Comment mesurer la pauvreté ?
Eléonore Richard est chercheuse post-doctorante en économie à l'Université Paris 1 (chaire ESoPS) et chargée d'études à la DREES (Bureau Lutte contre l'exclusion). Ses recherches portent principalement sur les indicateurs de pauvreté, et plus particulièrement sur des mesures alternatives aux approches traditionnelles, comme celles qui combinent dimensions objectives et subjectives ou qui adoptent une perspective multidimensionnelle.
La mesure de la pauvreté est une question ancienne en sciences sociales, puisqu'elle a préoccupé les premiers économistes, sociologues et statisticiens dès la fin du 19ème siècle. Objet d'étude au croisement de plusieurs disciplines, elle cristallise des enjeux fondamentaux : comprendre les formes que prend la précarité dans nos sociétés, en suivre l'évolution, orienter l'action publique et nourrir le débat démocratique. De nos jours, c'est l'approche monétaire qui prévaut, avec l'idée qu'une personne pauvre appartient à un ménage dont le revenu disponible est inférieur à un seuil donné. Les seuils monétaires font consensus et permettent des comparaisons utiles du taux de pauvreté dans le temps et entre les pays. Cependant, de nombreux travaux récents soulignent le caractère pluridimensionnel de la pauvreté, qui ne se résume pas à l'insuffisance des ressources. Ce constat appelle à compléter ces mesures usuelles par des indicateurs qui tiennent compte des dimensions non monétaires de la pauvreté – accès au logement, à la santé, à l'éducation ou à l'emploi – mais aussi des dimensions subjectives, liées au vécu des personnes concernées. En effet, la manière dont on mesure la pauvreté influence non seulement notre compréhension du phénomène, mais aussi les réponses que la société lui apporte.
Les approches classiques de la pauvreté
L'approche monétaire
La pauvreté peut être définie de manière consensuelle par l'insuffisance des ressources. On distingue une approche absolue, souvent mobilisée dans les pays en voie de développement, et une approche relative plus récente, qui prévaut dans les pays de l'OCDE.
Les premières tentatives de mesure de la pauvreté ont été menées localement au Royaume-Uni à la fin du 19ème siècle, par des chercheurs s'intéressant au contenu d'un panier de biens permettant de subvenir aux besoins fondamentaux (Booth, 1889 ; Rowntree, 1901). Le seuil de subsistance, ou seuil de pauvreté absolue, correspondait au budget nécessaire à l'achat de ce panier de biens de consommation minimal, et les ménages dont les revenus étaient inférieurs à ce seuil étaient identifiés comme pauvres. Aujourd'hui, cette approche fondée sur les besoins alimentaires ou budgétaires a en grande partie été remplacée par une approche strictement monétaire. Ainsi, la Banque Mondiale fixe un seuil de pauvreté international (actuellement à 2,15 dollars par jour en parité de pouvoir d'achat 2017), qu'elle met régulièrement à jour pour les pays en voie de développement. Aux Etats-Unis, l'approche budgétaire est néanmoins toujours privilégiée, puisque l'Official poverty rate (OPR) correspond à la part de la population dont les revenus sont inférieurs au coût estimé d'un panier de consommation, ajusté selon la taille et la composition du ménage. Ce seuil est actualisé chaque année et repose sur une méthodologie remontant aux années 1960. Le Census Bureau complète cette mesure officielle depuis 2011 par la Supplemental poverty measure (SPM), qui tient compte des impôts et prestations sociales non monétaires, des dépenses de vie essentielles (alimentation, logement, etc.) et ajuste les seuils pour refléter les différences de coût de la vie entre les différentes régions.
