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Analyse économique de l'entreprise : au-delà de la "black box"

Publié le 20/12/2011
Auteur(s) - Autrice(s) : Anne Châteauneuf-Malclès, Pascal Le Merrer
Ce dossier vise à faire le point sur les apports de l'économie à l'analyse de l'entreprise. Nous nous intéressons d'abord aux éléments de réflexion théoriques sur l'entreprise fournis par la science économique. Comment la question de l'organisation et de la gouvernance de l'entreprise est-elle abordée par les économistes ? L'entreprise et son organisation sont ensuite explorées sous un angle plus historique et factuel. Nous nous demandons enfin comment notre connaissance sur l'entreprise peut être enrichie par la confrontation de l'analyse économique avec celle d'autres champs disciplinaires.

« Dans le monde que décrit la théorie, il n'y a pas de firmes, il n'y a pas de gouvernement. C'est un monde “suspendu en l'air” : il n'y a aucun lien avec les institutions qu'on trouve dans le monde réel. C'est ce que j'ai appelé “l'économie du tableau noir” ». Ronald H. Coase [1].

La mondialisation et la financiarisation de l'économie ont bouleversé le mode de gouvernement des grandes entreprises en accentuant le pouvoir des actionnaires et des investisseurs, et en fragilisant le statut de salarié. La crise financière récente a suscité un vif débat sur cette évolution de la gouvernance d'entreprise [2] : la poursuite des intérêts stratégiques des financiers et des apporteurs de capitaux au moyen de la corporate governance a été sérieusement mise en cause dans la crise. En effet, la priorité donnée par les actionnaires «nomades» à la création de valeur actionnariale (shareholder value) et à la rentabilité financière de court terme se ferait au détriment de l'investissement productif de long terme dans les entreprises et alimenterait la formation de bulles spéculatives [3]. De même, les exigences élevées des investisseurs institutionnels en termes de «retour sur investissement» (ROE [4]) auraient été à l'origine d'une gestion risquée de certains fonds d'investissement et de l'utilisation trop systématique de l'effet de levier de l'endettement. Les dérives de rémunération des opérateurs financiers et des traders ont été accusées d'avoir encouragé des prises de risque excessives sur les marchés. Enfin, les modes de rémunérations des dirigeants des grandes sociétés cotées et leurs niveaux parfois exorbitants, déconnectés des performances de l'entreprise, ont également été largement critiqués. Les stock-options sont certainement la forme d'incitation monétaire la plus emblématique de la corporate governance, puisque, basées sur la valeur actionnariale, elles visent à aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Parallèlement, une grande partie des salariés paraît affaibli dans les grandes entreprises du fait de la distance croissante des salariés aux lieux de décision, de la gestion de plus en plus individualisée du travail consécutive à la logique d'optimisation des ressources, de la dépersonnalisation des relations et de la baisse du taux de syndicalisation.

Face à ce déséquilibre dans le partage des pouvoirs de l'entreprise et à cette suprématie des actionnaires (shareholders) et de leurs représentants légaux, certains spécialistes ou acteurs de l'entreprise se demandent comment associer davantage les salariés à la gouvernance et aux décisions de l'entreprise, autrement que par l'actionnariat salarié et, plus généralement, comment réunir toutes les «parties prenantes» (stakeholders) de l'entreprise (actionnaires, dirigeants, salariés, mais aussi clients et fournisseurs...) dans un projet commun de création de valeur. En d'autres termes, comment faire de l'entreprise un lieu de coopération avec un fonctionnement plus démocratique, plutôt qu'un lieu de conflits et de gestion des conflits d'intérêts ? Au-delà de la question de la responsabilité sociale de l'entreprise, un meilleur équilibre des pouvoirs semble également être favorable à l'amélioration des performances de l'entreprise. Cette réflexion ne doit pas négliger la multiplicité et les évolutions du monde de l'entreprise. La réalité de l'entreprise ne peut être réduite aux seules grandes firmes multinationales cotées à l'actionnariat dilué. Bien que l'emploi soit concentré dans les grandes entreprises, notre économie comprend une multitude de petites et de micro-entreprises, ainsi que de nombreuses sociétés de taille moyenne ayant un nombre d'actionnaires limités (entreprises familiales par exemple). Il existe aussi des modèles alternatifs de partage des pouvoirs, par exemple en France dans les SCOP (Sociétés coopératives et productives) ou en Allemagne dans les grandes entreprises avec le modèle de la cogestion. En outre, le développement de l'externalisation et du fonctionnement des entreprises en réseaux, destiné à introduire plus de flexibilité dans l'organisation de l'entreprise, rend plus que nécessaire la prise en compte des relations des entreprises avec leurs fournisseurs et sous-traitants.

