Aller au contenu. | Aller à la navigation

Outils personnels

Navigation
Vous êtes ici : Accueil / Articles / Entretien avec Bernard Lahire : la sociologie n'incarne pas une "culture de l'excuse"

Entretien avec Bernard Lahire : la sociologie n'incarne pas une "culture de l'excuse"

Publié le 25/01/2016
Auteur(s) - Autrice(s) : Bernard Lahire
Anne Châteauneuf-Malclès
A l'occasion de la parution de son dernier ouvrage "Pour la sociologie", Bernard Lahire, professeur de sociologie à l'ENS de Lyon, nous a accordé un entretien au cours duquel il analyse les critiques adressées à la sociologie et explique pourquoi sa discipline n'incarne par une "culture de l'excuse".

couverture du livre "Pour la sociologie" de Bernard LahireAvec sa dernière publication, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue «culture de l'excuse», Bernard Lahire nous livre une mise au point claire et argumentée sur ce qu'est la sociologie et ce qu'elle n'est pas. Dans cet essai très accessible, qui s'adresse «à des non-professionnels de la sociologie», le sociologue démonte les confusions et l'inculture des détracteurs de sa discipline, qui mélangent explication et justification, science et droit. Il explique que la sociologie, en portant un regard scientifique et distancié sur des phénomènes tels que la délinquance ou le terrorisme, permet de comprendre ce qui les a rendus possibles, sans chercher à les excuser ou à les justifier. Il montre que la philosophie de la responsabilité individuelle qui est au coeur des discours antisociologiques a pour effet de légitimer les vainqueurs de toute sorte et de nier la domination. Il rappelle enfin l'utilité des sciences sociales pour rompre avec les fausses évidences et rendre le monde social plus intelligible, et finalement servir la démocratie, en permettant à tous ceux qui s'en emparent «d'imaginer et de trouver les voies d'émancipation et de transformation du monde».

« Le droit à la connaissance la plus indépendante possible des questions morales, politiques, juridiques ou pratiques, ne devrait jamais être remis en question. Rien, en démocratie, ne devrait faire obstacle à la recherche désintéressée de la vérité. Comprendre n'a jamais empêché par ailleurs de juger, mais juger (et punir) n'interdit pas de comprendre. » Bernard Lahire, Pour la sociologie.

Pour la sociologie est paru aux Éditions La Découverte (collection "Cahiers libres") en janvier 2016. L'introduction du livre est en libre accès sur le site de l'éditeur.

Bernard Lahire est professeur de sociologie à l'École Normale Supérieure de Lyon, directeur adjoint du Centre Max Weber (UMR 5283 CNRS) et responsable de l'équipe Dispositions, pouvoirs, cultures, socialisations.

L'entretien avec Bernard Lahire autour de Pour la sociologie

Votre livre Pour la sociologie est une réponse aux critiques récurrentes adressées à la sociologie, et plus largement aux sciences sociales. Celles-ci vont du rejet des «explications sociologiques» ou de «l'excuse sociologique», en particulier dès lors qu'il s'agit de comprendre des actes condamnables tels que la délinquance ou le terrorisme, à une remise en cause explicite de la sociologie et des travaux des sociologues, comme récemment dans le livre de Philippe Val paru en avril 2015, Malaise dans l'inculture, qui s'en prend au «sociologisme». Quand on ne soupçonne pas la sociologie d'excuser (la délinquance, la violence, les crimes…), on lui reproche de dénoncer (les inégalités, les dominations, les discriminations…). De qui émanent ces critiques et que révèlent-elles ?

