Colloque Genre & Jeunesses : Révolutions et renouveaux féministes dans le monde arabe
Anne Châteauneuf-Malclès
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Le genre et les rapports sociaux de sexe dans les jeunesses de milieux populaires
Les déviances et délinquances juvéniles
Introduction de la table ronde par Hélène Buisson-Fenet
Introduction d'Hélène Buisson-Fenet
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La dernière table ronde, introduite par la sociologue Hélène Buisson-Fenet, chargée de recherche CNRS (Triangle-ENS de Lyon), visait à articuler la problématique du genre avec les questions de l'occupation de l'espace public et des évènements révolutionnaires dans le monde arabe : comment, dans un contexte de segmentation genrée de l'espace public, les femmes occupent-elles l'espace public dans les pays arabes et quel a été leur rôle dans l'espace public révolutionnaire lors des "printemps arabes" à partir de 2011 ?
Hélène Buisson-Fenet a rappelé que, jusqu'à la fin des années 1980, deux visions radicales de la place des femmes dans les révolutions et les espaces révolutionnaires dominent dans les travaux historiques et sociologiques en France. D'un côté, ils mettent en avant la figure de l'émeutière qui est en première ligne lors des révoltes populaires et surtout lors des émeutes frumentaires sous l'Ancien Régime, une figure essentialisée reposant sur l'idée que la violence féminine est "naturelle" lorsqu'il s'agit de défendre défendre le pain ou le prix de la nourriture [1]. De l'autre, des historien-ne-s comme Georges Duby soulignent l'absence de figures féminines dans les récits des grands moments historiques, sinon du côté des ennemis, et le déni de leur participation aux mobilisations collectives. Ce n'est qu'à partir de la fin des années 1980 seulement que le rôle des femmes dans les mouvements sociaux va être reconnu et analysé en tant que tel par les historien-ne-s en France [2]. Au sud de la Méditerranée, les travaux en histoire, sociologie ou psychologie sociale portant sur la femme dans l'espace public et la ségrégation genrée des espaces publics sont en revanche foisonnants. De plus, les révolutions arabes ont rendu les femmes beaucoup plus visibles en tant qu'actrices de ces mouvements, notamment grâce à leurs porte-drapeaux féminins tels que Tawakkol Karman, la journaliste yéménite co-lauréate du prix Nobel de la paix en 2011 [3]. Il a ainsi paru intéressant aux organisatrices du colloque de faire dialoguer les travaux socio-historiques sur le rôle des femmes dans les mouvements sociaux et ceux qui s'intéressent à la place des femmes dans l'espace public dans les pays arabes, dans le contexte révolutionnaire récent.
Intervention de Gaëlle Gillot : Femmes et espaces publics dans le monde arabe
Gaëlle Gillot est maîtresse de conférences en géographie à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, chercheure au laboratoire "Développement et Sociétés" de Paris 1 et rattachée à l'UMR "Education, territoires et genre" de l'Université Hassan II de Casablanca. Spécialiste en géographie urbaine et en études féministes, elle travaille entre autres, dans le prolongement de sa thèse consacrée aux jardins publics dans des grandes villes du monde arabe (Caire, Rabat, Damas) et à leur usage différencié, sur les aménagements et les pratiques des espaces publics des villes du monde arabe et musulman, et en particulier sur la place des femmes dans ces espaces, en articulation avec leur accès au travail salarié.
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Compte rendu de la communication
Gaëlle Gillot étudie l'usage différencié de l'espace public selon le genre dans les grandes villes arabo-musulmanes et en particulier au Maroc. Les villes offrent des espaces de liberté et, dans le monde arabe, ville et sexualité sont reliées. C'est pourquoi, dans ces sociétés patriarcales et patrilinéaires où la sexualité des femmes est interdite en dehors du cadre du mariage, la place des femmes est "naturellement" dans l'espace privé domestique et leur accès aux espaces publics est très contrôlé. Néanmoins, on observe aujourd'hui une évolution des pratiques féminines des espaces publics, mais aussi des structures urbaines, en lien avec le processus d'individualisation et de libéralisation en cours dans ces sociétés. D'ailleurs, rappelle Gaëlle Gillot, si les printemps arabes ont mis en évidence la présence des femmes dans les espaces publics, celles-ci y ont toujours été présentes et ont toujours travaillé, de même que le féminisme arabe existait bien avant ces évènements, depuis au moins les années 1920.
