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Vers une théorie économique positive de l'indécision

Publié le 01/10/2004
Auteur(s) - Autrice(s) : Eric Danan
Présentation de la thèse d'Eric Danan (Hong Kong University of Science and Technology - Department of Economics Clearwater Bay) qui a obtenu le Prix de thèse au 53ème congrès de l'AFSE.

Directeur de Thèse : Jean-Marc TALLON.

Soutenue en 2004 Université de Paris 1 - Panthéon-Sorbonne.

Mention très honorable et félicitations du jury à l'unanimité, recommandation de la thèse pour une subvention et un prix de thèse.

Prix de l'AFSE 2004.

Résumé

Ma thèse s'intitule "Vers une théorie économique positive de l'indécision". Elle porte sur la théorie des préférences incomplètes, et plus particulièrement sur ses fondements méthodologiques.

La théorie des préférences conçoit le comportement de choix d'un agent comme maximisant sa relation de préférence sur l'ensemble des alternatives de choix. Une relation de préférence est un ensemble de comparaisons par paires entre alternatives: elle indique si x est préférée à y ou non, pour toutes alternatives x et y. C'est là la modélisation classique de la prise de décision individuelle, et il est de plus usuel de supposer que cette relation de préférence est complète, i.e., qu'étant données deux alternatives quelconques, soit l'agent préfère strictement l'une à l'autre, soit il est indifférent entre les deux. La théorie des préférences incomplètes prend en compte la possibilité qu'un agent soit, dans certaines situations de choix, incapable de déterminer quelle alternative il préfère. Cette indétermination est appelée indécision.

L'indécision est une idée intuitive, déjà évoquée par von Neumann et Morgenstern (1944). Cependant, relâcher l'hypothèse de complétude remet en cause tout modèle économique dans lequel les préférences individuelles sont représentées par une fonction d'utilité, car une telle fonction établit, par définition, un ordre complet sur l'ensemble des alternatives. Généraliser le concept usuel d'utilité a donc été une tâche majeure pour la théorie des préférences incomplètes, et des avancées décisives dans ce domaine ont été accomplies par Aumann (1962) et Bewley (1986), donnant lieu à une récente multiplication de modèles manipulables de choix individuel en situation d'indécision, ainsi que d'applications économiques fructueuses.

Malgré ces avancées, la théorie des préférences incomplètes a été, et est toujours, sujette a une importante critique méthodologique, que l'on peut résumer par la question suivante : comment savoir qu'un agent est incapable de déterminer ses préférences concernant une paire d'alternatives? Les économistes veulent tester leurs théories, et l'indécision doit donc être révélée par des données observables. Cependant, simplement demander à un agent s'il est indécis ou non n'est pas une solution, quel que soit le soin porté à la formulation de la question. En effet, les économistes ne considèrent pas en général le comportement verbal comme une source de données valides et n'admettent que des données ayant trait au comportement de choix.

Une fois observé le comportement de choix d'un agent, la méthodologie usuelle considère que ce qu'il préfère est précisément ce qu'il choisit. Cette relation transparente entre comportement et préférence génère automatiquement des préférences complètes, car ce qu'un agent choisit est par définition préféré à ce qu'il ne choisit pas. Cependant, elle perd son sens quand l'indécision est prise en compte, et il semble alors n'y avoir aucun moyen de déterminer si un choix observé a été effectué en situation d'indécision ou non.

L'objectif de ma thèse est de proposer une solution à ce problème méthodologique. Il y est montré que, sous certaines hypothèses, l'indécision peut en fait être détectée au moyen de données comportementales, et il est soutenu que ces hypothèses sont raisonnables. Ceci permet de concilier la théorie des préférences incomplètes avec une méthodologie économique positive, et de concevoir l'indécision comme un phénomène empiriquement appréhensible. Une mise en oeuvre expérimentale de cette méthodologie est également présentée; les données révèlent, sous les hypothèses mentionnées ci-dessus, que l'indécision se manifeste significativement dans des situations basiques de choix dans le risque.

La première étape de l'analyse consiste à introduire un cadre formel général définissant les concepts de préférence et de comportement de choix, et établissant des liens minimaux entre eux. En posant préférence et choix comme deux concepts primitifs distincts, ce cadre généralise le cadre habituel de la théorie des préférences, dans lequel le comportement de choix est déterminé à partir des préférences. Cette séparation entre préférence et choix est nécessaire à l'analyse de l'indécision. De plus, elle souligne le fait que les préférences, quand elle sont autorisées à être incomplètes, ne peuvent pas être interprétées comme une simple représentation du comportement de choix, comme dans l'approche des préférences révélées.

Concrètement, la distinction s'effectue en dotant l'agent de deux types de préférences: ses préférences comportementales qui modélisent son comportement de choix, et ses préférences éthiques qui modélisent ses goûts, i.e., ce qu'il pense devoir choisir. Les préférences comportementales correspondent au concept usuel de préférence directement révélée par le comportement de choix de l'agent, alors que les préférences éthiques correspondent à la notion intuitive de préférence comme modélisant ses objectifs. Ainsi, les premières apparaissent naturellement appropriées pour la détermination de l'équilibre, alors que ce sont les secondes qui sont pertinentes pour l'analyse du bien-être.

L'argument principal de la thèse, permettant de détecter l'indécision au vu du comportement de choix, est que, bien que l'indécision entre deux alternatives de choix x et y ne puisse pas être observée en faisant simplement choisir l'agent entre x et y, elle peut en fait être détectée en observant d'autres situations de choix qui sont liées au choix entre x et y. Plus précisément, l'indécision est révélée grâce à une hypothèse de "réflexion-puis-action", liant l'indécision au concept de préférence pour la flexibilité introduit par Koopmans (1964). Intuitivement, l'indécision est supposée créer un désir de reporter son choix. Cette hypothèse, ainsi que les résultats qu'elle génère, s'avèrent être intimement liés à la littérature sur la préférence pour la flexibilité (Kreps 1979, Dekel, Lipman & Rustichini 2001, Arlegi & Nieto 2001), tant formellement qu'au niveau de l'interprétation.

Ainsi, l'indécision peut être empiriquement observée et mesurée. Une étude expérimentale est alors présentée, menée en collaboration avec Anthony Ziegelmeyer.(Max Planck Institute for Research into Economic Systems, Jena, Allemagne). Nous avons confronté des sujets à des situations de choix offrant la possibilité de reporter leur choix. Les alternatives étaient des loteries très simples (deux conséquences monétaires équiprobables, pas de perte). Nos données révèlent néanmoins une indécision significative dans le risque.

A côté du noyau de la thèse (le cadre formel, la révélation de l'indécision par la préférence pour la flexibilité et l'étude expérimentale), trois pistes sont explorées. La première étudie la révélation de l'indifférence par le comportement de choix ; elle formalise un argument classique consistant à ajouter de faibles paiements monétaires aux alternatives et montre que cet argument est essentiellement équivalent à une hypothèse de continuité des préférences. La deuxième généralise le concept de comportement de choix en remplaçant les préférences comportementales par une fonction de choix ; il est alors possible de révéler les préférences éthiques sous des axiomes plus faibles que les axiomes classiques de la littérature sur les fonctions de choix. La troisième analyse l'indécision du point de vue la rationalité de l'agent ; plus précisément, il s'avère que le critère classique d'invulnérabilité aux pompes à monnaie, qui justifie la transitivité des préférences quand celles-ci sont supposées complètes, ne la justifie plus quand l'indécision est admise.

En guise de conclusion, un modèle de décision manipulable dans le présent cadre est esquissé, et compare aux modèles existants de préférences incomplètes.

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