Par opposition à l'approche absolue, l'approche relative de la pauvreté consiste à comparer le niveau de vie d'un ménage à celui de la population dans son ensemble, en général à l'échelle nationale. Eurostat et l’Union européenne retiennent aujourd'hui un seuil fixé à 60 % du niveau de vie médian, appelé « taux de risque de pauvreté » (at-risk-of-poverty rate). Ce seuil résulte d'un important travail d'harmonisation statistique mené notamment sous l'impulsion du groupe de Canberra dans les années 1990. Un seuil alternatif, fixé à 50 % du revenu médian, est parfois utilisé (par l'OCDE, entre autres) pour mesurer la grande pauvreté [1].
Encadré 1 : La mesure du niveau de vie
L'estimation du taux de pauvreté monétaire repose sur la mesure du niveau de vie national médian, qui correspond au revenu disponible d'un ménage rapporté au nombre d'unités de consommation. Le revenu disponible vise à mesurer l'ensemble des ressources réellement accessibles au ménage : d'après l'Insee, il comprend « les revenus d'activité nets des cotisations sociales, les indemnités de chômage, les retraites et pensions, les revenus du patrimoine (fonciers et financiers) et les autres prestations sociales perçues, nets des impôts directs ». En revanche, cette définition exclut d'autres ressources pourtant déterminantes pour apprécier le niveau de vie, telles que les transferts intra et inter-ménages, les loyers imputés dans le cas des propriétaires et les loyers modérés des logements sociaux, ainsi que les aspects non monétaires du revenu comme les services publics (éducation, santé).
Le ménage, unité statistique de référence pour cette mesure, est considéré comme mettant en commun l'ensemble de ses ressources, ce qui constitue une hypothèse centrale du calcul du niveau de vie. Cette hypothèse de mutualisation, bien que critiquée, semble plus conforme à la réalité dans les ménages les plus modestes, notamment ceux appartenant au premier décile de revenus (Ponthieux, 2012). Le nombre d'unités de consommation, qui constitue le dénominateur du ratio, reflète la composition du ménage selon une échelle d'équivalence destinée à prendre en compte les économies d'échelle, telles que le partage des coûts du logement. L'échelle la plus utilisée est celle de l'OCDE modifiée, qui attribue un poids de 1 au premier adulte du ménage, 0,5 aux autres personnes de plus de 14 ans, et 0,3 à chaque enfant de moins de 14 ans.
L'approche absolue et l'approche relative décrites plus haut ont en commun d'être des approches monétaires de la pauvreté. Il faut noter que les mesures mentionnées jusqu'ici correspondent à des taux d'incidence (headcount ratio), à distinguer de la mesure de l'intensité de la pauvreté (income gap ratio), également calculée par l’Insee [2]. Celle-ci correspond à la distance moyenne entre le niveau de vie des personnes pauvres et le seuil de pauvreté, exprimée en pourcentage du seuil. Ces deux indicateurs présentent l’avantage de la simplicité, mais ne satisfont pas nécessairement l’ensemble des propriétés souhaitables pour un bon indicateur de pauvreté, notamment du point de vue de la théorie des inégalités. En effet, de nombreux chercheurs faisant partie de la tradition de l’« agrégation » en économie du bien-être (Sen, 1979) se sont penchés sur les propriétés axiomatiques que devrait remplir un bon indicateur de pauvreté [3]. Parmi ces propriétés figurent la monotonicité (un appauvrissement d’un individu pauvre accroît nécessairement la pauvreté), la symétrie (l’identité des individus ne doit pas compter) ou encore l’axiome de transfert (un transfert de revenu d’un individu pauvre vers un individu plus riche accroît la pauvreté). Ainsi, le taux d’incidence ne respecte pas toujours l’axiome de monotonicité, puisqu’un transfert de revenu d’un individu très pauvre à un individu légèrement au-dessus du seuil de pauvreté n’aura d’effet sur l’indicateur que si cet individu devient pauvre au sens statistique. En revanche, la mesure d’intensité de la pauvreté, qui prend en compte la distance au seuil, satisfait bien cet axiome.