Comment l'analyse économique, mais aussi son croisement avec d'autres disciplines, peut-elle éclairer ce débat ? L'entreprise se situe à la frontière de plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales : l'économie, le droit, la sociologie, la science politique, la gestion, l'histoire... Ces disciplines apportent chacune des éclairages différents, qui peuvent être complémentaires et parfois aussi contradictoires.

Ce dossier vise à faire le point sur les apports de l'économie à l'analyse de l'entreprise. Nous nous intéressons d'abord aux éléments de réflexion théoriques sur l'entreprise fournis par la science économique. Comment la question de l'organisation et de la gouvernance de l'entreprise est-elle abordée par les économistes ? L'entreprise et son organisation sont ensuite explorées sous un angle plus historique et factuel. Nous nous demandons enfin comment notre connaissance sur l'entreprise peut être enrichie par la confrontation de l'analyse économique avec celle d'autres champs disciplinaires.

• La première contribution (1) est une synthèse sur les théories économiques de la firme et leurs développements récents proposée par Magali Chaudey, MC en économie (Université de Saint-Etienne et GATE-CNRS). Elle présente les principales approches contractuelles de la firme qui constituent aujourd'hui le courant dominant dans le champ des analyses économiques de l'entreprise, l'approche alternative de la firme proposée par la théorie évolutionniste, ainsi que les applications empiriques de la théorie de la firme menés dans le cadre de l'approche contractuelle. Cette contribution permet de préciser un certain nombre de notions au programme de l'enseignement de SES : coordination des actions, coûts de transaction, relation d'agence...

• La deuxième contribution (2) est un texte d'Alexis Penot, MC en économie (ENS de Lyon et GATE-CNRS), sur le développement historique des entreprises, depuis l'entreprise marchande de l'ère pré-industrielle, jusqu'à l'avènement de la firme managériale et les formes modernes de l'organisation de l'entreprise. Ce document permet d'aborder la dimension historique et factuelle de l'entreprise. Il précise quels sont les outils du gouvernement d'entreprise, ses justifications économiques et un certain nombre de ses critiques.

• La troisième contribution (3) est une réflexion sur l'entreprise qui cherche à dépasser les limites de la théorie économique standard de l'entreprise en croisant l'analyse économique avec d'autres disciplines comme le droit, la gestion ou la sociologie. Fruit d'une recherche interdisciplinaire conduite par l'économiste Olivier Favereau (Université Paris Nanterre et laboratoire EconomiX-CNRS) au Collège des Bernardins, avec Armand Hatchuel, professeur de gestion, et Baudouin Roger, professeur de théologie, le texte publié est un document de préparation d'un colloque qui s'est tenu en avril 2011 autour des formes de la propriété et des responsabilités sociales de l'entreprise. Ce travail offre une bonne illustration de ce que peut être un «regard croisé» sur l'entreprise.

• Nous vous proposons également en complément (4) des ressources vidéos sur le thème de la gouvernance d'entreprise, ainsi qu'une sélection de lectures pour aller plus loin.

