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Économie souterraine

Publié le 29/04/2008
Auteur(s) - Autrice(s) : Philippe Barthélémy
A titre d'exemple et avec l'aimable autorisation de l'éditeur, nous vous proposons de lire l'article sur « L'économie souterraine » rédigé par Philippe Barthélémy, publié dans le "Dictionnaire de l'Economie Encyclopaedia Universalis". Cet ouvrage de 1530 pages contient 160 articles qui sont des synthèses rédigées par des spécialistes sur les principaux sujets économiques qui ont leur place dans une encyclopédie.
L'expression générique économie souterraine regroupe un large éventail d'activités allant des activités légales réalisées illégalement aux activités illégales. Étant donné cette diversité, un recensement des activités souterraines constitue un préalable indispensable à toute tentative de mesure de leur importance par rapport à la richesse produite annuellement au sein d'un pays. Les principales estimations de l'économie souterraine convergent pour se situer à des pourcentages qui atteignent fréquemment 10 p._100 des P.I.B. officiels dans les pays occidentaux, avoisinent les 50 p._100 dans les pays en transition et dépassent cette proportion dans beaucoup de pays en développement. L'ampleur de la mesure incite à mieux comprendre le rôle joué par l'économie souterraine vis-à-vis de l'économie officielle.

Les causes et les effets de l'économie souterraine varient avec le degré de développement des économies. Dans les pays industrialisés où la fiscalité est parfois perçue comme excessive, grande est la tentation de s'affranchir de sa participation au financement des biens collectifs. C'est dans cette perspective qu'on peut expliquer, à défaut de les justifier, la fraude fiscale, le travail au noir ou la commercialisation de produits issus de la contrebande. Dans les pays où les contraintes administratives sont perçues comme des freins à l'action, l'exercice parallèle d'activités souterraines peut être un moyen d'évoluer dans un espace de libertés, loin des exigences d'une administration impersonnelle. Dans un monde où l'impersonnalité domine les relations sociales, le besoin d'échanges personnalisés et de convivialité pousse parfois à des activités économiques que l'orthodoxie réprouve, mais que la raison n'a aucune peine à comprendre, à justifier, et à favoriser. Dans certains pays en développement où, à l'inverse, les services publics sont défaillants, la fourniture de biens et services nécessaires est fréquemment assurée par des réseaux informels de production, de distribution et d'échanges qui échappent à tout contrôle statistique mais qui rendent des services indispensables à une population au voisinage du seuil de pauvreté

Les contours de l'économie souterraine

Compte tenu de la nature éminemment éclectique des activités qui composent l'économie souterraine, il y a eu pendant longtemps autant de définitions de celle-ci que d'auteurs. Afin que toutes les études consacrées à ce sujet reposent sur les mêmes bases, une équipe de statisticiens coordonnée par les directeurs des services statistiques de l'O.C.D.E., du F.M.I., de l'O.I.T. et du Comité inter-États pour la statistique de la C.E.I. a publié en 2003 le Manuel sur la mesure de l'économie non observée, dont l'objet est d'établir une terminologie commune et de donner une assise solide aux mesures de la production économique. En d'autres termes, il codifie le vocabulaire en matière d'économie souterraine en définissant quatre concepts adoptés depuis lors par la quasi-totalité des chercheurs: la production souterraine; la production illégale; la production du secteur informel; la production des ménages pour leur usage final propre.

La production souterraine

Elle regroupe toutes les activités légales délibérément soustraites au regard des pouvoirs publics pour éviter le paiement d'impôts, de cotisations sociales, pour ne pas avoir à respecter certaines normes comme le salaire minimum, la durée légale du travail, les conditions d'hygiène et de sécurité. Ce sont donc toutes les activités légales réalisées illégalement. Cette production souterraine peut être exercée à petite échelle lorsqu'une personne en emploie une autre de manière occasionnelle pour repeindre un appartement ou, à grande échelle, dans le cadre d'ateliers de production clandestins qui occupent des centaines de travailleurs sans papiers, au besoin recrutés par des filières d'entrée illégale sur le territoire. Cette production est ensuite commercialisée via des réseaux parallèles constitués de sociétés écrans, puis vendue dans des échoppes ayant souvent une vitrine légale.

La production souterraine peut aussi concerner une filière d'activité tout entière, comme dans le cas de l'abattage clandestin d'animaux suivi du tannage des peaux; on retrouve plus tard les objets en cuir sur les marchés à des prix compétitifs mais sans certificat d'authenticité ou avec un certificat frauduleux.