L'approche en conditions de vie
L'origine de cette approche est généralement attribuée aux travaux du sociologue britannique P. Townsend, qui a proposé une définition de la pauvreté comme l'incapacité à accéder au mode de vie considéré comme normal ou dominant dans une société donnée (Townsend, 1979). C'est donc une approche relative, à replacer dans le contexte optimiste des Trente Glorieuses, durant lesquelles on se préoccupait moins d'éradiquer une pauvreté matérielle absolue, vue comme quasiment anachronique, qu'à permettre le rattrapage des classes les moins favorisées vis-à-vis du niveau de vie général de la population. L'approche en conditions de vie se distingue des approches monétaires, mais peut leur être liée dans la mesure où les privations matérielles peuvent en principe être compensées par un flux de ressources monétaires.
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Figure 1 : Privation matérielle et sociale et pauvreté monétaire.
Notes : Le taux de pauvreté monétaire présente des fragilités liées aux difficultés de production en 2020. Les chiffres de privations de 2013 à 2022 sont rétropolés pour éviter les ruptures de séries (changements globaux sur l'enquête en 2020, modification de la formulation des questions sur l'impossibilité de remplacer des meubles en 2023).
Lecture : Début 2022, 12,9 % de la population est en situation de privation matérielle et sociale, contre 10,5 % en 2021.
Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un logement ordinaire pour la privation matérielle et sociale, et personnes vivant dans un logement ordinaire dont le revenu déclaré du ménage est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante pour la pauvreté monétaire.
Sources : Insee, enquêtes Statistiques sur les ressources et les conditions de vie (SRCV) de 2013 à 2022 pour la privation matérielle et sociale ; Insee‑DGFiP‑Cnaf‑Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2013 à 2021 pour la pauvreté monétaire. Revenus et Patrimoine des Ménages, Insee Références (2024).
Aujourd'hui, la pauvreté en conditions de vie est mesurée à l'échelle européenne par Eurostat à travers un indice de privations matérielles et sociales harmonisé. Cet indice repose sur 13 items couvrant différentes dimensions de la vie quotidienne : restrictions de consommation, retards de paiement, mauvaises conditions de logement, ou encore impossibilité de partir en vacances. Le contenu de ces questions est régulièrement réactualisé pour tenir compte de l'évolution des besoins et des attentes sociales, qui évoluent au fil du temps [4]. Les réponses à ces questions étant déclaratives, elles peuvent introduire un biais statistique si la perception des conditions de vie diverge de la situation objective, par exemple dans le cas où une personne qui a perdu l'espoir d’obtenir un bien n'exprime pas de privation.
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Figure 2 : Part de personnes déclarant subir une privation pour raisons financières en 2022.
Notes : Seules sont prises en compte les privations pour raisons financières. La fréquence de la privation relative aux meubles en 2022 a été rétropolée (modification de la formulation des questions sur l'impossibilité de remplacer des meubles en 2023).
Lecture : Début 2022, 30,3 % des personnes déclarent ne pas pouvoir faire face à une dépense inattendue de 1 000 euros.
Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un logement ordinaire.
Source : Insee, enquête Statistiques sur les ressources et les conditions de vie (SRCV) 2022. Revenus et Patrimoine des Ménages, Insee Références (2024).
L'approche élargie
L'approche de bien-être
L'approche en termes de bien-être ne réduit pas la pauvreté à un simple manque de ressources matérielles ou monétaires, mais la conçoit comme une incapacité à participer pleinement à la vie de la société. Cette approche doit beaucoup aux travaux d'Amartya Sen sur les capabilités, qui ont profondément renouvelé la manière de penser la pauvreté (Sen, 1979). Contrairement aux approches centrées uniquement sur les ressources ou la satisfaction des besoins, l'approche par les capabilités met l'accent sur les libertés réelles dont disposent les individus pour choisir la vie qu'ils ont raison de valoriser. Elle repose sur deux notions clés : les fonctionnements (comme être en bonne santé ou être éduqué) et les capabilités, qui désignent les différentes possibilités réelles entre lesquelles une personne peut choisir. Cette approche souligne que chacun n'a pas la même capacité à transformer des ressources en accomplissements concrets, et montre que la pauvreté est une privation de libertés essentielles, par exemple en matière d'éducation, de santé, de logement, d'environnement ou de citoyenneté.
