Atelier pédagogique : Regards croisés sur les entreprises et les entrepreneurs
Atelier pédagogique DGESCO « Regards croisés sur les entreprises et les entrepreneurs », proposé par le site SES-ENS (DGESCO/ENS de Lyon) et l'Inspection pédagogique régionale de l'Académie de Lyon, en partenariat avec la DGESCO-Ministère de l'Éducation nationale et l'INSEE. Date : 6 novembre 2019 dans le cadre de la programmation off des Journées de l'économie de Lyon.
Présentation de l'atelier
Poumon de nos économies par leur activité de création de richesses, les entreprises sont des entités à la fois économiques, juridiques, sociales et de pouvoir. Elles forment un monde très diversifié en termes de taille, de statut juridique, de secteur d'activité, de durée de vie, mais aussi du point de vue de leur organisation et de la nature des relations économiques et sociales qui s'y nouent. Face à cette réalité plurielle, les sciences sociales peuvent nous éclairer sur les différents visages de l'entreprise et leurs transformations contemporaines. L'entrepreneur, figure centrale du capitalisme moderne pour Max Weber et acteur essentiel de «l'évolution économique» pour Joseph Schumpeter, est aussi un objet d'étude commun à la sociologie, à la science économique et aux sciences de gestion, sans oublier l'histoire.
Nous reviendrons sur les analyses économiques de la firme, qui ont permis de mieux comprendre comment se dessinent les frontières de l'entreprise ainsi que l'émergence d'entités productives complexes comme la firme-réseau. L'intérêt de croiser les différentes disciplines sera souligné pour analyser la question de la gouvernance d'entreprise et l'évolution des formes d'autorité dans la relation d'emploi. Des pistes de réflexion sur le thème de l'entrepreneur seront également proposées. On se demandera notamment comment cette catégorie est appréhendée d'un point de vue statistique à partir des nomenclatures françaises et européennes. Les enquêtes sociologiques se montreront particulièrement utiles pour illustrer la diversité des figures de l'entrepreneur.e et aller au-delà des représentations communes du travailleur indépendant. Les intervenant.e.s mettront l'accent sur les nouvelles formes d'entreprenariat et les recompositions du travail indépendant, à la marge du salariat ou des activités domestiques, dont le phénomène d'ubérisation est particulièrement emblématique.
Cet atelier pédagogique permettra d'enrichir les connaissances des enseignants sur ces questions et d'illustrer les notions présentes dans les programmes à l'aide de travaux académiques récents.
Intervenant.e.s
Bernard Baudry, professeur de sciences économiques à l'Université Lumière Lyon 2, chercheur au laboratoire Triangle (pôle Économie : Histoire, Institutions, Société), spécialiste en économie de la fime.
Julien Gros, sociologue, chargé de recherche CNRS au Laboratoire d'économie et de sociologie du travail (LEST, Université Aix-Marseille), chercheur associé au Laboratoire de Sociologie Quantitative (CREST), spécialiste en sociologie du travail indépendant.
Julie Landour, maîtresse de conférences en sociologie à l'Université Paris Dauphine, membre du laboratoire IRISSO, spécialiste en sociologie du travail indépendant.
Modératrice : Anne Châteauneuf-Malclès, professeure de sciences économiques et sociales, site SES-ENS.
1. La firme et l'entrepreneur : quelques réflexions économiques
Intervention de Bernard Baudry.
https://video.ens-lyon.fr/eduscol-ses/2019/2019-11-06_atelier-entreprise_baudry.mp4
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Compte rendu : Spécialiste en économie de la fime, Bernard Baudry s'intéresse aux formes de gouvernance et aux relations d'emploi, notamment dans la grande entreprise capitaliste. Il a également travaillé sur les pratiques de crowdworking et les nouvelles formes d'externalisation du travail permises par l'économie numérique (voir sa conférence sur les plateformes de travail sur SES-ENS).