B.L. : Elles émanent essentiellement d'acteurs politiques, d'éditorialistes et d'essayistes, porteurs d'une vision conservatrice et sécuritaire de l'ordre social. Dans une telle vision, le monde social (avec son lot d'inégalités et de dominations de toute sorte) est naturalisé. On considère que les individus sont intrinsèquement «bons» ou «mauvais» et qu'ils se comportent comme ils le font par «choix» ou par «volonté». Du coup, tout rappel des conditions sociales dans lesquelles les individus sont amenés à agir, des déterminants sociaux de leurs parcours et de leurs comportements, porte atteinte à cette vision. Certains voudraient pouvoir dire que le monde social tel qu'il est n'est que le produit des responsabilités individuelles : les pauvres sont pauvres parce qu'ils ne se sont pas donnés les moyens de sortir de leur pauvreté ; les riches sont riches parce qu'ils ont fait l'effort de l'être ; les personnes qui échouent scolairement ou professionnellement sont responsables de leurs échecs et n'ont aucune excuse et celles qui réussissent sont méritantes. Cela signifie que les gens n'ont à s'en prendre qu'à eux-mêmes lorsqu'ils sont dans de mauvaises situations. Et puis, on voudrait juger et punir sans que personne ne puisse venir rappeler que c'est parfois des politiques (ou plus souvent des absences de politiques) étrangères, économiques, sociales, culturelles, scolaires, qui font le lit de certaines frustrations ou de certains ressentiments. La montée des conceptions sécuritaires de la vie sociale, si patente aujourd'hui, fait qu'on se contente bien souvent d'un portrait sommaire de l'«ennemi». La rhétorique guerrière ne tolère aucune «explication» autre que celle de l'existence d'un «mal», intérieur ou extérieur, à combattre.

Ces attaques envers la sociologie ne sont pas ne sont pas nouvelles, ni propres à la France…

B.L. : Depuis que la sociologie existe, elle soulève de nombreuses résistances. Et comment en irait-il autrement lorsqu'on sait que ce qu'elle découvre est quelque chose que beaucoup voudraient cacher sous le tapis ? Mettre au jour des inégalités ou des rapports de domination, et, pire que cela, montrer comment elles se constituent, se perpétuent, se renforcent, etc., c'est quelque chose de profondément gênant. Quant à la dénonciation d'une prétendue «culture de l'excuse» qu'incarneraient les sciences sociales, c'est un discours dont on trouve les traces aux États-Unis dans les années 1980, puis au Royaume Uni. Mais depuis une quinzaine d'année, les critiques se font plus pressantes, l'expression «culture de l'excuse» ou «excuse sociologique» est devenue un leitmotiv politique chez certains et on attaque beaucoup plus frontalement les sciences sociales [1].

Comprendre la réalité sociale sans la juger, sans dire ce qui est bien ou mal, c'est le principe de base qui avait été énoncé par les fondateurs de la sociologie pour définir le travail du sociologue. Vous défendez vous-même une sociologie non normative, condition selon vous pour faire des sociologues des scientifiques et non des idéologues ou des moralistes. Pourtant, le savoir sociologique est souvent interprété par les non-sociologues comme un énoncé critique ou un jugement sur la société ou certains groupes sociaux. Comment l'expliquer ?

B.L. : C'est une question très complexe et épineuse. Tout d'abord, j'espère que tous les sociologues – quelle que soit la tradition théorique à laquelle ils se rattachent – s'accorderaient à dire que notre travail est de connaître des réalités sociales et non à dire «ce qui est bien» et «ce qui est mal», ni même à énoncer «voilà ce qu'il faut faire» et «voilà ce qu'il ne faut pas faire». Nous ne sommes ni des moralistes, ni des politiques, ni des juges, ni des procureurs, mais des savants. «Une science empirique, écrivait Max Weber, ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu'il doit faire, mais seulement ce qu'il peut et – le cas échéant – ce qu'il veut faire» [2]. Nous sommes non-normatifs dans ce sens là. Mais cela ne veut pas dire que nous n'engageons pas des «rapports aux valeurs» dans nos études : tous les sociologues ne sont pas sensibles aux mêmes parties ni aux mêmes dimensions de la réalité sociale parce que leurs parcours les ont rendus tout particulièrement attentifs à tel ou tel type de problèmes. Mais ce n'est pas pour cela qu'on peut dire qu'ils sont normatifs ou qu'ils sont des idéologues. Ils doivent expliciter les cadres d'interprétation qu'ils mettent en œuvre et s'affronter à la réalité empirique avec des méthodes rigoureuses. S'ils n'apportaient pas les preuves de ce qu'ils avancent, ce ne seraient pas des scientifiques. Les profanes peuvent penser que les sociologues dénoncent des réalités alors qu'ils les énoncent (les décrivent, les mesurent, les analysent). Mais c'est parce que dans l'espace politique, ce sont plutôt les gens de gauche qui parlent d'inégalités ou de domination. Or, lorsqu'un sociologue parle de structures inégalitaires ou de rapports de domination, il utilise des concepts tout à fait techniques qui ne sont pas des projections délirantes sur la réalité : les inégalités et les dominations sont des faits qui s'objectivent, se mesurent, de même qu'on peut essayer d'en mesurer les conséquences.