L'approche par les capabilités a influencé de nombreuses initiatives internationales, notamment les travaux de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi (2009), qui a plaidé pour aller au-delà des indicateurs purement monétaires afin de mieux mesurer le bien-être et les conditions de vie des ménages. Dans le prolongement de ces réflexions, des indicateurs agrégés de bien-être et de pauvreté multidimensionnelle ont été construits, comme l'Indicateur du Vivre Mieux (Better Life Index) de l'OCDE ou l'indice global de pauvreté multidimensionnelle (Global MPI) conçu par le PNUD et l'Université d’Oxford en 2010. Cet indice, fondé sur la méthode Alkire-Foster (2011), mesure la pauvreté à travers trois dimensions : conditions de vie (accès à l'eau potable, électricité, sanitaires…), santé (nutrition et mortalité infantile) et éducation, évaluées au niveau du ménage. La Banque mondiale, dans son rapport Monitoring Global Poverty (2017), reconnaît explicitement que « les capabilités sont fondamentalement multidimensionnelles » et que leur mesure opérationnelle, comme la construction du MPI, s'inscrit directement dans cette tradition. Sa propre mesure de la pauvreté multidimensionnelle (MPM) combine la pauvreté monétaire, l'éducation et l'accès aux infrastructures de base.
Mesurer la pauvreté subjective
Si l'approche subjective est particulièrement informative pour appréhender la manière dont les individus vivent une situation de pauvreté, A. Sen a montré qu'elle ne saurait constituer à elle seule un fondement suffisant de la mesure. Avec l’exemple de « l'esclave heureux » (happy slave), il souligne que les perceptions subjectives peuvent s'adapter à des conditions de privation, ce qui rend nécessaire le recours à des critères objectifs pour éviter de commettre de grandes injustices (Sen, 2008).
Les travaux empiriques comparant pauvreté objective et pauvreté ressentie constatent généralement une divergence entre les deux mesures. Les premières études sur la question ont été menées par les chercheurs de l'école de Leyde, qui ont comparé le niveau de vie des ménages avec leurs perceptions subjectives du revenu minimal nécessaire pour « joindre les deux bouts ». Plus précisément, à partir de données d'enquêtes, ces chercheurs ont analysé les niveaux de revenus que les ménages déclarent comme étant « très bas », « suffisants » ou « élevés ». Cela permet d'estimer une fonction d'évaluation du revenu (souvent de forme log-linéaire) et de définir un seuil collectif de pauvreté subjective, correspondant à un niveau minimum de bien-être. Cette méthode n'a toutefois pas été traduite en des indicateurs concrets et opérationnels.
Plus récemment, des travaux de sociologie quantitative ont mobilisé les données du Baromètre d'opinion de la DREES pour étudier les caractéristiques des ménages se déclarant pauvres. Duvoux et Papuchon (2018) montrent que l'écart entre le sentiment de pauvreté et la pauvreté monétaire définie au seuil de 60 % du niveau de vie médian s'explique en partie par le rapport à l'avenir : les personnes se percevant comme pauvres expriment un pessimisme marqué, révélateur d'une « insécurité sociale durable ». La capacité à se projeter positivement dans l'avenir apparaît ainsi comme un privilège des classes favorisées, et peut être interprétée comme un indicateur pertinent de la hiérarchie sociale (Duvoux, 2023).
Enfin, l'Insee mobilise ponctuellement un indicateur de ressenti des ménages concernant leur situation financière, issu d'Eurostat. Cet indicateur repose sur l'appréciation que le ménage porte sur sa situation financière en fin de mois, une fois ses dépenses courantes réglées. Il se décline en six modalités de réponse, allant de « Très difficilement » à « Très facilement ». Selon l'approche européenne, les personnes déclarant « Très difficilement » et « Difficilement » à cette question sont considérées comme pauvres subjectivement. En 2023, cela concerne environ 22 % de la population française.