D'abord, les femmes sont présentes dans la rue à travers la mobilité quotidienne. Les sociétés arabo-musulmanes acceptent en effet qu'elles se déplacent dans la ville pour des motifs jugés légitimes, en lien avec leur rôle domestique : le travail, l'accompagnement des enfants, les courses… Une partie non négligeable des femmes des pays arabes travaillent, même s'il ne s'agit pas toujours d'une activité salariée formelle conforme à la vision occidentale du travail, et beaucoup d'entre elles le font pour subsister et non par choix. C'est le cas par exemple des ouvrières du textile auprès desquelles Gaëlle Gillot a enquêté au Maroc. Dans ce pays, 17% des "chefs de famille" sont des femmes, ce justifie qu'elles parcourent quotidiennement l'espace public. Au Maroc, les femmes ont ainsi gagné leur droit à la ville par la mobilité, grâce à leur accès au travail.
Cette mobilité liée au travail permet une évolution des pratiques spatiales des femmes dans la ville, car les femmes utilisent ces "bonnes raisons" de sortir pour se promener, se détendre, avoir des loisirs. Elles vont par exemple s'arrêter sur leur chemin dans des lieux publics comme les jardins ou les cafés, se rendre à la médina ou à la mer. Mais, si cette mobilité pour les loisirs est bien réelle et participe à la conquête des espaces publics urbains par les femmes, elle reste encore peu revendiquée par celles-ci et elle est difficilement reconnue lors des entretiens avec les enquêtées dont les discours, généralement conformes à la norme, reflètent mal les pratiques. Ces résultats d'enquête au Maroc rejoignent les travaux de Mina Saidi Shahrouz sur la mobilité des femmes en Iran montrant que les iraniennes, massivement présentes dans l'espace urbain malgré un faible taux d'emploi, ont peu à peu conquis un droit à la ville pour les loisirs.
Malgré tout, les espaces publics occupés par les hommes et les femmes ne sont pas identiques : en ville les hommes occupent l'espace (les cafés notamment) et les femmes passent, dans les jardins c'est plutôt l'inverse. En outre, l'accès des femmes à l'espace public diffère selon l'âge, la classe sociale, le statut matrimonial et de maternité, d'où la nécessité d'avoir une approche intersectionnelle de ces questions selon Gaëlle Gillot. Par exemple, les jeunes sont porteurs d'évolutions dans l'usage de l'espace public, mais, dans un contexte où la jeunesse féminine est toujours très contrainte par le contrôle de sa sexualité, les pratiques nouvelles plus libérales restent dissimulées.
Pour finir, Gaëlle Gillot insiste sur l'importance de la prise en compte du genre dans les choix des urbanistes ou des architectes, sans négliger ses interactions avec d'autres catégories de différenciation sociale (approche intersectionnelle). Les aménagements de l'espace public urbain peuvent en effet figer ou au contraire favoriser l'évolution des pratiques d'occupation des villes, et par là contribuer à pérenniser ou à transformer l'organisation sociale. Ainsi, le choix d'aménager des arrêts ouverts pour le tramway à Rabat a permis à ceux-ci de devenir des espaces de rencontre et de loisir, y compris le soir grâce à l'éclairage, que les jeunes, et notamment les jeunes filles, peuvent occuper durablement sous prétexte d'attendre le tram ou quelqu'un. La ville de Casablanca, qui a opéré des choix d'aménagement différents pour son tramway, n'a pas connu la même dynamique d'appropriation de l'espace public par les femmes et de conquête de libertés permise par cette occupation. Cependant, des expériences de séparation des hommes et des femmes dans les transports en commun de grandes villes du monde montrent que les arguments de genre peuvent aussi être utilisés pour justifier une ségrégation sociale. Ces aménagements visent à sécuriser les déplacements des femmes en leur réservant des voitures ou des rames, le plus souvent aux heures de pointe. Mais cette séparation n'a jamais été réclamée par les féministes des pays concernés. En revanche on constate qu'à Tokyo, au Caire, comme à New York au début du XXe siècle, l'archétype du harceleur visé par cette séparation dans le métro est l'ouvrier qu'on cherche à éloigner des jeunes filles qui se rendent à l'université ou au travail.