Nous remercions toutes les personnes qui ont permis la constitution de ce dossier, en particulier Magali Chaudey pour sa contribution pour SES-ENS, Alexis Penot qui nous a permis de publier une partie de son cours sur l'entreprise, et Olivier Favereau qui nous a aimablement autorisés à diffuser sur ce site le travail de synthèse qu'il a réalisé avec ses partenaires de recherche au collège des Bernardins.

1. L'analyse économique de l'entreprise : quel apport des "théories de la firme" ?

Alors que l'entreprise est un acteur central de la vie économique dans les sociétés modernes, l'analyse économique s'est paradoxalement peu intéressée à elle. En effet, la naissance de l'entreprise moderne est postérieure à la formation de l'économie politique et, dans la seconde moitié du XIXème siècle, la science économique va se focaliser sur la question de l'échange marchand, sans donner véritablement suite aux premières réflexions sur l'organisation productive et l'entreprenariat que l'on trouve chez certains classiques comme Smith ou chez Marx. La théorie néoclassique a pendant longtemps réduit l'entreprise à une «boîte noire» où la production est équivalente à un échange sur un marché et où la coordination des actions est réalisée par le mécanisme des prix. Dans la microéconomie standard, la production est saisie au moyen de la fonction de production et l'unité de base de l'analyse est l'agent représentatif. Ainsi, l'entreprise s'identifie à l'entrepreneur individuel ou au «producteur», lui-même simple agent économique rationnel cherchant à maximiser son profit. Elle n'est pas conçue comme une organisation ou une forme d'action et de décision collective impliquant différents acteurs, avec des rôles, des compétences, des intérêts et une logique comportementale propres : propriétaires, dirigeants ou managers, salariés, créanciers, clients, ou encore fournisseurs. Les rapports de pouvoir et la nature des relations (contrats, coopération, confiance, contrôle, autorité, conflits...) qui se nouent entre ces acteurs de l'entreprise, de même que le processus collectif de production et de création, sont complètement ignorés.

Cependant, à partir des années 1970, des économistes ont entrepris d'ouvrir la boîte noire et ont tenté d'en saisir la réalité et le mode de fonctionnement. Cela va conduire à un profond renouvellement de l'analyse économique de l'entreprise, y compris dans le cadre théorique néoclassique. Il existait déjà, en marge de la théorie standard, des travaux économiques sur les transformations de l'entreprise et de son organisation avec l'accroissement de sa taille et l'essor de l'actionnariat. Les principaux sont ceux de Berle et Means (The Modern Corporation and Private Property, 1932) sur la révolution managériale qui avaient mis en évidence la séparation entre propriété et contrôle dans la firme moderne ; ceux d'Alfred Chandler (Strategy and Structure, 1962) sur l'évolution historique de la grande entreprise moderne et de sa structure hiérarchique ; ceux de Cyert et March (A Behavioral Theory of the Firm, 1963) sur les processus de décision dans l'entreprise mettant en jeu des groupes aux intérêts multiples ; ceux de John K. Galbraith (Le Nouvel Etat Industriel, 1967) sur le développement de la «technostructure». Mais c'est la redécouverte de l'article de Ronald Coase (Nobel 1991) sur «La nature de la firme» (1937) qui va inspirer les développements des «théories de la firme». Au sein de celles-ci, l'approche contractuelle, et sa vision de la firme comme un «noeud de contrats» entre parties prenantes, va s'imposer comme la nouvelle orthodoxie.