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Figure 3 : Part de la population concernée par la pauvreté monétaire, la privation et les difficultés financières en 2023.
Note : Les revenus pris en compte sont ceux de 2022.
Lecture : En 2023, 4,5 % des personnes sont concernées à la fois par la pauvreté monétaire, la privation matérielle et sociale et les difficultés financières en fin de mois.
Champ : France hors Mayotte, population vivant dans un logement ordinaire.
Source : Insee, enquête Statistiques sur les ressources et les conditions de vie (SRCV) 2023. A retrouver dans : Martin H., « Pauvreté monétaire, privation et difficultés financières : des situations qui ne se recouvrent que partiellement », Insee Analyses n° 107, 2025.
Encadré 2 : Quelle unité statistique, individu ou ménage ?
Les indicateurs subjectifs de pauvreté soulèvent la question du choix de l'unité statistique à privilégier pour sa mesure. Traditionnellement, la pauvreté est évaluée au niveau du ménage, en supposant une mise en commun intégrale des ressources entre ses membres. Or, cette hypothèse masque les inégalités internes au ménage, notamment en minimisant la pauvreté vécue par les femmes et les enfants dans les couples. De nombreuses études appellent ainsi à « ouvrir la boîte noire » du ménage, c'est-à-dire à affiner la mesure de la pauvreté en prenant en compte la diversité des ressources et des situations individuelles. En effet, si la théorie microéconomique a souvent modélisé le ménage comment un acteur unique rationnel, dont l'équivalent statistique est la « personne de référence » dans les enquêtes de l'Insee, la prise de décisions au sein du ménage est plus complexe et résulte souvent de négociations entre individus aux comportements et aux intérêts distincts. Ponthieux (2012) a ainsi montré que moins de deux tiers des couples déclarent mettre intégralement en commun leurs ressources. La plupart des enquêtes ne disposent toutefois pas de données suffisamment précises sur la répartition des ressources entre membres d'un même ménage. Pour pallier cette limite, Alkire et Ul Haq (2025) proposent une méthodologie combinant les informations au niveau individuel et au niveau du ménage. Ils recommandent de compléter toute analyse multidimensionnelle de la pauvreté fondée sur le ménage par des données individuelles, permettant de mieux rendre compte des inégalités internes à celui-ci.
Réinterroger les indicateurs de pauvreté à l'aune du ressenti et de l'expérience vécue
Lier ressenti et mesures objectives
Le fil directeur de mes travaux de recherche consiste à intégrer la perspective des personnes directement concernées à la conception des indicateurs de pauvreté, de manière plus ou moins directe. Le point de départ de ma thèse repose sur un constat : la majorité des mesures de pauvreté sont des conventions conventionnelles, élaborées de manière ad hoc par des experts au sein des instituts de statistiques ou des organisations internationales. Ces indicateurs sont très utiles pour réaliser des comparaisons dans le temps et entre les pays, mais leur capacité à refléter la réalité vécue de la pauvreté ou à servir d'objectif pour les politiques publiques reste limitée. L'introduction d'une dimension subjective permet alors de réancrer ces mesures dans l'expérience concrète des individus et de légitimer les paramètres choisis.