Il est même des cas où la production n'existerait pas si elle n'était pas réalisée en tout ou en partie au noir. On cite fréquemment le cas de certaines productions agricoles dont les prix de vente sur les marchés de gros sont inférieurs aux coûts de production. À titre d'exemple, à la lecture des mercuriales du Vaucluse, département français gros producteur de fruits et légumes, le coût de la seule cueillette d'un kilogramme de cerises en respectant les charges sociales du personnel est fréquemment supérieur au prix de vente de ce même kilogramme. Indirectement, ce type d'évaluation fournit une preuve arithmétique de la production souterraine dans certaines productions agricoles.

La production souterraine ainsi définie a bien entendu des répercussions sur les recettes fiscales et sociales qui sont amputées. La recherche des montants soustraits est cependant difficile pour les services fiscaux qui doivent distinguer des cas de déclarations sous-estimées par des entreprises ayant une activité partiellement régulière (celles-ci subissent un redressement en cas de contrôle) et des cas où c'est l'entreprise elle-même qui n'est pas enregistrée, et où il convient donc d'en déceler l'existence avant de l'imposer d'office.

La production illégale

Elle regroupe la production de biens ou de services dont la vente, la distribution ou la possession sont interdites par la loi, et des activités productives légales mais exercées par des producteurs qui n'en ont pas le droit. Une liste regroupant l'ensemble de ces activités est impossible à établir car une production peut être légale dans un pays et illégale dans un autre (la prostitution par exemple). L'imagination des agents qui se livrent à ces activités est fonction des opportunités offertes, lesquelles évoluent dans le temps et dans l'espace selon les législations. Appartiennent à cette rubrique, par exemple, la production et la distribution de stupéfiants. Citons également la corruption ou l'exercice illégal de professions réglementées (médecine, jeux d'argent...).

Dans certains pays d'Asie ou d'Amérique latine, la production agricole serait fondamentalement sous-évaluée si on excluait la valeur marchande des cultures qui servent de matières premières à la fabrication de stupéfiants. En fonction des lieux d'implantation des laboratoires de transformation, c'est la production manufacturière de tel ou tel pays consommateur qu'il convient de rehausser et par suite les flux commerciaux nationaux et internationaux. Il en est de même pour les effets induits de la contrebande (tabac, armes, alcools...), du braconnage (chasse, pêche, exploitation du bois...), de la contrefaçon (produits vendus sous une fausse marque, reproduction non autorisée d'œuvres originales, de logiciels, etc.).

La production du secteur informel

Elle concerne davantage les pays en développement que les pays occidentaux. Il s'agit de la production marchande réalisée par des entreprises non constituées en sociétés, utilisant un capital physique généralement assez sommaire et un travail qui repose sur des liens de parenté ou des relations personnelles ou sociales plutôt que sur des relations contractuelles. C'est sous le terme générique de secteur informel que l'on désigne ces activités réalisées à petite échelle mais dont on s'accorde à reconnaître que leur contribution au P.I.B. s'exprime en dizaines de points de pourcentage. Si les firmes qui appartiennent à ce secteur sont de petite taille et faiblement capitalistiques, cela n'induit pas forcément que la productivité des facteurs y soit négligeable.

Tandis que certains établissements assurent avant tout la survie d'une population exclue du développement économique, d'autres unités de production dégagent des performances honorables et concurrencent les produits élaborés par le secteur moderne. Certaines poches d'activité se comportent même comme de véritables districts marshalliens (du nom d'Alfred Marshall), c'est-à-dire comme des espaces où s'exercent des activités d'une grande technicité, avec une diffusion quasi instantanée de toutes les informations utiles pour améliorer l'efficacité collective. La spécialisation y est poussée au point de produire des biens avec un degré élevé de performance et l'absence de formalisme administratif autorise une flexibilité extrême et une adaptation en temps réel de la production aux fluctuations de la demande.

D'autres pans du secteur informel relèvent plus d'une économie dont les produits sont de très faible valeur. La précarité dans laquelle se retrouvent les personnes contraintes d'y exercer leur activité s'explique notamment par l'incapacité du secteur moderne à absorber une main-d'œuvre pléthorique employée à produire des biens de première nécessité avec comme matières premières des produits de récupération. L'hétérogénéité du secteur informel n'est cependant pas incompatible avec un essai de typologie. Le secteur informel a ainsi une variante africaine, ancrée sur les activités de survie réalisées à petite échelle; une variante asiatique, plutôt axée vers la sous-traitance au profit des firmes qui travaillent pour l'exportation et une variante latino-américaine dont les niveaux de production et de revenu ne semblent pas très éloignés de ceux du secteur formel.