Coase explique dans son article de 1937 les raisons de l'existence de la firme en mobilisant la notion de coûts de transaction du marché [5]. Il montre que la firme constitue une forme de coordination des activités économiques alternative au marché (lui-même imparfait) qui passe par une organisation hiérarchique des relations économiques. Les analyses ultérieures ont été enrichies par d'autres concepts : relation d'agence, sélection adverse, risque moral, contrats incomplets, opportunisme, actifs spécifiques... Elles proposent un dépassement de la microéconomie traditionnelle avec la prise en compte des imperfections du marché et surtout l'existence d'asymétries d'information entre agents, source de coûts qui peuvent être internalisés dans des organisations ou des arrangements contractuels. La plupart des approches contractuelles de la firme (théorie de l'agence ou des incitations, théorie des droits de propriété) restent néanmoins dans le cadre du paradigme néoclassique : elles supposent la rationalité parfaite du comportement (recherche de la maximisation de l'utilité) et étudient les relations entre agents à partir de la méthode de l'équilibre statique qui se prête aisément à la formalisation mathématique [6]. Elles vont être particulièrement adaptées pour étudier les conflits d'intérêt entre actionnaires et dirigeants dans les sociétés par action ou entre salariés et employeurs. Elles soulignent le rôle des systèmes d'incitation pour limiter ces divergences d'intérêt et contrôler le comportement des managers ou des autres salariés : systèmes d'intéressement ou de stock-options, rémunérations liées à la performance individuelle, management par objectifs, etc. Ces théories arrivent in fine à la conclusion que la SA dotée d'un système d'incitation efficace est la forme institutionnelle qui s'est imposée car elle est la plus efficace d'un point de vue strictement économique. Elles apportent une justification scientifique au mode de gouvernance actionnarial aujourd'hui prédominant dans les grandes entreprises en montrant qu'il est favorable à la maximisation de la profitabilité de l'entreprise.

Au sein de cette «nouvelle économie institutionnelle», seule la théorie des coûts de transaction initiée par Olivier Williamson (Market and Hierarchies, 1975, Nobel 2009), qui prolonge directement la thèse de Coase, introduit à la fois les hypothèses d'incertitude comportementale, d'asymétries d'information (K. Arrow) et de rationalité limitée (H. Simon). Les travaux de Williamson ont permis de préciser l'origine des coûts de transaction (comportements opportunistes, spécificité des actifs) et dans quels cas l'internalisation est préférable au recours au marché ou à des formes intermédiaires de coordination telles que la sous-traitance. Il a souligné également les limites de l'intégration verticale qui peut poser, si elle est trop poussée, des problèmes d'incitation et de bureaucratie. L'approche des coûts de transaction s'est orientée par la suite vers une théorie des choix institutionnels montrant que le processus concurrentiel conduit à la sélection des modes de gouvernance ou des systèmes de contrats les plus efficaces, i.e. ceux qui minimisent les coûts de transaction. En cela, elle ne s'éloigne pas fondamentalement de la vision néoclassique dans laquelle la coordination dans les entreprises est de même nature que la coordination marchande.

Face aux théories contractuelles centrées sur la gestion des conflits d'intérêts dans l'entreprise et la recherche de la forme organisationnelle, ou du système d'incitation, le plus efficient, des économistes vont proposer une vision alternative en dehors du paradigme néoclassique. L'une des caractéristiques des analyses hétérodoxes de la firme est la prise en compte de la dimension collective de l'entreprise à travers des routines ou des règles communes. La théorie évolutionniste de la firme (Nelson et Winter, 1982, Dosi...) développe une conception dynamique de la firme comme un «noeud de compétences» (skills) en s'inspirant des travaux de J. Schumpeter, de H. Simon et d'E. Penrose. Les notions d'apprentissage et de routine sont au coeur de cette conception qui insiste sur les capacités organisationnelles de la firme face à un environnement changeant, mais écarte la question des divergences d'intérêts et du pouvoir dans l'entreprise. La perspective conventionnaliste (O. Favereau, F. Eymard-Duvernay, L. Thévenot, R. Salais...) défend quant à elle une approche interdisciplinaire de l'entreprise à la frontière de l'économie, de la sociologie, de la science politique, du droit, de la gestion et des sciences cognitives. Elle considère l'entreprise non pas comme un lieu de contrats interindividuels et de négociations entre des individus mus par leur intérêt personnel, mais avant tout comme un lieu de règles et de coordination par les règles. Ces règles ou conventions incarnent un savoir collectif et un consensus au sein de l'entreprise, permettant d'insérer les salariés dans l'entreprise. Le succès de la confrontation de l'entreprise à l'incertitude du marché (i.e. la vente du produit sur le marché avec obtention d'une rentabilité minimale) dépend alors de la qualité des coordinations internes, c'est-à-dire de l'efficacité des conventions qui conditionnent la qualité du produit fabriqué. Sans conventions il n'est pas possible de dépasser les divergences d'intérêts et de regrouper dans un même collectif des acteurs (dirigeants, salariés) avec des logiques d'engagement complètement différents et des appartenances à des «mondes sociaux» très éloignés.