Dans le premier chapitre de thèse, j'examine la pertinence du seuil de pauvreté monétaire défini à 60 % du niveau de vie médian et je montre que le franchissement de ce seuil n'est pas systématiquement associé à une variation du bien-être des ménages concernés. Je m'intéresse alors à des seuils alternatifs qui seraient davantage corrélés avec le bien-être, approximé par la satisfaction dans la vie. En mobilisant les données de l'enquête « Statistiques sur les Ressources et les Conditions de Vie » (SRCV) de l'Insee, j'analyse l'évolution conjointe du revenu et de la satisfaction dans la vie d'un même ménage d'une année sur l'autre (Richard, 2022). Mes résultats montrent qu'une chute sous 80 % du niveau de vie médian est associée à une baisse significative du bien-être, indépendamment de la magnitude de la perte de revenus, des changements dans la composition du ménage ou des événements de vie concomitants. J'interprète cette baisse comme le reflet d'une double frustration : relative, liée au sentiment d'un déclassement social, et absolue, dans la mesure où ce seuil correspond au budget de référence minimal jugé nécessaire pour mener une vie décente par les travaux de l'ONPES (Alberola et al., 2014). J'étends cette analyse à d'autres pays de l’OCDE présentant des taux de pauvreté similaires. Les seuils de rupture entre revenu et bien-être se situent autour de 80 % du niveau de vie médian en Australie, et autour de 70 % en Allemagne et au Royaume-Uni (Richard, 2025). J'identifie ces seuils de discontinuité empiriques comme les marqueurs d'une vulnérabilité économique, reflétant des difficultés objectives qui méritent d'être prises en compte dans l'évaluation des politiques publiques. Suite à ces résultats, je préconise d'utiliser plusieurs seuils de pauvreté pour distinguer la vulnérabilité et la grande pauvreté [5].
Quantifier les dimensions non monétaires de la pauvreté
De nombreux travaux ont montré que le recoupement entre les différents indices de pauvreté est seulement partiel, ce qui souligne que la pauvreté ne peut être réduite à sa seule dimension monétaire [6]. S'il existe aujourd'hui un relatif consensus sur la nécessité de prendre en compte les aspects non monétaires de la pauvreté, le débat porte désormais sur le choix des indicateurs à retenir. Les indices agrégés de pauvreté multidimensionnels permettent d'étudier la distribution conjointe des désavantages auxquels sont confrontés les individus ou les ménages en situation de privation multiple. En ce sens, ils viennent compléter les mesures unidimensionnelles en offrant une représentation cohérente de la pauvreté multidimensionnelle, tant dans l'espace que dans le temps. Toutefois, ces indices font l'objet de critiques en raison de leur complexité et du caractère jugé arbitraire de certains de leurs paramètres – choix des dimensions, poids attribués aux différentes dimensions – qui relèvent de « jugements de valeurs », dans la mesure où ils reflètent une hiérarchisation implicite des capabilités (Alkire, 2008).
Comment refléter le caractère multidimensionnel de la pauvreté dans des indicateurs qui aient du sens pour les personnes concernées ? Une approche novatrice consiste à s'appuyer sur l'expérience directe des personnes en situation de pauvreté pour identifier les dimensions jugées essentielles. C'est l'objectif qu'a poursuivi une recherche internationale menée pendant trois ans par ATD Quart-Monde et l'Université d'Oxford dans six pays, à partir de la méthode du Croisement des Savoirs. Cette méthode repose sur la participation active des personnes en situation de pauvreté, qui ont contribué directement aux travaux (Bray et al., 2019). Les résultats ont permis de mettre en lumière des « dimensions cachées de la pauvreté », qui ne relèvent pas uniquement des privations matérielles mais incluent aussi des dynamiques relationnelles, telles que la maltraitance sociale ou institutionnelle, ou encore les contributions sociales invisibilisées. Au cœur de l'expérience de la pauvreté, les personnes ont également identifié des dimensions liées à la perte d'autonomie, aux peurs, aux souffrances, mais aussi au combat quotidien et à la résistance face à l'exclusion. A la suite de la publication de ce rapport, l'Insee, l'École d'économie de Paris et les associations ATD Quart-Monde et le Secours Catholique-Caritas France ont mis en place une collaboration visant à s'appuyer sur la version française du rapport international, intitulé « Tout est lié, rien n'est figé », afin de prolonger ces résultats en les rendant plus opérationnels pour la recherche et l'action publique. Un premier ensemble de travaux participatifs sur le thème « Mieux comprendre et mesurer la grande pauvreté » a eu lieu en 2022 et abouti à un document de travail publié en octobre 2023.