La production des ménages pour leur usage final propre

Elle regroupe la production agricole à des fins domestiques, la construction par les ménages de leur propre habitation, les loyers imputés des propriétaires occupants et les services produits par le personnel domestique rémunéré. Les biens produits par les ménages pour leur propre usage recouvrent toute l'agriculture de subsistance qui est une part non négligeable de la consommation dans les pays pauvres. Cette production doit être distinguée de celle du secteur informel qui a été définie plus haut car elle n'est pas réalisée par une micro-entreprise. Dans les pays en transition (Pologne, Slovaquie, Hongrie...), les jardins familiaux jouent, par exemple, un rôle important dans la consommation des ménages.

Tandis que les comptables nationaux intègrent cette production pour compte propre dans leur évaluation du P.I.B., certains auteurs n'hésitent pas à intégrer dans l'économie souterraine toute l'économie domestique, c'est-à-dire les activités réalisées à l'intérieur des domiciles (préparer un repas, faire son ménage, s'occuper de ses enfants...). Mais ce n'est pas la position dominante.

La mesure de l'économie souterraine

Si les comptables nationaux s'intéressent tant à l'économie souterraine, c'est en grande partie parce qu'ils ont pour mission de calculer le P.I.B. Or ce calcul, qui repose sur des conventions internationales en matière de collecte et de traitement statistiques, doit être le plus exhaustif possible. On sait par exemple que pour les pays membres de l'Union européenne les contributions des États sont établies par rapport au P.I.B.; on sait aussi que la richesse d'un pays se mesure à l'aune de son P.I.B. par tête, d'où l'importance d'avoir des modes de calcul harmonisés.

Il convient de noter qu'une partie substantielle de l'économie souterraine (qu'il s'agisse de production souterraine, illégale, de celle du secteur informel, ou de celle des ménages pour leur usage final propre) est intégrée dans le calcul du P.I.B. officiel. Cela explique pourquoi les estimations de l'économie non enregistrée qui émanent des comptables nationaux sont systématiquement inférieures à celles que réalisent d'autres chercheurs. Pour un comptable national, est non enregistré ce qui n'est pas comptabilisé dans le P.I.B., alors que pour un auteur qui cherche à mesurer l'économie souterraine, c'est le chiffre d'affaires des activités souterraines qui compte, lequel est converti en pourcentage du P.I.B. pour avoir un élément de référence (O.C.D.E., 2004).

Ajoutons que la relation entre activités souterraines et P.I.B. n'est en rien homogène. Certaines activités ont pour effet d'accroître le P.I.B., c'est le cas de tout ce qui est productif, marchand ou non marchand (travail au noir sur un chantier, tenue de comptabilités ou travaux de secrétariat sans factures, etc.). D'autres activités n'ont aucune incidence sur le P.I.B. et s'analysent comme de simples transferts entre unités institutionnelles (les vols, les escroqueries). Certaines activités peuvent même avoir pour effet de réduire le P.I.B.: par exemple, les revenus en nature dissimulés (utilisation à titre privé du téléphone ou de la photocopieuse de son entreprise...) correspondent en réalité à des consommations finales lorsqu'ils sont ainsi détournés, alors qu'ils sont normalement comptabilisés comme des consommations intermédiaires, ce qui réduit d'autant la valeur ajoutée (valeur ajoutée=production totaleconsommations intermédiaires). Il en est de même pour la contrebande qui accroît les importations et donc réduit le P.I.B. (P.I.B.=demande intérieure+demande extérieure nette, demande extérieure=exportationsimportations).

Deux séries de méthodes sont utilisées pour mesurer le chiffre d'affaires des activités souterraines. Les méthodes indirectes reposent sur les traces laissées dans l'économie par les activités cachées, tandis que les méthodes directes s'appuient sur des enquêtes.

Les méthodes indirectes

Elles sont généralement classées en fonction des variables étudiées pour repérer les activités cachées. Il existe plusieurs types d'approche (Tanzi, 1982; Feige, 1989; Schneider et Enste, 2000).