Dans cette présentation, il souligne la tension existant en économie entre la notion de firme et celle d'entrepreneur, qui révèle à la fois la difficulté de saisir l'objet firme – en raison notamment de sa grande diversité –, et d'intégrer l'entrepreneur dans la théorie de la firme – entrepreneur qui, quand il n'est pas ignoré, est présenté tantôt comme une figure, tantôt comme une fonction.
Bernard Baudry propose dans un premier temps une grille d'analyse permettant d'appréhender l'ensemble des firmes et d'expliquer leur diversité institutionnelle et organisationnelle (I). Toutes les firmes sont caractérisées par des éléments communs : une architecture institutionnelle, un système organisationnel, des mécanismes de coordination et d'incitation, qui prennent des formes variées (structure juridique, type de gouvernance, de management, etc.) que l'on peut facilement illustrer.
La notion d'entrepreneur est explorée dans un second temps (II), en prenant appui sur l'approche de Schumpeter et surtout celle de Galbraith qui développe une conception gestionnaire de l'entrepreneur dans son analyse de la « technostructure ». En la reliant à la firme, la fonction entrepreneuriale peut être définie comme la conception de l'architecture organisationnelle et la mise en place des mécanismes de coordination et d'incitation, auxquelles s'ajoute parfois l'apport de capital. Ainsi, l'entrepreneur capitaliste individuel cumule l'ensemble des fonctions, tandis que dans les grandes firmes capitalistes, les fonctions entrepreneuriales sont éclatées entre les actionnaires, les managers, les salariés.
Bernard Baudry s'intéresse pour finir à l'entrepreneur contemporain en insistant sur deux évolutions importantes. D'une part, dans les grandes firmes, la technostructure galbraithienne a été remplacée par une technostructure financière. La finalité de la firme étant sa valorisation financière, la fonction entrepreneuriale est orientée vers la mise en place d'incitations. D'autre part, après son déclin au XXe siècle, on assiste à un retour de l'entrepreneur individuel hors de la firme, entrepreneur innovant d'abord avec l'émergence des starts up du numérique, mais aussi désormais travailleur indépendant et microentrepreneur aux frontières du salariat avec la vague de plateformisation de l'économie et l'essor du crowdworking.
Télécharger le diaporama de Bernard Baudry.
2. La place des travailleurs indépendants dans la stratification sociale
Intervention de Julien Gros.
https://video.ens-lyon.fr/eduscol-ses/2019/2019-11-06_atelier-entreprise_gros.mp4
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Compte rendu : Julien Gros participe actuellement, avec d'autres sociologues, à un groupe de travail sur la rénovation de la nomenclature des PCS de l'Insee afin de l'adapter aux évolutions du monde social. Sa contribution à ce chantier vise à rendre compte de l'hétérogénéité des indépendants et à les intégrer de manière plus satisfaisante aux analyses de la stratification sociale.
Pour Julien Gros et Julie Landour, comme d'autres sociologues du travail, le terme « indépendant » est plus adapté que celui d'entrepreneur à une approche sociologique, car il renvoie à un statut (juridique) et à une logique institutionnelle. Il permet en outre de saisir le caractère poreux et historiquement situé des frontières entre indépendance et salariat. Le terme entrepreneur a un contenu plus politique voire idéologique qui est analysé en tant que tel par les sociologues. Julien Gros rappelle aussi que derrière le terme entrepreneur se cache un implicite masculin qui tend à fausser nos représentations de cette catégorie.
Le cœur de sa présentation concerne la place des travailleurs indépendants dans l'analyse de la stratification sociale et la difficulté à les situer dans une représentation hiérarchique de la structure sociale. Cela tient d'une part aux formes de domination propres à ce groupe, qui ne sont pas contractuelles comme dans le cas des salariés, et d'autre part à l'inadaptation des nomenclatures statistiques en France pour positionner les travailleurs indépendants dans la hiérarchie sociale. Si la nomenclature historique des PCS de l'Insee intègre assez bien les professions supérieures et intermédiaires dans la hiérarchie des professions, elle sépare quasi-systématiquement les professions les moins qualifiées et donc les plus dominées entre indépendants et salariés. Ce classement statistique des professions indépendantes est problématique car il conduit à faire des indépendants une catégorie moyenne dans les analyses statistiques, représentée par le seul groupe des « artisans, commerçants, chefs d'entreprise », alors qu'une grande hétérogénéité sociale les caractérise. On tend ainsi à considérer que la mobilité d'un enfant d'ouvrier vers une position d'indépendant est ascendante, ce qui n'est pas toujours juste, car il existe des indépendants positionnés très bas dans la hiérarchie sociale.