Pour conclure, Gaëlle Gillot estime que, dans les sociétés arabo-musulmanes, l'ordre social patriarcal est aujourd'hui ébranlé par les très nombreuses transgressions et remises en cause de la place assignée aux femmes, si bien qu'on peut affirmer qu'une véritable évolution, voire révolution, est en cours, portée par les femmes, par les hommes, et par les femmes et les hommes ensemble.
Intervention d'Abir Krefa : Militantes féministes dans l'espace tunisien des révolutions
Abir Krefa est sociologue, post-doctorante à l'EHESS au Centre Maurice Halbwachs, après avoir soutenu une thèse intitulée "Activités littéraires et rapports sociaux de sexe : le cas des écrivains tunisiens" à l'Université Lyon 2 en 2013. Elle mène des recherches sur les mobilisations protestataires dans la Tunisie (post) révolutionnaire à l'aune du genre et des sexualités. Elle s'intéresse notamment aux processus de socialisation politique et culturelle en articulant le temps long et celui de l'évènement.
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Compte rendu de la communication
L'intervention d'Abir Krefa portait sur le genre dans les mobilisations et la réappropriation de l'espace par les femmes en situation révolutionnaire. Avant d'exposer les résultats de ses recherches, la sociologue a dressé un état des lieux de l'espace associatif en Tunisie avant et après le soulèvement de décembre 2010. Alors que l'univers associatif et partisan était quasiment monopolisé par le parti au pouvoir avant 2011, la libéralisation de la création d'associations en février 2011 a permis un essor considérable des associations autonomes se réclamant du féminisme. Leur nombre est ainsi passé de deux, l'Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD) et l'Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche sur le Développement (AFTURD), nées après l'indépendance, à deux cents. Ces associations sont spécialisées dans la défense de causes précises : les droits sexuels et corporels des femmes, la parité, la lutte contre les violences sexistes, etc. Depuis 2011, les mobilisations collectives autour d'enjeux de genre et de sexualité se sont multipliées, grâce à des coordinations entre associations. Plus généralement, l'évènement révolutionnaire a permis aux femmes d'être visibles dans l'espace public protestataire. On a pu les voir en tête des cortèges funèbres transportant les victimes de la répression policière, dans les sit-in la nuit sur les places de Tunis, ou occuper massivement les usines ou les universités pendant les grèves, ce qui était impensable avant la révolution. On peut donc supposer, indique Abir Krefa, que cette situation révolutionnaire est propice à une dénaturalisation de l'ordre genré, ou, pour reprendre l'expression de Pierre Bourdieu, à une "défatalisation" de l'ordre social.
Comme point de départ de ses recherches, Abir Krefa est partie de trois idées reçues qu'elle a soumises ensuite à l'épreuve du terrain : l'idée que, contrairement aux progressistes, les islamistes seraient opposés aux droits des femmes et que les femmes des partis islamistes ne pourraient pas avoir de revendications autonomes ; le caractère spontané et nouveau des mobilisations féministes ; l'absence de changements majeurs dans l'ordre du genre et des sexualités après la période révolutionnaire, lors du retour à une conjoncture ordinaire.
