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Cinq questions à Baptiste Coulmont sur les Sex-Shops

Publié le 24/12/2007
Auteur(s) - Autrice(s) : Baptiste Coulmont
Igor Martinache
Entretien avec Baptiste Coulmont autour du livre "Sex shops, une histoire française". Dans cet ouvrage étonnamment pionnier, il retrace la construction, à partir des années 1970, de cette catégorie de commerce d'un genre un peu particulier. Une catégorie "malgré elle" en quelque sorte, qui doit dans une large mesure son unité et son aspect actuel à l'action des pouvoirs publics. Et cette histoire sociale ne fait que commencer, puisque le chercheur continue à l'alimenter à travers son blog. Et, loin d'être anecdotique, cette histoire française des sex-shops révèle non seulement la hiérarchisation plus ou moins implicite des pratiques sexuelles, et au-delà des valeurs morales, en vigueur dans notre société.

Maître de conférence en sociologie à l'Université Paris-8, Baptiste Coulmont a publié en 2007, en coopération avec Irene Roca Ortiz, Sex shops, une histoire française aux éditions Dilecta.

Comment expliquez-vous que votre recherche soit pratiquement la première du genre consacrée aux sex-shops en France, malgré l'aspect apparemment "raccoleur" d'un tel objet de recherche ?

Couverture du livre "sex-shops, une histoire française"J'ai quelques idées, qui demandent, à mon avis, à être discutées. La sociologie française s'est peu intéressée, jusqu'à récemment, au petit commerce (par comparaison, les fonctionnaires, le monde des employés, les grandes entreprises... sont mieux connus). C'est peut-être par éloignement social, par manque de relais d'information (le syndicalisme est absent, les opinions politiques "poujadistes").

Deuxième point, l'étude sociologique du commerce sexuel a plus porté sur la prostitution ou l'échangisme que sur la pornographie (un indice : la part faible des sociologues dans le "Dictionnaire de la pornographie" paru aux PUF, au profit des historiens de l'art ou des philosophes). Troisième point, ces magasins sont socialement illégitimes, "ridicules" ai-je écrit en introduction de mon livre, et la carrière d'un sociologue serait construite sur des bases bien peu solides si sa thèse portait sur ces magasins. Il n'est qu'à voir l'absence de thèse sur d'autres sujets illégitimes (combien de thèses sur... Catherine Lara ou Daniel Guichard ?) pour saisir l'importance du jugement de goût, qui est un jugement de classe, sur le choix des objets de recherche. Je n'ignore cependant pas la rentabilité d'un tel sujet, effectivement racoleur, et qui s'accroche à tout un ensemble de discussions récentes sur les sexualités, dans des forums variés : télévision, presse populaire, presse féminine, université, assemblée nationale... J'avais l'intuition, en démarrant cette recherche, que ses résultats intéresseraient au delà du cercle des collègues : c'est d'ailleurs un éditeur qui m'a contacté, ayant eu vent de mes travaux, et non pas l'inverse.

Enfin, j'aimerai souligner que si le livre que j'ai coécrit avec Irene Roca Ortiz est - pour l'instant - un peu solitaire, il existe en France un grand nombre de travaux d'étudiants, non publiés, portant sur les sex-shops : mémoires de licence, ateliers de "sociologie urbaine", un ou deux mémoires de maîtrise dont l'existence est avérée. En deux ans, ce sont des étudiants de Nantes, Bruxelles, Montpellier, Toulouse, Paris... qui, suite à la lecture de mon "blog", m'ont contacté dans le cadre de leurs travaux sur les sex-shops.

Pour expliquer la construction de la catégorie "sex-shops", vous reprenez le modèle de Luc Boltanski dans son étude de la formation du groupe des "cadres" (une autre "histoire française" !), pourriez-vous détailler les raisons d'un tel choix ?

C'est tout d'abord un choix très personnel, lié à mon apprentissage de la sociologie (classes préparatoires "sciences sociales"), combinant histoire et sociologie. Dès mes premiers travaux de recherche (mémoire de maîtrise, de DEA), le "pli" historique était pris. Ensuite, cette approche me semblait très adaptée à une entreprise de dé-naturalisation de l'objet étudié. Comment mieux décrire une "construction sociale" qu'en pointant qui, comment, où et quand cette construction avait eu lieu. Enfin, le recours à des données et des sources considérées, par les sociologues, mais aussi hors de la sociologie, comme très solides, légitimes... (le droit, les archives policières...) pouvait en retour légitimer la recherche.

Je ne cache toutefois pas l'aspect un peu ironique de cette démarche : la question de la genèse des groupes sociaux peut être appliquée de manière routinière désormais (naissance de la classe ouvrière, invention du chômage...) jusqu'à concerner des objets minuscules (les 300 sex-shops environs de France).

Vous expliquez dans votre ouvrage comment les sex-shops nous renseignent sur la hiérarchisation des pratiques sexuelles en vigueur dans une société donnée. Pourriez-vous, après avoir explicité ce point, expliquer quelles évolutions cela vous a permis de déceler, notamment au cours des dernières années ?