Ce rapide tour d'horizon (non exhaustif) montre la grande diversité des analyses économiques de l'entreprise. Si l'approche contractuelle est aujourd'hui dominante parmi les économistes et a trouvé de nombreux terrains d'application (assurances, contrats de travail, franchises, etc.), d'autres voies d'exploration de l'entreprise existent ou sont en chantier.

Pour approfondir cette présentation nous vous proposons une synthèse sur les théories de la firme rédigée par Magali Chaudey, MC en science économique, chercheure au GATE.

N.B. : Cette synthèse n'aborde pas l'économie des conventions et les approches interdisciplinaires de l'entreprise qui font l'objet du troisième point de ce dossier.

Pour aller plus loin : une synthèse récente en anglais d'Oliver Hart (Université de Harvard), "Thinking about the Firm: A Review of Daniel Spulber's The Theory of the Firm", Journal of Economic Literature, 2011, 49:1, p.101-113

2. Entreprises et entrepreneurs à travers l'histoire

Le deuxième point de ce dossier concerne les différentes phases du développement de l'entreprise. Ce détour historique nous semble utile pour mettre en perspective les débats actuels autour des modes de gouvernance de l'entreprise. L'avènement de la firme managériale, caractérisée par la dissociation entre la gestion et la propriété de l'entreprise, est en effet à l'origine de la mise en place du "gouvernement d'entreprise". La forme moderne de l'entreprise est le fruit de nombreuses transformations successives qui ont affecté les techniques, les marchés, les échanges, les transports, la structure juridique de l'entreprise, son organisation, etc. Au cours du XXème siècle, la gestion des entreprises s'est complexifiée avec l'accroissement de la taille des entreprises, l'internationalisation des marchés et le recours croissant aux marchés financiers pour le financement des entreprises, dans un contexte de déréglementation et de concurrence mondiale. Les réflexions sur la gouvernance ont cherché à apporter une réponse aux problèmes nouveaux posés par la firme moderne mondialisée : conflits d'intérêt, dispersion de l'actionnariat, présence d'investisseurs institutionnels dans le capital des entreprises, etc.

Ces différentes questions sont abordées dans la synthèse sur l'étude de l'entreprise et des entrepreneurs rédigée par Alexis Penot, MC en science économique, chercheur au GATE.

3. L'entreprise : une réflexion interdisciplinaire autour des formes de propriété et des responsabilités sociales

Le document de synthèse proposé dans cette partie rend compte d'une recherche pluridisciplinaire sur l'entreprise conduite par l'économiste Olivier Favereau au collège des Bernardins avec Armand Hatchuel, professeur de gestion, et Baudouin Roger, professeur de théologie. Ce travail a réuni des économistes, des gestionnaires, des juristes, des sociologues, des anthropologues, des philosophes, ainsi que des praticiens dans le domaine des ressources humaines, du management et du droit des affaires. Partant d'un double constat, à savoir l'absence à la fois d'une existence juridique de l'entreprise et d'un cadre conceptuel satisfaisant pour penser l'entreprise, ce travail est une réflexion, à visée théorique et pratique, sur la conception de l'entreprise et la refonte des pouvoirs au sein de celle-ci.