Approches monétaires. Elles reposent sur un postulat: les transactions souterraines sont réglées en liquide. Dès lors, une anomalie constatée dans l'utilisation des billets de banque, non expliquée par une cause bien identifiée, est attribuée à l'économie souterraine. Le rapport entre billets et dépôts à vue est un premier indicateur. Ce rapport qui traduit le comportement des agents économiques en matière d'habitudes de paiements suit une trajectoire adaptée au niveau de développement. Ainsi, lorsque le P.I.B. par tête s'accroît, la part des billets a généralement tendance à décroître au profit de celle des chèques ou des cartes de crédit. Si ce rapport n'adopte pas la trajectoire prévue, c'est qu'il y a une utilisation inhabituelle des billets, donc une poussée de l'économie souterraine. Un autre indicateur repose sur les transactions réalisées. Partant de l'hypothèse qu'il existe un rapport fixe entre les transactions réelles et les transactions monétaires, tout excès d'utilisation de la monnaie constitue un indice permettant de suspecter l'existence de transactions non officielles. La demande de monnaie sert également d'indicateur. Cette dernière est expliquée par une ou plusieurs variables fiscales, par la part des salaires dans le revenu, par le taux d'intérêt traduisant la rémunération d'un usage alternatif des liquidités et par le revenu réel par tête pour intégrer le niveau de l'activité économique. Une quantité de monnaie est ainsi demandée pour des motifs identifiés et le solde, multiplié par la vitesse de circulation de la monnaie, est un indicateur de l'économie souterraine.

Écarts entre dépense et revenu. Cette approche part d'une identité comptable: par définition, dans toute économie, le montant des revenus distribués correspond à ce qui est produit et à ce qui est dépensé. Dans la réalité, la dépense excède chroniquement la production qui excède chroniquement le revenu. Si l'on dépense davantage que ce que l'on gagne, c'est qu'on désépargne -_et les données émanant des intermédiaires financiers permettent de mesurer cette grandeur_- ou bien c'est qu'on dépense un revenu qui a une origine suspecte.

Participation au marché du travail. Un taux de participation inférieur à celui qui est observé dans les économies comparables peut être un indice d'activités souterraines. Cet indicateur est à manier avec précaution car, d'un pays à l'autre, les taux de participation peuvent différer en raison de phénomènes culturels. On sait, par exemple, que le travail à temps partiel est plus développé dans les pays d'Europe du Nord que dans ceux d'Europe du Sud. Il convient donc d'affecter un ratio de productivité du travail à la population active avant d'estimer l'activité cachée. Ce ratio est-il supérieur, inférieur, ou égal au ratio officiel? D'un côté, on peut admettre que l'on travaille avec davantage d'intensité lorsque l'on est son propre patron que lorsque l'on est salarié; d'un autre côté, on peut tout aussi bien admettre que la productivité du travail est décroissante et qu'au-delà des heures de travail légal, la fatigue aidant, l'efficacité est moindre. Quelle que soit l'hypothèse retenue, en multipliant la quantité de travail supplémentaire issue de l'analyse par la productivité du travail choisie, on obtient une estimation de la production réalisée au noir.

Approches composites. Ces approches mettent en jeu une batterie de variables explicatives, qu'elles soient de nature fiscale, monétaire ou relative à l'emploi. Elles établissent des correspondances entre la valeur de ces variables et le niveau ou la croissance de l'économie souterraine. La méthode des variables non observées, par exemple, considère un faisceau de causes (poids de la fiscalité, perception par les contribuables de l'équité du système fiscal, taux de chômage, degré de réglementation mesuré par un indicateur du nombre de lois, etc.) et un faisceau de traces laissées dans l'économie par les activités souterraines (taux de participation, nombre d'heures de travail effectif...). Entre les causes et les traces, il y a l'activité à mesurer pour laquelle on ne dispose évidemment pas de données. Le premier avantage de cette méthode est qu'on peut aisément modifier la valeur d'un paramètre et procéder à une analyse de sensibilité du résultat à la variation de tel ou tel indicateur. Le second avantage est qu'elle permet de cerner la multiplicité des causes de l'économie souterraine. La critique majeure porte néanmoins sur le fait qu'on calcule la taille relative de l'économie souterraine et non sa valeur absolue. Autrement dit, le résultat est ordinal, pas cardinal; il rend compte d'une hiérarchie au lieu de mesurer un niveau. Il faut une méthode auxiliaire pour servir de base à l'analyse.

Consommation d'électricité. On part ici d'une relation supposée stable entre énergie et revenu national. Une variation de la consommation d'électricité non traduite par une variation correspondante du niveau d'activité est un signe d'activités cachées. Là encore, il faut corriger les estimations issues de la méthode de tous les facteurs correctement identifiés et susceptibles d'expliquer les variations, comme les conditions climatiques, les variations dans les coefficients techniques d'utilisation de l'énergie électrique ou les écarts d'un pays à l'autre dans les taux d'utilisation de l'électricité comme source d'énergie.