Une autre nomenclature des professions, complémentaire, sera proposée à partir de 2020. Elle rendra plus lisible la hiérarchie sociale du groupe des indépendants. Le choix a été fait de séparer d'emblée les salariés des indépendants pour pouvoir rendre compte de leurs spécificités (rapport au patrimoine, à l'école, à l'impôt, etc.) et en même temps de les hiérarchiser en quatre catégories ou classes, symétriques aux quatre classes de salariés. Julien Gros donne pour finir quelques illustrations de l'hétérogénéité des indépendants que permet de saisir cette classification : le monde des indépendants, comme celui des salariés, apparaît très stratifié du point de vue de l'origine sociale, du recrutement par sexe, du niveau de diplôme ou encore de l'état de santé. L'analyse peut en outre être affinée en croisant le positionnement social des indépendants (volume de capitaux) avec leur situation d'emploi (stabilité vs instabilité professionnelle).
Télécharger le diaporama de Julien Gros.
3. Les indépendant.e.s. : comprendre leurs transformations à travers quelques études de cas
Intervention de Julie Landour.
https://video.ens-lyon.fr/eduscol-ses/2019/2019-11-06_atelier-entreprise_landour.mp4
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Compte rendu : Julie Landour s'intéresse à l'entreprenariat féminin (voir l'entretien sur les "Mompreneurs" sur SES-ENS) et aux questions soulevées par l'apparition de nouveaux statuts d'emploi en marge du salariat ou du travail domestique (protection sociale, conditions de travail, rapports sociaux de genre).
Son intervention vise à dresser un panorama des grandes transformations du monde des indépendant.e.s et à montrer, à travers quelques études de cas, les recompositions qui le traversent. Avec la montée de la société salariale, le groupe des indépendant.e.s a été délaissé par les sociologues et souvent considéré comme une catégorie déclinante. Mais depuis la fin des années 1970, il connaît un nouveau dynamisme, sous l'impulsion de politiques publiques favorisant l'accès à l'indépendance, qui se traduit par des évolutions structurelles (déclin des agriculteurs, essor des professions libérales…) plutôt que par une explosion des effectifs.
Dans les discours politiques et médiatiques, l'ubérisation, symptomatique de la montée de l'auto-entrepreneuriat, est souvent présentée comme un phénomène nouveau et une évolution majeure de l'emploi contemporain. Elle consiste à externaliser le coût du travail par le déplacement de la prise en charge des risques, avec des effets sur les conditions de travail et de protection sociale. En réalité, ce jeu sur les statuts d'emploi est une stratégie utilisée depuis longtemps par les employeurs pour réduire le coût du travail, comme le montrent par exemple les études sur les travailleurs forestiers (Schepens, 2007 ; Gros, 2017). La seule norme juridique apparaît dès lors insuffisante pour saisir l'indépendance puisque qu'il existe des catégories d'indépendants sous dépendance ou les travailleurs indépendants économiquement dépendants.