Dans le prolongement de ces travaux, le volet quantitatif du projet a consisté à identifier les dimensions non monétaires quantifiables à partir des données SRCV de l'Insee afin de construire de possibles indicateurs de pauvreté multidimensionnelle. Outre les dimensions classiques liées à l'insuffisance des revenus et à la pauvreté matérielle, les indicateurs agrégés proposés intègrent la privation d'emploi (ou faible intensité de travail, telle que mesurée par Eurostat), la santé, l'éducation et l'environnement du logement (déjà mesurées par la littérature, par exemple chez Alkire et Apablaza, 2016), ainsi que la sociabilité, une dimension issue de la recherche participative. Les autres dimensions identifiées par la recherche participative – maltraitance institutionnelle et sociale, contraintes de temps et d'espace, peurs et souffrances, contributions non reconnues – ne sont pas encore couvertes par les enquêtes statistiques existantes. Le volet qualitatif du projet a consisté à réunir des groupes de travail formés par des personnes en situation de pauvreté accompagnées par des associations, afin de concevoir de nouvelles questions susceptibles d'être intégrées à l'enquête SRCV de l'Insee, afin d'éclairer les mesures traditionnelles fondées sur le revenu et les privations.
Afin d'agréger les différentes dimensions, j'ai mobilisé deux méthodologies. La première est la méthode comptable d'Alkire et Foster (2011), qui consiste à décompter le nombre de privations dans chaque dimension et à calculer un score de privation en attribuant un poids égal à chaque dimension. La seconde est la méthode de bien-être social proposée par Decancq, Fleurbaey et Maniquet (2019), qui cherche à inférer les préférences des individus pour chaque dimension à partir d'estimations issues de régressions de satisfaction. L'indice multidimensionnel est ensuite calibré selon ces pondérations, ce qui permet de mieux respecter les préférences exprimées par les individus, regroupés en sous-groupes définis par leurs caractéristiques sociodémographiques. Toutefois, cette méthode repose sur des hypothèses fortes, parfois difficiles à vérifier empiriquement. Les premiers résultats de ces travaux encore exploratoires montrent cependant une forte convergence entre les populations identifiées comme pauvres par chacune des deux méthodes d'agrégation, ce qui suggère qu'il est possible d'utiliser l'une ou l'autre méthode pour construire des indicateurs de pauvreté multidimensionnelle robustes [7].
Conclusion
Si l'approche monétaire conserve toute sa pertinence pour suivre l'évolution des inégalités de revenus ou établir des comparaisons internationales, elle montre ses limites dès lors qu'il s'agit d'orienter les politiques publiques vers la réduction effective des privations. Ce travail défend ainsi l'idée que les indicateurs doivent être adaptés aux objectifs poursuivis. Lorsqu'il s'agit de mieux comprendre les privations concrètes vécues par les individus, et notamment le cumul de désavantages dans des domaines essentiels à la participation sociale, comme la santé, l'emploi, le logement ou l'éducation, il devient nécessaire de mobiliser des outils plus larges. Ceux-ci doivent inclure non seulement des dimensions non monétaires, mais aussi le ressenti subjectif des personnes, qui est particulièrement informatif de leurs trajectoires passées et de leurs perspectives d'avenir.
Enfin, impliquer les personnes concernées dans la définition même de la pauvreté et des indicateurs qui la mesurent est en enjeu fondamentalement démocratique : il s'agit de faire une place aux savoirs issus de l'expérience afin de contrer les représentations erronées et stigmatisantes de la pauvreté, de donner la voix à des personnes souvent écartées des cercles de décision, et ainsi de permettre à celles et ceux qui sont les premiers concernés de participer à l'élaboration des politiques publiques qui les visent.