Il existe des centaines d'estimations qui concernent des pays différents, des années différentes et des méthodes différentes. Globalement, pour les pays de l'O.C.D.E., les records semblent se situer dans les pays d'Europe du Sud (Grèce, Italie, Portugal) avec des taux estimés, pour le début des années 2000, aux environs de 15 p._100 du P.I.B. Les pays d'Europe du Nord (Scandinavie et îles Britanniques) ont, d'après ces estimations, une économie souterraine plus faible que la moyenne avec des taux proches de 7 ou 8 p._100 du P.I.B. Les pays, comme la France, l'Allemagne, la Belgique ou les Pays-Bas, se situent entre ces extrêmes, avec des taux de 10 à 12 p._100 du P.I.B. Les pays de l'O.C.D.E. non européens (États-Unis, Japon, Australie) ont des économies souterraines inférieures aux moyennes des pays européens. La Suisse fait figure de bon élève de l'économie cachée dans la plupart des estimations, même si des poches d'économie souterraine (mécanique de précision dans le canton du Jura, filières de travail clandestin pour alimenter l'économie domestique dans le canton de Genève) existent dans ce pays, avec des intensités proches de celles que l'on trouve dans les pays d'Europe du Sud.

Les pays d'Europe centrale et orientale présentent quant à eux (toujours au début du XXIe_siècle) des taux d'économie souterraine qui avoisinent le tiers du P.I.B. officiel, un peu moins en République tchèque ou en Slovaquie, un peu plus dans les Balkans. Les pourcentages obtenus dans les pays de l'ex-U.R.S.S. sont de l'ordre de la moitié du P.I.B., avec des proportions supérieures dans les pays du Caucase et des proportions moindres mais dépassant toujours le tiers du P.I.B. dans les pays Baltes.

Les pays en développement ont une économie souterraine différente de celle des pays occidentaux ou en transition. Il s'agit essentiellement d'une économie informelle au sens du Manuel de l'O.C.D.E. et les proportions atteignent fréquemment 50 p._100 du P.I.B., parfois davantage, jusqu'à 100 p._100 du P.I.B. dans certains pays africains (Schneider, 2005).

Les méthodes directes

De nombreux auteurs préfèrent approcher la réalité concrète de l'économie souterraine en procédant à des études de terrain. À l'image d'une mosaïque dont on ne connaîtrait que des tesselles éparpillées, que l'on chercherait à recomposer, on connaît de façon relativement précise certaines poches d'économie souterraine.

Les études réalisées offrent des centaines de monographies à propos desquelles il faut cependant se montrer extrêmement prudent, pour au moins deux raisons. En premier lieu, le choix de la zone étudiée n'est pas neutre car il dépend d'une connaissance a priori de l'observateur sur ce qu'il souhaite découvrir en s'immisçant dans un espace géographique donné. Par exemple, l'étude des ateliers clandestins de confection dans le quartier du Sentier à Paris ou dans la via Tiburtina à Rome ne permet pas d'inférer une quantification de la filière textile souterraine en France ou en Italie. Une simple extrapolation surestimerait manifestement les résultats. En second lieu, prendre des statistiques tirées des redressements fiscaux ou sociaux comme indicateurs de la fraude fiscale ou sociale conduit aussi à en surestimer l'ampleur. En effet, les services compétents ne tirent pas au hasard une personne ou une entreprise à contrôler, ils procèdent selon des méthodes propres à leur profession qui leur permettent d'opérer des vérifications à partir d'échantillons plus biaisés que représentatifs.

L'économie souterraine étant tout sauf homogène, il convient également d'évoquer les méthodes retenues pour mesurer tel ou tel de ses aspects. Sans être exhaustifs, les enquêtes sur les dépenses des ménages, sur la main-d'œuvre, sur les revenus, sur l'emploi du temps des ménages et même les sondages d'opinion peuvent contenir des questions destinées à déceler ou à quantifier les activités souterraines.

