamment les nouveaux propriétaires d'immenses bases d'informations sur les utilisateurs des services du web. Mais ce qui apparaît désormais, c'est une surveillance horizontale, entre individus, dans laquelle ce sont les parents, les amant(e)s, les chefs ou des inconnus qui regardent ceux qui se montrent. Or, la dynamique d'exposition de soi se déploie dans des formes - très peu naïves - de mise en scène de situations, d'événements, d'humeurs permettant d'accrocher l'attention des autres afin de déclencher conversations et reconnaissance. La difficulté qui se présente aujourd'hui c'est que cette exposition de soi est consentie, même si on peut discuter longuement de la validité de ce consentement, et surtout qu'elle est destinée à un réseau relationnel constituée par l'utilisateur lui-même comme étant son périmètre d'expression et de visibilité. La plupart des affaires dont on parle aujourd'hui concerne des personnes n'appartenant pas au cercle d'affinités de l'internaute. Ces personnes prélèvent des informations, les changent de contexte et les interprètent au détriment de celui qui s'est exposé (comme dans le cas des recruteurs qui refuseraient des candidats au motif de la présence de photos de fête sur Facebook). Outre le fait, que ces affaires sont finalement peu nombreuses et pas toujours très bien étayées, elles nous montrent bien ce que sont les particularités de l'économie de la visibilité en clair-obscur. Entre le privé et le public, les internautes sont en train d'édifier un espace intermédiaire, une zone grise dans laquelle celui qui regarde doit aussi se montrer, et vis-à-vis de laquelle il faudrait empêcher que ne regarde celui qui n'a pas été identifié.
Quelles sont les caractéristiques de la forme politique d'Internet, ses forces, mais aussi ses faiblesses ? Comment se forment les collectifs sur Internet et quelle peut être leur efficacité en termes de mobilisation et leur impact politique réel ?
De fait, lorsque l'on évoque les vertus politiques d'Internet, on projette souvent des attentes relatives aux transformations de l'espace politique central. Cette sorte de focalisation sur la compétition politique et sur l'espace représentatif parlementaire fait partie de ces malentendus dans lesquels nous projetons sur Internet les catégories de l'espace public restreint des médias de masse. Il est certain qu'Internet constitue un nouveau support de communication pour les professionnels de la politique, qu'il peut être un outil de mobilisation électorale, comme l'a montré la campagne de Barak Obama, qu'il peut accompagner les démarches de consultation participatives initiées par les institutions publiques. Il apparaît aussi comme un instrument de surveillance et de contrôle critique des activités des pouvoirs, comme le réclame le mouvement des «données ouvertes» qui milite pour un accès plus ouvert et direct aux données publiques. Mais dans ces domaines, si Internet peut enrichir la démocratie représentative, il ne fait qu'apporter un nouvel outil de communication et de critique à ceux qui existaient déjà en modifiant quelque peu les règles du jeu et les habitudes.
Il me semble que les enjeux démocratiques d'Internet ne se déploient pas prioritairement dans l'espace de la représentation politique traditionnelle, et pas nécessairement contre lui d'ailleurs. Epousant toujours, à leur manière, les idéaux politiques qui étaient typiques de la contreculture de la fin des années 1960, les pratiques coopératives sur Internet renvoient à l'idée qu'on peut «changer la société sans prendre le pouvoir», pour reprendre la célèbre expression de John Holloway qui a servi de moto au mouvement altermondialiste. Entre le marché et l'Etat, Internet ouvre un espace à l'expression, à la coordination et à la production de mobilisation, de causes, de contenu partagé comme Wikipédia. Les pionniers de l'Internet, notamment les développeurs de logiciels libres, ont mis en place un mode d'organisation du travail collectif original. Celui-ci s'appuie sur une participation bénévole, distribuée, sans incitations hiérarchiques et sans délégation à des représentants.
Internet a très tôt été employé pour toutes formes d'activisme politique. En soi, la technologie est agnostique et peut servir toutes sortes de mobilisations, de causes et de formes d'organisation. Mais il est frappant de constater qu'au sein de cette diversité d'usages militants, ceux qui ont été les plus nombreux, les plus efficaces et les plus créatifs sont ceux qui épousent l'«esprit d'Internet». De manière tout à fait singulière, ce sont d'abord les militants les moins organisés et les groupes les plus périphériques qui se saisiront les premiers de ces nouvelles possibilités de communication qui privilégient l'horizontalité par rapport à l'organisation verticale et hiérarchique. Le cyberactivisme en est un exemple. La plupart du temps, il a été mis en oeuvre par des individus non organisés et souvent éloignés de toute forme d'affiliation politique classique : hackers, artistes numériques, agitateurs autonomes et plus simplement individus un peu bricoleurs, participant depuis leur ordinateur à des mouvements collectifs fonctionnant sur la base de liens faibles et d'anonymat. Les mouvements sociaux qui ont été les plus précoces sur le web étaient aussi ceux qui avaient la structure organisationnelle la moins verticalisée. Les mobilisations internationales, notamment sur des thématiques sectorielles et spécialisées, font aussi un usage massif de l'Internet. Celui-ci, par exemple, a joué un rôle indispensable à la coordination des multiples acteurs du mouvement altermondialiste et l'organisation des Forums sociaux mondiaux.