Il est frappant de constater que les rayonnages des sex-shops suivent un plan presque identique... mais qu'il n'y a pas eu (à la différence des grands magasins) d'études commerciales ayant conduit à ce plan. Les vendeurs expliquent ces classements en fonction du caractère plus ou moins "choquant" des objets ou services proposés : du "moins" vers le "plus". Le plus "choquant" selon leur point de vue, se retrouvant au fond du magasin. De même on retrouve, dans les années soixante-dix, des archives judiciaires dans lesquelles le travail des policiers peut se lire comme une activité de classement. Enfin, différents "Guides sexy" décrivent l'arrangement de certains magasins comme "idéal"... Les rayonnages semblent être la cristallisation d'activités policières, capitalistes, morales... permettant de renseigner l'observateur sur les hiérarchies des sexualités. Sur les évolutions, j'ai du mal à répondre encore : si les rayonnages changent peu, de nouveaux magasins s'ouvrent, qui proposent des offres parfois différentes. «L'extérieur» joue aussi un rôle structurant : depuis mars 2007, il est interdit pour un sex-shop de s'installer à moins de 200 mètres d'un établissement scolaire.

Vous parlez beaucoup des entrepreneurs, des vendeurs, ainsi que des responsables politiques et policiers en tant qu'acteurs de la constitution du champ des sex-shops, mais bien peu des clients. Est-ce un choix ? Et si oui, quelles en sont les raisons ?

Je suis peut-être un "institutionnaliste" qui avance caché, dans le sens où, ce qui m'intéresse, c'est l'action sociale à partir du moment où elle est un tant soit peu collective. Association de riverains, brigade de police, commission de censure, vendeurs de sex-shops... il est possible de repérer leur action et d'en extraire un échantillon grosso-modo représentatif : on connaît plus facilement ces institutions. Les clients (et les clientes, plus rares) ne me semblent pas former, encore, une population connue : les enquêtes statistiques sur la sexualité des Français et des Françaises ne posent pas la question de la fréquentation de ces magasins et il faudrait pouvoir établir (comme le fait Humphreys dans "Le Commerce des pissotières") un échantillon aléatoire, ce qui n'était pas à ma portée, en partie parce que je souhaitais faire une enquête rapide. Si je peux ici me permettre quelques propositions de recherches, pour un mémoire de M1... un étudiant (ou une étudiante) pourrait s'engager dans une telle démarche d'observation méthodique de la clientèle, en faisant varier les magasins, les lieux, les moments du jour et de la semaine... Mais si, avec un tel projet, l'on comprendrait certainement bien comment les personnes cherchent, par exemple, à protéger leur anonymat, hésitent à entrer, voire font demi-tour au dernier moment...

Cependant, il me semble difficile de réussir à comparer ces personnes avec une population de "non-fréquenteurs", tout en supposant, par la démarche de recherche même, qu'une telle différence existe (les clients sont souvent décrits, par les opposants à l'implantation des sex-shops, comme des pervers ou des pédophiles en puissance).

Vous présentez également la position des militantes féministes à l'égard de ces magasins, et en particulier leur revirement radical depuis le début des années 1970. Comment l'expliquez-vous ?

Au début des années soixante-dix, il est vrai que l'on trouve des voix, peut-être isolées, pour défendre l'ouverture de sex-shops. Mais on trouve surtout, à partir de 1975, des oppositions violentes à ces commerces. 1975 : des prostituées de Lyon barbouillent les vitrines des sex-shops de la ville. 1978 et 1979 : les manifestations de la "Journée de la femme" se terminent souvent, dans toute la France, par une attaque de sex-shop. Pourquoi ?

La fin des années soixante-dix est l'époque d'une lutte féministe pour renforcer la répression du viol (Janine Mossuz Lavau en donne le contexte dans "Les lois de l'amour"). Des manifestations sont organisées afin de montrer aux parlementaires la détermination qui soutient les revendications. "Non au viol commercialisé" est l'un des slogans de ces manifestations, unissant dans une même catégorie viol et pornographie. Les commerces sexuels (cinémas porno et sex-shops) apparaissent désormais à une partie des mouvements féministes comme des initiateurs de violences sexuelles. Ces boutiques du cul "add insult to injury" diraient des anglophones : les mouvements, souvent de gauche ou d'extrême gauche, refusent toute commercialisation commodification de la sexualité, présentée comme une sphère séparée... Si tout est politique, tout ne peut être soumis aux lois du capitalisme.

Autre élément, conjoncturel mais important : il faut souligner l'influence de pratiques théorisées, européennes et américaines, de manifestations de nuit. Reprendre l'espace nocturne, "Take back the night" disent des femmes qui souhaitent s'approprier ce qui apparait comme un bastion masculin (phallocrate) et dangereux, la ville, la nuit. Or un lien existe entre "la ville la nuit" et les sex-shops. Les sex-shops, à la fin des années soixante-dix, sont ouverts tard la nuit (les patrons se sont rendus progressivement compte que des horaires "habituels" 10h-20h, étaient moins rentables). Et ils sont situés dans les espaces urbains qui apparaissent comme les plus masculins. Commerces spatialisés ET commerces de la nuit : ils sont les symboles de ce qu'il faut reprendre. Ce ne sont là que quelques pistes... qu'il faudrait creuser.

Propos recueillis par Igor Martinache pour SES-ENS.

Pour aller plus loin...

Vous pouvez consulter le blog de B.Coulmont.

Vous trouverez également une fiche de lecture de Sex shops, une histoire française, réalisée par Igor Martinache pour le site Liens Socio.

Voir également la fiche de lecture de l'ouvrage La condition prostituée de Lilian Mathieu, publié en 2008.

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