Les chercheurs impliqués dans ce projet de recherche opèrent une critique vigoureuse du mode de gouvernance dominant de l'entreprise et de ses fondements intellectuels, le modèle principal-agent et la théorie économique de l'efficience des marchés. Selon eux, la théorie de l'agence s'est focalisée sur les problèmes d'asymétries d'information et s'est détournée de la réalité humaine, historique et juridique de l'entreprise. L'accent mis par l'économie standard sur le choix optimal entre des contrats et sur la seule logique de l'intérêt personnel (hypothèse de rationalité individuelle) est à l'origine de la «grande déformation» de l'entreprise, i.e. une conception qui confond entreprise et société, propriété des actifs productifs et propriété des actions de l'entreprise, intérêt de l'entreprise et intérêt de la société (ou des actionnaires), et qui oublie finalement la personne morale dans la théorie de l'entreprise. Olivier Favereau et ses partenaires scientifiques défendent une approche alternative de l'entreprise comme un collectif de «personnes» et non comme un simple collectif d'«individus». Les questions de justice, le droit, l'histoire, les institutions collectives, la psychologie sociale doivent avoir leur place dans l'analyse de l'entreprise.

Leur démarche consiste à partir, non pas d'une analyse de la propriété de l'entreprise, peu pertinente en raison du vide juridique mentionné (absence d'un droit de l'entreprise), mais des différents domaines de responsabilité de l'entreprise pour pouvoir dégager les formes légitimes de propriété. Les investigations sont menées dans quatre directions qui s'appuient chacune sur une discipline principale et définissent quatre domaines de responsabilité de l'entreprise :

- « l'entreprise comme dispositif d'accomplissement personnel » (approche anthropologique) ;
- « l'entreprise comme dispositif de valorisation croisée » (approche économique, privilégiant le cadre conceptuel de l'économie politique) ;
- « l'entreprise comme dispositif de création collective » (gestion et histoire) ;
- « l'entreprise comme dispositif de pouvoir privé » (droit et science politique).

Au plan pratique, les chercheurs avancent des propositions pour surmonter la crise actuelle de l'entreprise et assurer une représentation plus équilibrée de ses différents intérêts dans le long terme. Les principales préconisations sont les suivantes :

1) Restaurer la mission et l'autorité du chef d'entreprise par un nouveau statut des dirigeants : les dirigeants ne doivent pas être de simples mandataires des actionnaires soumis à une logique financière, ils doivent être chargés de la construction d'un projet collectif avec des objectifs économiques et sociaux.

2) Instaurer des formes de gestion démocratiques dans l'entreprise : renforcer le poids institutionnel des salariés dans le gouvernement de l'entreprise, élargir les critères d'évaluation du travail et de l'entreprise (avec la prise en compte de dimensions sociales, éthiques, politiques) et y associer l'ensemble des parties prenantes, permettre aux salariés d'évaluer l'entreprise et le management.

3) Instituer un contrat d'entreprise qui établisse une solidarité entre des actionnaires, des salariés et d'autres parties prenantes, engagés pour le long et moyen terme dans une création collective au sein d'une même entreprise. Ce contrat, distinct du contrat de société et du contrat de travail, définirait les droits et devoirs des actionnaires «durables», c'est-à-dire les apporteurs du capital qui investissent pour une durée minimale de deux ans dans l'entreprise, par opposition aux «actionnaires-spéculateurs».

4) Responsabiliser les entreprises transnationales par rapport aux Etats et aux «porteurs d'intérêts universels» qui doivent supporter les externalités négatives du comportement de l'entreprise mondialisée. Par exemple la perte de ressources fiscales pour les Etats du fait des délocalisations ou des transferts de sièges sociaux dans les paradis fiscaux, la privation de droits sociaux pour les salariés résultant de la course au moins-disant social des territoires mis en concurrence par les firmes transnationales, les dégradations de l'environnement subis par les riverains de l'entreprise, le non respect des normes sociales et environnementales dans la production des biens achetés par les consommateurs... Cette responsabilité doit passer par une internalisation des externalités à une échelle large.