Ce n'est que dans un second temps, avec la massification de ses usages, que les acteurs politiques plus centraux, partis, syndicats et ONG, ont intégré Internet à leurs outils de communication et de mobilisation. En France, son rôle dans les campagnes électorales nationales, reste encore relativement limité : expérience avortée -mais audacieuse- de construction participative d'un programme électoral par Ségolène Royal sur Désirs d'avenir, tentative pour l'instant fragile de mise en place de réseaux sociaux de militants de l'UMP (Créateurs de possibles, site qui vient de fermer faute de contributeurs) et du PS (La coopol), consultations participatives des citoyens autour de débats publics qui reçoivent des contributions de qualité mais très peu nombreuses, etc. Les expériences engagées pour intégrer Internet dans la «politique par le haut» n'ont pas connu pour l'instant de franc succès. En revanche, les mobilisations politiques «par le bas» semblent beaucoup plus vivaces. Pour ne pas parler des récents exemples tunisiens et égyptiens, il suffit de se souvenir du rôle des listes de discussion dans la diffusion de l'argumentaire pour le "Non" au Traité constitutionnel européen ou d'observer la place d'Internet dans les actions du Réseau éducation sans frontières (RESF). Cependant plutôt que d'opposer ces deux manières de faire de la politique, il faut être attentif à leurs interdépendances. La démocratie partisane a besoin d'une société en conversation et en mouvement.
Comment Internet est-il modifié par ces évolutions sociologiques et économiques ? Risquent-elles d'affaiblir sa valeur démocratique ?
La tension entre un Internet marchand et un Internet non marchand n'est en rien nouvelle. Elle était même extrêmement vivace lors de la première bulle Internet des années 2000, lorsque les portails et les start-up faisaient miroiter des promesses de bénéfices extravagants. Les risques de «fermeture» du web et de «déformation» des hiérarchies de l'information ont, eux aussi, accompagné toute l'histoire d'Internet. On pourrait même dire que cette tension a été très productive en obligeant à innover, à détourner et à constamment réinventer de nouveaux modèles. A sa manière, l'«esprit» de l'Internet a toujours exercé une force de rappel positive des valeurs que les pionniers ont inoculée dans l'infrastructure du réseau. Cependant, la massification des usages d'Internet change le contexte dans lequel s'exerçait cette concurrence entre des visions du web différentes. Le poids de certaines entreprises, leur quasi-monopole surtout, est inquiétant. Et surtout, les Etats prennent désormais au sérieux le web et ont entrepris de le réguler. C'est la fin de l'âge de l'innocence et de l'extra-territorialité. Il est assez logique que le web soit soumis à davantage de contraintes parce qu'il est devenu omniprésent dans la vie et qu'il concerne les activités d'un nombre croissant de personnes. Cependant, les tendances qui s'affirment aujourd'hui cherchent à le domestiquer et à le soumettre aux règles de l'espace public traditionnel : il faut le ranger, le monétiser, le désanonymiser, le filtrer, le simplifier et le segmenter. L'enjeu est donc de savoir si cette sorte d'antipoison que constitue l'«esprit d'Internet» saura ouvrir de nouveaux espaces et initier une nouvelle vague d'innovations vers des réseaux sociaux dépourvus de centre, des outils permettant l'évaporation des contenus, des métriques du web plus multiples et plus attentives à la diversité des contenus et des centres d'intérêt, etc.
Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
Pour aller plus loin
Articles en ligne de Dominique Cardon
"Vertus démocratiques de l'Internet", Texte publié dans laviedesidees.fr (10/11/2009). Ce texte est issu d'une présentation à la table ronde "Internet et renouveau démocratique" (avec Daniel Bougnoux et Patrice Flichy) du forum "Réinventer la démocratie", organisé par La République des idées à Grenoble le 9 mai 2009. Compte-rendu de ce débat sur Internet Actu : "Réinventer la démocratie : Internet, nouvel espace démocratique ?" (15/05/2009).
"En finir avec le culte du secret et de la raison d'Etat", Le Monde (03/12/2010).
"Zoomer ou dézoomer ? Les enjeux politiques des données ouvertes", Owni (21/02/2011).
"Cartes vivantes. Nouvelles données, nouveaux usages, nouveaux problèmes", avec Christophe Aguiton et Zbigniew Smoreda (15/12/2009).
"Web 2.0", Réseaux, n°154, 2009/2. Présentation du numéro spécial par D. Cardon.
"Les réseaux sociaux de l'Internet", Réseaux, n°152, 2008/6. Présentation du numéro spécial par D. Cardon.
"Le design de la visibilité : un essai de typologie du web 2.0" sur Internet Actu.net (01/02/2008).
"10 propriétés de la force des coopérations faibles", avec Maxime Crepel, Bertil Hatt, Nicolas Pissard, Christophe Prieur, sur Internet Actu.net (08/02/2008).
"The Strength of Weak Cooperation: an Attempt to Understand the Meaning of Web 2.0", par Christophe Aguiton et Dominique Cardon, Revue Communications et Stratégies, n°65, 2007.
Entretiens
"Internet, nouvel espace démocratique ?" La Vie des idées (07/07/2009).
"Pourquoi l'Internet n'a-t-il pas changé la politique ?", Internet Actu (07/10/2010).
"De l'innovation ascendante", Internet Actu (01/06/2005).
Notes de lecture
La démocratie Internet sur Liens socio/Lectures.
La démocratie Internet sur Nonfiction.
Sites
Revue Réseaux
Note
[1] La revue Réseaux Communication-Technologie-Société publie des articles rendant compte de travaux dans le champ de la communication, dans une perspective pluridisciplinaire, mais avec une large part faite aux analyses sociologiques.