Références bibliographiques
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Alkire S. et Apablaza M. (2016), “Multidimensional Poverty in Europe 2006–2012: Illustrating a Methodology,” OPHI Working Paper (74).
Alkire S. et Foster J. (2011), “Counting and multidimensional poverty measurement,” Journal of Public Economics (95), pp. 476-487.
Alkire S. et Ul Haq R. (2025) “Analyzing individual disadvantages alongside household poverty to illuminate gendered and intrahousehold disparities”, OPHI Working Paper (146).
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Decancq K., Fleurbaey M. et Maniquet F. (2019), “Multidimensional Poverty Measurement with Individual Preferences,” The Journal of Economic Inequality, 17, pp. 29-49.
Duvoux N. et Papuchon A. (2018), « Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale », Revue française de sociologie, 59(4), pp. 607-647.
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Rowntree B. S. (1901), Poverty: A Study of Town Life, London: Macmillan.
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Notes
[1] En 2022, le taux de pauvreté en France, calculé au seuil de 60 % du niveau de vie médian, s'élève à 14,4 % (source : Insee). Aux États-Unis, selon la mesure officielle (Official Poverty Rate), il est de 11,5 %, et de 12,4 % selon la mesure complémentaire (Supplemental Poverty Measure). D'après l'OCDE, qui utilise un seuil de 50 % du niveau de vie médian, le taux de pauvreté est de 8,3 % en France et de 18,1 % aux États-Unis.
[2] Selon l'Insee, en 2022, « la moitié des personnes en situation de pauvreté ont un niveau de vie inférieur à 981 euros par mois, inférieur de 19,3 % au seuil de pauvreté. » Cet écart correspond à l'intensité de la pauvreté.
[3] Sen (1979) distingue la tradition de l'agrégation de celle de l'identification de la pauvreté, qui s'intéresse à délimiter l'ensemble des personnes considérées comme pauvres dans une société donnée, et à laquelle s'apparentent la plupart des travaux cités dans cet article.
[4] Ainsi, les questions relatives à la possession d'une télévision en couleur, d'un téléphone portable et d'une machine à laver ont été supprimées de l'indice lors de sa dernière réactualisation (2019), car elles couvrent l'immense majorité des ménages.
[5] Cette dernière est par exemple définie par Blasco (2023) comme le croisement entre l'indice de privations matérielles et sociales et la pauvreté monétaire définie à 50 % du niveau de vie médian.
[6] En effet, lorsque les ménages souffrent de privations dans des dimensions essentielles comme la santé, l'éducation ou le logement, ces manques ne peuvent pas toujours être compensés par une aide financière : cela tient au fait que certains biens sont rationnés, comme le logement sur certains marchés, ou qu'ils relèvent de services publics dont l'accès reste inégal selon les caractéristiques des individus et leur lieu de résidence.
[7] Une première version de ce travail est consultable dans le manuscrit de ma thèse disponible en ligne. Les résultats présentés sont encore exploratoires et susceptibles d'évoluer.
Pour aller plus loin
Gilardone M. (2022), « Introduction aux débats sur la justice sociale », SES-ENS.
Lutter contre la pauvreté au plus près, conférence des Jéco 2022. Avec : Nicolas Duvoux (professeur de sociologie, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et président du comité scientifique du CNLE), Marie-Aleth Grard(Présidente d'ATD quart monde), Fabrice Murtin (Economiste, OCDE, Centre for Well-being, Inclusion, Sustainability and equal Opportunities), Thomas Lellouch(Directeur de Projet Statistiques de la grande pauvreté, INSEE), Axelle Brodiez-Dolino(Historienne, Directrice de recherche, CNRS), Antoine Dulin(Vice président du conseil d'orientation des politiques de jeunesse).
Navarro M. (2022), « Comment mesurer les inégalités économiques ? », SES-ENS.
Pauvreté et exclusion (2013), Idées économiques et sociales n° 113 (notamment les contributions de Nicolas Duvoux, Robert Castel et Frédérique Houseaux).