Quelles recompositions observe-t-on au sein du groupe des indépendant.e.s ? Parmi les « historiques », les agriculteurs et agricultrices voient leur travail transformé par des mutations sectorielles, technologiques et commerciales, le recul des aides familiales et la montée de la salarisation dans les exploitations (Bessière, 2004). De nouvelles et nouveaux entrants apparaissent également dans cette catégorie d'emploi. D'abord, certains groupes professionnels, historiquement construits au masculin, se féminisent. C'est le cas des professions libérales et notamment des médecins (Lapeyre et Le Feuvre, 2005), qui comptent pratiquement 50 % de femmes, et dont les pratiques mais aussi l'ethos professionnel se transforment avec la féminisation de la profession et plus largement du marché du travail. Ensuite, les non « héritier.e.s » ont investi la catégorie des indépendants traditionnellement caractérisée par une forte reproduction sociale. Le cas des « Mompreneurs » (Landour, 2019) montre par exemple l'attrait du statut d'indépendant pour certaines femmes, présenté comme un moyen de mieux concilier famille et travail et dont l'accès a été facilité par l'avènement du régime de l'auto-entrepreneur. Ces nouvelles entrantes, dont les réussites économiques sont très mitigées, voire nulles, sont fragilisées par l'absence de construction de protection sociale à long terme et voient souvent leur précarité économique s'accentuer en cas de rupture conjugale.
Pour Julie Landour, le renouvellement sociologique de l'indépendance, et notamment la part croissante d'indépendants qui restent durablement microentrepreneurs, participe au final à la montée de nouvelles formes de précarité et pose des questions à long terme sur la protection sociale des travailleurs contre le risque vieillesse et maladie.
Télécharger le diaporama de Julie Landour.
Pour aller plus loin
Femmes entrepreneures : les enseignements d'une enquête sur les "Mompreneurs", entretien avec Julie Landour, SES-ENS [en ligne], septembre 2019.
L'économie collaborative, pour repenser le travail, conférence de Bernard Baudry, SES-ENS [en ligne], juillet 2017.
Articles et ouvrages :
Abdelnour Sarah, Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l'utopie à la réalité, PUF, 2017
Abdelnour Sarah, Méda Dominique (ed.), Les Nouveaux Travailleurs des Applis, PUF, coll. La Vie des Idées, 2019.
Bessière Céline, "« Vaut mieux qu'elle travaille à l'extérieur ! ». Enjeux du travail salarié des femmes d'agriculteurs dans les exploitations familiales", Cahiers du Genre, n°37, 2004/2, p. 93-114.
Baudry Bernard, Chirat Alexandre, "John Kenneth Galbraith et l'évolution des structures économiques du capitalisme : d'une théorie de l'entrepreneur à une théorie de la grande entreprise ?", Revue économique, vol. 69, 2018/1, p. 159-187.
Baudry Bernard, "Vers « l'ubérisation » des artisans", Le Monde, 27 mai 2017.
Baudry Bernard, Chassagnon Virgile, "L'arbitrage entre le salariat et le travail indépendant au prisme des théories de la firme. Une analyse économique des pratiques de crowdworking", Revue de l'OFCE, n°149, 2016/5, p. 167-189.
Baudry Bernard, Chassagnon Virgile, Les théories économiques de l'entreprise, La Découverte, coll. Repères, 2014.
Chambard Olivia, "L'éducation des étudiants à l'esprit d'entreprendre : entre promotion d'une idéologie de l'entreprise et ouverture de perspectives émancipatrices", Formation emploi, n°127, 2014/3, p. 7-26.
Genre et Travail indépendant, Travail et Emploi, n°150, 2017/2.
Gros Julien, "Une injonction à l'entrepreneuriat. La clôture par le haut d'un groupe professionnel du bas du monde du travail : les bûcherons indépendants", Revue Française de Sociologie, vol. 58, n°4, 2017, p. 577-609.
Landour Julie, Entreprendre pour mieux concilier ? Sociologie des Mompreneurs, Lille, Presses du Septentrion, 2019.
Lapeyre Nathalie, Le Feuvre Nicky, "Féminisation du corps médical et dynamiques professionnelles dans le champ de la santé", Revue française des affaires sociales, n°1, 2005, p. 59-81.
Schepens Florent, Homme des bois ? Socio-anthropologie d'un groupe professionnel, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 2007.
Zalio Pierre-Paul, "Sociologie économique des entrepreneurs", in Philippe Steiner et al., Traité de sociologie économique, PUF, coll. Quadrige, 2013, p. 601-634.
Enregistrement fait le 6 novembre 2019. Réalisation du montage : Anne Châteauneuf-Malclès, SES-ENS.