S'agissant de la production, de la distribution ou de la consommation de stupéfiants, il n'y a pas de données provenant d'observations directes. Les estimations se basent sur les données fournies par la police à partir des saisies effectuées et sur une estimation du nombre de personnes dépendantes, émanant des services de santé publique. On parvient ainsi à estimer une consommation nationale en volume, qu'il faut ensuite transformer en valeur à partir d'une estimation du prix, lequel fluctue au rythme de l'offre, de la demande et surtout en fonction des taux de saisies. Le calcul du chiffre d'affaires de la drogue doit ensuite être comparé avec le calcul du prix d'achat des matières premières pour en déduire une valeur ajoutée. Cette valeur ajoutée varie d'un pays à l'autre, avec une grande diversité de cas: il existe des pays producteurs qui exportent de la drogue; des pays importateurs qui doivent puiser dans d'autres ressources pour se procurer des stupéfiants; des pays à la fois exportateurs et importateurs du même produit qui pratiquent du négoce international; et même des cas, dans un pays donné, de commerce intrabranche de stupéfiants (importations et exportations de produits de qualités différentes). Les calculs sont compliqués par le fait que les revenus générés par les opérations illégales en général, et par le trafic de stupéfiants en particulier, font souvent l'objet d'un blanchiment pour ensuite être réinjectés dans le circuit légal à des fins de consommation ou d'épargne. Notons en outre que la somme des parties n'est pas égale au tout. Si l'on additionne la fraude fiscale, le travail au noir, la corruption, les vols et le trafic de stupéfiants, on n'obtient pas l'économie souterraine, car en procédant à cette addition on comptabilise plusieurs fois la même grandeur. Cette observation justifie, si besoin est, l'intérêt d'avoir désormais des définitions homogènes pour toutes les composantes de l'économie cachée.

Les manifestations de l'économie souterraine

Les causes de l'économie souterraine sont fonction des modes d'organisation des sociétés. Dans les pays occidentaux, le niveau des prélèvements obligatoires est la variable la plus souvent évoquée. Dans les pays de l'ancien bloc de l'Est, la variable réglementation a le pouvoir explicatif principal. Dans les pays en développement, l'accès à l'informel obéit à une contrainte de survie ou à un désir de performance selon les pays et les époques.

Dans les pays occidentaux

Dans les pays occidentaux, l'économie souterraine se présente en premier lieu comme un moyen d'échapper à l'impôt, aux cotisations sociales ou aux divers règlements. C'est une illustration particulière de l'adage selon lequel trop d'impôt, tue l'impôt. Dans cette logique, plus l'écart entre le coût du travail dans les économies officielles et non officielles est grand, plus l'incitation à travailler en marge des règles est importante. La réglementation est également avancée comme frein à l'initiative. Le respect des règles sur le marché du travail entraîne souvent une élévation des coûts, peu adaptée à un marché où la concurrence est vive. En affectant à un échantillon de 76_pays un indice de réglementation allant de 1 à 5, il a ainsi été montré que l'augmentation d'un point de l'indice provoque une poussée de 10 p._100 des activités cachées (Johnson, Kaufmann et Zoido-Lobaton, 1998). C'est un aspect du débat sur la déréglementation perçue par les uns comme un espace de liberté et par les autres comme un signe de dégradation de la protection sociale.

Dans plusieurs régions européennes, comme la Lorraine ou la Bretagne en France, la tradition veut que les actifs aient parallèlement à leur emploi une autre activité dont ils retirent un revenu secondaire. Ces activités complémentaires relèvent de l'entraide, de la convivialité et génèrent souvent des échanges sous forme de troc.

La sous-traitance est une autre facette de l'informalité, qui mérite un traitement spécifique. Certaines firmes, soucieuses de ne pas subir les effets de conjoncture, préfèrent nouer des relations de sous-traitance plutôt que d'embaucher. Ainsi, en cas de récession, elles n'ont pas à licencier, et peuvent se contenter d'interrompre leurs contrats de fournitures. La firme sous-traitante peut à son tour se protéger des fluctuations en ayant elle-même recours à des sous-traitants et ainsi de suite. Les salaires de l'entreprise du centre sont ainsi rendus stables, au détriment de ceux de la périphérie, derniers maillons de la chaîne, qui subissent tous les aléas. Cette main-d'œuvre exploitée en raison de sa vulnérabilité est parfois localisée à l'étranger, reproduisant ainsi le modèle centre-périphérie entre pays développés et pays en développement.

Quel que soit le pays étudié, certains secteurs sont moins propices que d'autres aux activités souterraines. Les industries situées en amont du processus productif se prêtent mal à l'informalité car les coûts d'entrée y sont considérables et parce que leurs clients sont des entreprises de transformation qui achètent des matières premières ou des produits intermédiaires sur lesquels la T.V.A. est récupérée. La propension à frauder y est faible.

À l'inverse, les secteurs comme les activités domestiques ou les services fournis aux ménages ou aux entreprises individuelles constituent toujours des viviers de l'économie souterraine (conseil, baby-sitting, emplois de maison, réparation des équipements ménagers et des automobiles, travaux de secrétariat...). Ces activités forment un noyau dur de l'économie souterraine car les prestations entre donneurs d'ouvrage et professionnels arrangent les deux parties. Les ménages, ne récupérant pas la T.V.A., ont tout intérêt à payer des prestations de qualité à un prix inférieur au prix du marché, tandis que les prestataires de services reçoivent une rémunération nette supérieure à celle qu'ils recevraient s'ils déclaraient leurs heures de travail.