Ces préconisations sont précisées par une liste d'actions concrètes possibles dont voici quelques exemples : la suppression des stock-options ou leur fiscalisation à taux plein, la création d'un droit de critique des salariés, leur participation au choix du dirigeant, la limitation des droits de vote et aux dividendes aux seuls actionnaires durables, l'équipement du consommateur (codes-barres des produits) pour légitimer ou au contraire dénoncer certaines pratiques d'entreprises, etc.

Articles et contributions sur certains aspects spécifiques du programme de recherche.
Enregistrements audio des conférences.

4. Ressources complémentaires

Ressources vidéo

Conférences des Journées de l'économie :

Présentation : En mettant en évidence les erreurs des dirigeants et les dérives des rémunérations, ainsi que la difficulté à les éviter en l'absence de contre-pouvoirs efficaces, la crise économique a remis la question de la répartition des pouvoirs dans l'entreprise. Mais au-delà, la prise de conscience des impacts - positifs comme négatifs - des activités des firmes globalisées sur la société pose la question de leurs responsabilités et de leurs relations avec les «parties prenantes», au-delà des seuls actionnaires. Comment mieux organiser la gouvernance des entreprises pour améliorer leur performance et concilier intérêt général et intérêts privés ?

Présentation : Il y a 40 ans, dans Le Nouvel Etat Industriel, John Kenneth Galbraith décrivait comment le développement du capitalisme avait abouti à la domination des managers sur les actionnaires. Les dernières décennies ont été celles de leur retour et de leur prise de pouvoir sur l'entreprise. Après les Fonds de pension dans les années quatre-vingt-dix, les acteurs de cette révolution sont aujourd'hui les fonds de capital-risque et de capital-investissement (private equity). Ce sont eux qui financent la croissance des entreprises d'innovation, eux aussi qui restructurent et réorientent les entreprises en perte de vitesse.

Qui sont ces nouveaux acteurs ? Ont-ils pris le pouvoir ? Quels sont leurs effets sur la marche des entreprises, sur l'emploi, sur le partage du revenu ? Les dirigeants des entreprises sont-ils désormais à leur service ? Faut-il mettre un frein à leurs interventions ? Telles sont quelques unes des questions qui seront abordées au cours de ce débat.

Plusieurs vidéos de Pierre-Yves Gomez (environ 5 mn) sur TVDMA portant sur le gouvernement ou la gouvernance d'entreprise (définition, pouvoirs, contrôle, etc.).

Textes, entretiens, rapports

Ronald H. Coase (1937), "The Nature of the Firm", Economica N.S.G., 4, November. Traduction française en ligne sur persee : "La nature de la firme", Revue Française d'Économie, 2, hiver 1987, p.133-157 (suivie d'un commentaire de X. GlLLlS). Présentation de l'ouvrage de R. Coase L'entreprise, le marché et le droit sur Alternative Économique.

Un article en ligne de J.J. Laffont sur la théorie des incitations (Revue IDEES n°152, juin 2008).

Intervention de Roger Guesnerie au Collège de France pour le colloque "De l'autorité" : "La suprématie des actionnaires en question(s)", octobre 2007.

Rapport du Sénat n°227 : BOURDIN Joël et SCHILLINGER Patricia, Prospective du pacte social dans l'entreprise, janvier 2011 (partie II, chapitre 3 sur la gouvernance).

Rapport du CAS n°27, Améliorer la gouvernance d'entreprise et la participation des salariés, La Documentation française, juin 2010.

Entretien avec Augustin Landier sur le site La vie des idées : "Rémunération des dirigeants et performances", 12/01/2010 (entretiens de l'AFSE, Journées de l'économie 2009)

Rapport Houillon de juillet 2009 : Rapport parlementaire n°1798 du député Patrick Houillon sur les rémunérations des dirigeants mandataires sociaux et des opérateurs de marchés.