Pour tester ces hypothèses, Abir Krefa a réalisé trois enquêtes en Tunisie en 2014-16 : une enquête dans des associations féministes et LGBT ; des entretiens auprès de militantes du parti islamiste Ennahdha, la première force politique après 2011, et de femmes syndicalistes de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), la principale organisation syndicale tunisienne [4] ; une enquête avec Sarah Barrières sur une mobilisation pour l'emploi dans la région de Kasserine, en janvier et février 2016, située sur plusieurs sièges d'autorités locales.
Afin de questionner tout d'abord la pertinence des clivages idéologiques dans la dynamique des mobilisations, Abir Krefa s'est appuyée sur une approche multi-située des mobilisations pour la cause des femmes. Concernant la représentativité politique des femmes par exemple, ce sont à la fois des militantes des deux associations féministes radicales (ATFD et AFTURD), de l'Union nationale de la femme tunisienne (UNFT), très proche de l'ancien parti au pouvoir, et du parti islamiste Ennahdha, qui se sont mobilisées pour inscrire dans le code électoral la parité dans les assemblées élues. Les premières l'ont fait au sein de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, l'institution de transition politique créée en mars 2011. Les militantes de l'UNFT se sont mobilisées à l'extérieur de cette institution, dans l'espace protestataire de la rue où elles ont soutenu les revendications sur la parité en faisant signer des pétitions et en organisant des manifestations. Quant aux militantes islamistes, comme la franco-tunisienne Mehrezia Labidi, elles ont porté ces revendications à l'intérieur de leur parti et ont défendu à l'Assemblée constituante le principe de parité et l'article 46 de la nouvelle Constitution sur les droits des femmes. Abir Krefa souligne également que le plafond de verre est beaucoup plus important à l'UGTT qu'au parti islamiste.
La sociologue a ensuite illustré la question des tensions et des réappropriations intergénérationnelles par le débat sur la dépénalisation de l'homosexualité, sur laquelle les féministes "historiques" et les nouvelles générations, en particulier de la mouvance LGBT, étaient opposées au départ. Pour parvenir à faire inscrire cette question à l'agenda de toutes les organisations féministes, les nouvelles générations de féministes en ont proposé une nouvelle approche cognitive, en mobilisant l'héritage des associations historiques : des textes de référence dont elles ont critiqué la lecture hétéro-centrée des générations précédentes, en s'appuyant sur la lutte contre les violences envers les femmes qui est un axe majeur de l'intervention des associations historiques. L'analyse de cet engagement en faveur de la dépénalisation de l'homosexualité, mais aussi de la mobilisation de soutien à la militante Amina Sboui par exemple, permet de mettre en évidence l'effet des "structures dormantes" dans l'émergence des mobilisations féministes (Verta Taylor), au-delà de l'effet propre de l'évènement révolutionnaire.
Pour finir, Abir Krefa a cherché à mettre à distance la grille de lecture purement institutionnelle et juridique des transformations de l'ordre genré, en s'intéressant à la négociation et renégociation des rapports de genre au sein des mouvements protestataires. La révolution tunisienne a entraîné une "désectorisation" de l'espace social (Michel Dobry). Ainsi, des mobilisations locales autour du travail et de l'emploi ont pu contribuer à bousculer les normes de genre grâce à une forte participation de femmes aux protestations et à l'émergence de figures charismatiques féminines. Lors du sit-in de Kasserine début 2016, l'hétérogénéité sociale des protestataires (présence de diplômés et de non diplômés) est allée de pair avec une mixité de la mobilisation et de l'espace protestataire, ce qui ne fut pas le cas pour l'autre sit-in pour l'emploi organisé par des diplômés du supérieur dans la même région. La forte implication des femmes à Kasserine peut s'expliquer par un effet de carrière militante dans une ville qui fut l'un des foyers de la révolution. De plus, le maintien d'un certain contrôle social sur ces militantes par des hommes de leur famille a contribué à légitimer non seulement leur présence sur le sit-in, mais aussi le sit-in lui-même.