Le prix du marché souterrain fluctue entre les régions (dimension spatiale) et d'une période à l'autre (dimension temporelle) en fonction de l'offre et de la demande. Une cote informelle des prix circule entre les agents via des réseaux de connaissance de nature professionnelle, associative ou sociale. Notons que, contrairement aux idées reçues, les personnes exclues de ces réseaux (chômeurs de longue durée ou personnes isolées) ne participent guère aux activités souterraines, ni du côté de l'offre, ni du côté de la demande.

Dans certaines professions, il arrive que l'offre officielle soit proche de zéro. Tel est le cas des aides ménagères ou des personnes qui travaillent chez les personnes âgées dépendantes car les tarifs pratiqués excèdent les barèmes fixés par les administrations pour les prises en charge. Ce phénomène risque de s'amplifier avec le vieillissement de la population. Les quelques cas d'offre qui demeurent émanent de personnes qui ont un intérêt personnel à travailler à un prix administré, s'assurant ainsi une couverture sociale. Dans ce cas, le tarif officiel est souvent majoré ou le nombre d'heures de travail déclarées inférieur au nombre d'heures effectives.

D'autres secteurs ont une activité principale favorable aux activités parallèles comme l'agriculture et le tourisme qui ont en commun une forte saisonnalité, ou les professions du bâtiment exercées par des micro-entreprises (entretien ou construction de maisons individuelles).

En bref, les secteurs où l'économie souterraine est importante sont ceux où les firmes sont situées en aval du processus productif, où les clients sont des ménages ou des entreprises individuelles ou artisanales, et où la concurrence entre les entreprises est forte. Ceux où l'économie souterraine est faible ont en commun de se situer en amont du système productif et de posséder pour clients des entreprises (Barthélemy, 1997).

Dans les anciens pays de l'Est

L'économie souterraine s'est développée, dans ces pays, en opposition à une économie officielle intégralement planifiée, où tout le monde était salarié et où les exigences du plan privilégiaient les biens d'équipement et des biens de consommation très standardisés. L'économie parallèle était une activité à temps partiel, parasitant l'économie officielle (prélèvement de matières premières dans les entreprises d'État, détournement du temps de travail officiel à des fins privées) et les biens produits étaient autoconsommés ou échangés sur des marchés parallèles. Ces économies étant entrées en transition au début des années 1990, leur économie souterraine s'est adaptée aux nouvelles règles économiques, témoignant par là même de la flexibilité de ce type d'activités.

Des causes spécifiques viennent renforcer celles que l'on connaît dans les pays occidentaux: le manque de confiance envers les institutions, l'inefficience de l'administration et sa corruption, des contraintes administratives fortes pour les entrepreneurs, des impôts élevés en liaison avec une offre de biens publics inadéquate. En outre, une faible probabilité d'être appréhendé ou sanctionné comme travailleur au noir ou fraudeur aboutit à un calcul coûts/avantages tel que le travail illicite est plus attractif que le travail officiel et régulier. Dans nombre d'économies en transition, les hommes politiques et les fonctionnaires essaient de contrôler les entreprises à travers des mesures administratives et des règlements. Cela accroît l'incitation à verser des pots-de-vin pour exercer une activité officielle, ce qui rend plus attractif l'exercice d'une activité non officielle. Au fur et à mesure que les impôts et les barrières administratives s'élèvent, les rentes constituées par les activités illicites s'accroissent et avec celles-ci la rentabilité de ces dernières. Lorsque la prégnance administrative s'amplifie, il devient même nécessaire de verser des pots-de-vin pour entrer dans l'illégalité; l'économie souterraine peut alors devenir majoritaire dans certains pays, notamment dans ceux de l'ex-U.R.S.S.

Dans les pays en développement

L'économie non officielle constitue, dans les pays en développement, le mode de production dominant et on s'accorde pour y distinguer deux types d'économie informelle: la forme traditionnelle, essentiellement rurale, et la forme moderne, essentiellement urbaine.