Entretien avec Olivier Favereau et Armand Hatchuel, "Management et financiarisation, Des entreprises «déformées»" (2011).

Olivier Godechot "Les bonus accroissent-ils les risques ?" (p.205-218). Complément au Rapport du Conseil d'Analyse Economique "La crise des subprimes", Patrick Artus, Jean-Baptiste Betbèze, Christian de Boissieu, Gunther Capelle-Blancard, La Documentation française, 2008.

Un numéro d'Economie et Statistique sur l'internationalisation des entreprises (435-436, mars 2011).

Sélection d'ouvrages et d'articles

Baudry B. (2003), Économie de la firme, Repères, La Découverte.

Bouba-Olga O. (2003), L'économie d'entreprise, Seuil, Points.

Coriat B. et Weinstein O. (1995), Les nouvelles théories de l'entreprise, Le livre de Poche.

Coriat B. et Weinstein O. (2010), "Les théories de la firme entre "contrats" et "compétences", une revue critique des développements contemporains", Revue d'Economie Industrielle, n°129-130, p.57-86.

Ménard Claude (2010), "Oliver E. Williamson : Des organisations aux institutions", Revue d'économie politique, Vol. 120, n°3, p.421-439 (article prix Nobel).

Saussier S. et Yvrande-Billon A. (2007), Economie des coûts de transaction, La Découverte, coll. Repères.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine (2009), L'entreprise dans la démocratie, De Boeck. Voir également les chroniques mensuelles de Pierre-Yves Gomez sur la gouvernance d'entreprise dans le Monde Economie.

Poissonnier Hugues (2008), "La gouvernance de l'entreprise: une notion en évolution - évolution des outils de pilotage des performances", dans Un monde d'entreprises, David Colle (ed.), Puf, p.167-192 (Note de lecture sur Melchior).

Un dossier du journal Metis - correspondances européennes du travail : "A qui appartient l'entreprise ?".


Notes :

[1] Leçon inaugurale, 6ème École d'Été Méditerranéenne d'Économie Industrielle, Cargèse, 16 sept. 1991. Cité dans "Ronald H. Coase, prix nobel 1991 de Sciences économiques, ou de l'autre côté du «tableau noir»", J. De Bandt, J. L. Ravix, P.-M. Romani, A. Torre, Revue d'économie industrielle, Année 1991, Vol.58, Numéro 58-1, p.7-14.

[2] La gouvernance d'entreprise est, dans le sens le plus répandu, «l'ensemble des mécanismes institutionnels et réglementaires qui définissent le pouvoir de ceux qui sont appelés à orienter l'entreprise», c'est-à-dire qui délimitent le pouvoir des dirigeants de l'entreprise (Pierre-Yves Gomez, Journées de l'économie 2010).

[3] On pense par exemple au développement de la pratique des rachats d'actions par les grandes entreprises cotées.

[4] ROE pour «return on equity». Avant la crise, les rendements des fonds propres étaient fréquemment supérieurs à 15%.

[5] Définis comme les coûts d'utilisation du système de prix.

[6] La question centrale de la théorie de l'agence va être de déterminer, compte tenu des divergences d'intérêt entre principal et agent et du contexte d'information imparfaite, la structure contractuelle qui minimise les coûts d'agence (dépenses de surveillance et d'incitation, coûts d'obligation, etc.), c'est-à-dire au bout du compte celle qui maximise la fonction d'utilité du principal, en l'occurrence l'actionnaire. En économie des droits de propriété comme dans la théorie de l'agence, toute organisation ou institution est ramenée à un ensemble de relations interindividuelles libres, conformément à l'individualisme méthodologique le plus strict, «ce qui limite leur capacité à rendre compte des formes collectives complexes» (Coriat, Weinstein, 1995, p.103). Ainsi, contrairement à l'analyse proposée par Coase, il n'y a pas d'opposition fondamentale entre firme et marché.

 

Anne Châteauneuf-Malclès et Pascal Le Merrer pour SES-ENS