En somme, conclut Abir Krefa, la prise en considération du genre dans l'analyse des mobilisations collectives conduit, d'un point de vue scientifique, à déconstruire les oppositions idéologiques, la division entre les mobilisations en faveur de l'égalité femmes-hommes et celles pour l'emploi, entre militants et non militants, réseaux formels et informels, etc. Les enjeux sont aussi politiques puisqu'il s'agit de garder dans la mémoire collective la trace du rôle des femmes et des minorités sexuelles dans la genèse des mobilisations et de "déconstruire la figure exclusivement masculine de l'acteur protestataire".
Intervention d'Ibtissame "Betty" Lachgar : Le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (M.A.L.I.) au Maroc
Ibtissame "Betty" Lachgar est marocaine, psychologue clinicienne spécialisée en criminologie et victimologie, également spécialiste en sciences de l'éducation. Elle est militante féministe au M.A.L.I., le Mouvement Alternatif pour les Libertés Individuelles qu'elle a co-fondé au Maroc en 2009 avec la journaliste Zineb El Rhazoui (qui a travaillé notamment à Charlie Hebdo).
Intervention d'Ibtissame Betty Lachgar
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Compte rendu de la communication
La militante féministe des droits humains a présenté le collectif M.A.L.I., son histoire et ses actions. MALI est l'acronyme de "Mouvement Alternatif pour les Libertés Individuelles" et signifie aussi en arabe "qu'ai-je de différent ?". C'est un mouvement indépendant universaliste, féministe et laïque, né en 2009, qui milite pour la défense des droits humains, de l'égalité entre les femmes et les hommes, et de toutes les libertés individuelles (liberté de conscience, d'opinion, d'expression, liberté sexuelle, droit à l'avortement, etc.). S'il s'inscrit dans l'espace du militantisme féministe au Maroc, il se démarque des autres associations marocaines qui œuvrent pour les droits des femmes, dont les militant-e-s du M.A.L.I. contestent le relativisme culturel et la trop grande proximité avec le pouvoir. Le M.A.L.I. se veut au contraire alternatif et subversif, universaliste et non relativiste. Il a été créé dans le but de transformer la société marocaine qui reste très patriarcale et régie par des lois et des pratiques liberticides.
Au Maroc, malgré la réforme du code de la famille en 2004 faisant évoluer le statut de la femme, la loi peine à être appliquée et de nombreux droits des femmes restent bafoués dans cette société où les inégalités femmes-hommes restent profondément ancrées dans les pratiques. Ainsi, les violences et viols envers les femmes restent très peu punis, notamment parce que le viol conjugal n'est pas reconnu dans la législation pénale et que les femmes victimes de viols peuvent être poursuivies pour relations sexuelles illicites. La polygamie reste autorisée et le mariage avec des filles mineures demeure possible par dérogation. Ibtissame Lachgar dénonce aussi une justice sexiste et masculiniste. Récemment, une adolescente s'est immolée après la libération des huit hommes qui l'avaient violée et une jeune fille qui avait refusé de se marier avec l'homme choisi par sa famille a été condamnée à quatre mois de prison ferme. Bien d'autres inégalités et injustices existent encore au Maroc : les lieux publics interdits aux femmes, l'interdiction de se marier à un non musulman, d'avoir des relations sexuelles adultérines ou en dehors du mariage, l'inégalité en matière d'héritage, la pénalisation de l'homosexualité, etc.