La production informelle du premier type est surtout une autoproduction agricole, presque une activité domestique. C'est une économie de subsistance, dont les échanges se réduisent aux membres d'une même communauté, et où le troc domine largement les échanges monétarisés. La production informelle du second type est principalement une conséquence du processus de migration vers les villes et de la bidonvillisation des métropoles du Tiers Monde. Les petites entreprises non déclarées, les petits métiers exercés à partir de matières premières de récupération, les activités commerciales de vente à l'unité de produits alimentaires procurent des revenus de subsistance à une population démunie et sans espoir d'intégrer le secteur moderne.

Ces activités productives ne sont pas à confondre avec celles de l'artisanat traditionnel, très organisées, souvent autour d'un monopole ethnique, requérant une connaissance approfondie du métier généralement acquise par un apprentissage auprès de maîtres artisans. Les produits de cet artisanat sont de qualité, le personnel qualifié, les revenus fonction de l'ancienneté. Dans ce domaine, c'est par tradition plus que par volonté de dissimulation que les firmes ne sont pas déclarées ou ne le sont que de façon partielle. Elles ne sont pas à confondre non plus avec un secteur informel qualifié de concurrentiel, dont on trouve de nombreuses illustrations en Amérique latine ou en Asie, et qui entretient avec le secteur formel des relations étroites de sous-traitance et parfois même qui produit des biens à grande échelle en utilisant une main-d'œuvre qualifiée.

On observe ainsi dans les pays d'Amérique latine une surreprésentation des travailleurs de moins de 25_ans et de ceux de plus de 45_ans dans le secteur informel. Pour les plus jeunes, l'accès à l'emploi passe par le secteur informel où ils acquièrent une qualification qui leur permet d'accéder au secteur moderne. Les entreprises de ce secteur n'ont pas à investir dans le capital humain de leurs salariés, celui-ci est acquis sur le tas dans les entreprises informelles. Arrivés à l'âge mûr, de gré ou de force, ces salariés rejoignent le secteur informel de leurs débuts en tant que patrons d'une petite entreprise ou comme travailleurs indépendants. Ces mouvements témoignent d'une parfaite rationalité des individus qui adaptent leurs comportements aux carences des systèmes de formation, de santé et de retraite. Les micro-entreprises remplacent le système éducatif en permettant aux jeunes d'acquérir une formation professionnelle. Elles suppléent ensuite le système de sécurité sociale défaillant en procurant un revenu permettant de couvrir les dépenses de santé, et de remplacer le système de retraite qui n'est en rien généralisé à tous les travailleurs, ou qui ne permet pas d'assumer les besoins fondamentaux. Dans ce cas, secteurs formel et informel se révèlent complémentaires (Barthélemy, 1998).

L'économie illégale doit, bien entendu, être combattue car la recherche de l'équité entre citoyens ne peut conduire qu'à condamner ceux qui ne participent pas au financement des biens collectifs. Il reste néanmoins que l'on peut légitimement s'interroger sur l'opportunité d'enlever un revenu à une personne à qui on ne peut proposer un revenu légal de substitution. Tel est l'un des enjeux de l'économie informelle dans les pays en développement. En empêchant les enfants de travailler dans des ateliers textiles en Asie du Sud-Est, ne les a-t-on pas indirectement poussé à se tourner vers la prostitution? Le remède n'est-il pas parfois pire que le mal? Cette observation ne légitime pas la tolérance, elle soulève la complexité d'un phénomène dont on s'est efforcé de décrire les multiples aspects.

 


Bibliographie

P. BARTHELEMY, Économie souterraine et structures industrielles dans les pays de la Communauté européenne, in Région et développement, p. 69, no5, 1997; Le Secteur urbain informel dans les pays en développement: une revue de la littérature, in ibid., p.193, no 7, 1998.

E.L. FEIGE dir., The Underground Economies, Tax Evasion and Information Distortion, Cambridge University Press, Cambridge, 1989.

S. JOHNSON, D.KAUFMANN & P.ZOIDO-LOBATON, Regulatory discretion and the unofficial economy, in American Economic Review, vol.88, no2, p.387, 1998.

O.C.D.E., Manuel sur la mesure de l'économie non observée, O.C.D.E., Paris, 2003; Perspectives de l'emploi de l'O.C.D.E., ibid., 2004.

F. SCHNEIDER, Shadow economies around the world: what do we really know?, in European Journal of Political Economy, vol.21, no3, p.598, 2005.

F. SCHNEIDER & D.H.ENSTE, Shadow Economies: Size, Causes, and Consequences, in Journal Economic Literature, vol.38, p.77, 2000.

V. TANZI dir., The Underground Economy in the United States and Abroad, Lexington Books-D.C. Heath and Company, Lexington (Mass.), 1982.

 

par Philippe BARTHÉLEMY.