En matière de répertoire d'action, le M.A.L.I. privilégie la désobéissance civile. Il conduit des actions "choc" dans l'espace public pour ouvrir le débat sur des sujets sensibles et tabous dans la société marocaine. Sa première initiative, qui a fait grand bruit au Maroc et à l'étranger, a eu lieu en septembre 2009. Le M.A.L.I. a organisé un pique-nique public symbolique lors du mois du ramadan, dans le but de protester contre la loi marocaine relative à la rupture du jeûne en public et de revendiquer le droit de ne pas jeûner. Le code pénal marocain punit toute personne «notoirement connu pour son appartenance à la religion musulmane» qui «rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le temps du ramadan, sans motif admis par cette religion». Cette loi n'a toujours pas été abrogée mais le débat est ouvert. Il s'agissait plus généralement de revendiquer la liberté de conscience, car l'Islam est la religion d'État au Maroc et toute personne musulmane l'est obligatoirement de la naissance jusqu'à la mort. Le M.A.L.I. revendique aussi le droit à l'avortement pour toutes les femmes marocaines. En 2012, il a invité le bateau de l'ONG néerlandaise Women on Waves à se rendre au Maroc. Celui-ci fait campagne pour la légalisation de l'avortement dans le monde et pratique des avortements médicalisés et légaux dans les eaux internationales. Les autorités marocaines ont interdit le navire d'accéder au port de Smir. C'était la première fois que le bateau Women on Waves tentait d'accoster dans un pays musulman. Une autre initiative marquante fut l'organisation d'un "kiss-in" en 2013 devant le Parlement de Rabat pour dénoncer l'emprisonnement de trois adolescents de 14 ans, condamnés pour avoir posté sur Facebook d'une photographie sur laquelle deux d'entre eux, un garçon et une fille, s'embrassaient. Le M.A.L.I. est également la première association marocaine qui a mené des actions concrètes en faveur des personnes LGTBI, en organisant des campagnes de sensibilisation sous forme d'exposition de photos ou de campagne web. Toutes ces actions ont eu un fort impact médiatique au Maroc et à l'international.
Les militant-e-s du M.A.L.I. subissent régulièrement des arrestations, des intimidations, des violences, des menaces de mort. Lors d'une garde à vue en septembre 2016, Ibtissame Lachgar a été victime de mauvais traitements avec un autre militant, suite à une arrestation par la police de Rabat. Mais aucune association féministe marocaine n'a pris sa défense. En raison de son caractère universaliste, de son mode de protestation et de sa position très critique à l'égard du pouvoir, le M.A.L.I. ne bénéficie pas de soutiens au Maroc, y compris d'autres associations féministes, progressistes et laïques. Selon la militante, celles-ci ne souhaitent pas perdre leur légitimité auprès du parti islamiste au pouvoir et estiment que les combats du M.A.L.I. sur les questions de genre ne sont pas prioritaires. Néanmoins, les actions menées par le M.A.L.I. ont permis d'ouvrir la discussion dans d'autres associations de défense des libertés individuelles sur des sujets tels que les droits sexuels et reproductifs ou les droits LGBTI. Sa dernière campagne "Révolution Féministe" vise justement à donner une visibilité au féminisme universaliste et laïc au moyen d'autocollants posés dans l'espace public, sur les affiches des partis politiques par exemple.
La militante conclut en précisant que son mouvement invite à "dénoncer tous les abus de pouvoir, les discriminations et les violences masculines, qui s'exercent en toute impunité, dont aussi bien les hommes, les institutions, l'État se servent afin de contrôler le corps et la vie des femmes en les privant de leur liberté, en portant atteinte à leur dignité et à leurs droits fondamentaux". Elle en appelle à la mobilisation de la société civile pour combattre le fondamentalisme religieux, lutter contre le sexisme et le patriarcat.
Débat avec le public
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Prise de vue et réalisation des vidéos par ENS Média – © 2016 ENS-Lyon
Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
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Notes
[1] L'historienne française Arlette Farge, spécialiste du XVIIIe siècle, les désigne sous l'expression "évidentes émeutières".
[2] Françoise Thébaud, Les femmes au temps de la guerre de 14 (1986) ; Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses : Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française (1988) ; Laurence Klejman, Florence Rochefort, L'égalité en marche. Le féminisme sous la Troisième République (1989).
[3] On peut également citer la blogueuse tunisienne Lina Ben Mhenni, auteur de "Tunisian girl", et la militante féministe égyptienne Aliaa Magda Elmahdy.
[4] L'UGTT existait avant 2011 et a joué un rôle central dans la contestation en 2010-11. Ce syndicat est doté d'une grande légitimité historique et politique. Il est situé à gauche et plutôt anti-islamiste.