Comme vous l'avez dit, la notion de responsabilité individuelle est au cœur des critiques adressées à la sociologie : elle déresponsabiliserait les chômeurs, les pauvres, les jeunes en échec scolaire, les délinquants… en les victimisant. Or, vous affirmez, comme beaucoup d'autres sociologues, que l'idée de libre arbitre et donc de responsabilité individuelle est en réalité une fiction et qu'elle n'est pas pertinente dès lors qu'on adopte un point de vue scientifique.

B.L. : Les sciences sociales remettent en cause par leurs travaux une vision de l'Homme libre, autonome, entièrement maître de son destin, et détenteur d'un libre arbitre. Les sciences sociales ne sont pas à la recherche de coupables pour comprendre le pourquoi et le comment des choses. Par exemple, il est courant d'entendre que l'échec scolaire des enfants est la «faute» des parents (de leur «démission») ou celle des enseignants («laxistes», adeptes de mauvaises méthodes de lecture, etc.) alors que ce n'est pas comme cela qu'on peut comprendre la réalité de l'échec scolaire. Inutile donc d'être dans la recherche permanente des «responsabilités». Ce que nous voyons en permanence, ce sont des individus qui prennent des décisions ou font des choix au croisement des contraintes externes (contextuelles) et internes (dispositionnelles). Même la manière de prendre une décision est socialement différenciée. Certains acteurs individuels ont acquis, grâce à l'école notamment, des outils de réflexivité, des habitudes de délibération, de calcul, de mise en balance des éléments positifs et négatifs, etc. Mais ce genre d'équipement mental est inégalement distribué dans la population [3].

Au fond, ce qui est reproché à la sociologie, quand elle cherche à expliquer et donc à trouver des causes aux phénomènes sociaux, c'est de mettre l'accent sur les déterminismes sociaux, ce qui pourrait laisser croire qu'on n'a pas les moyens d'agir sur ce qui se passe, sur l'échec scolaire, sur la pauvreté, sur les actes de violence ou de délinquance…, en d'autres termes qu'une sorte de fatalité pèserait sur les individus, sur leurs choix et leurs destinées. N'y a-t-il pas là un malentendu sur ce que les sociologues entendent par «déterminants sociaux» ou «contraintes sociales» ?

B.L. : De toute évidence. Les déterminismes physiques ou biologiques semblent moins choquer les gens alors qu'ils sont bien plus implacables que les déterminismes sociaux (qui n'ont d'existence qu'historique, et qui sont donc modifiables). Par exemple, nous connaissons les lois de l'apesanteur ou les processus neurodégénérescents qui sont des faits avec lesquels nous devons composer et qui limitent sérieusement notre champ d'action. Mais qui dit mise au jour des déterminismes (sociaux ou autres) ne dit pas fatalisme. Bien au contraire, cette connaissance des déterminismes est faite pour permettre, à ceux qui le souhaitent, de transformer l'ordre des choses en toute connaissance de cause. On agit toujours mieux sur le réel quand on a appris à le connaître que quand on en méconnaît les structures et le fonctionnement.

Selon vous, la sociologie n'est pas une «science du collectif», qui expliquerait tout par le milieu social ou la classe sociale, pas plus qu'elle n'est une «science de l'individu», qui considérait que les individus sont parfaitement libres et conscients de leurs actes, capables de s'extraire de leur contexte et de leur histoire pour s'autodéterminer. Vous dites que la sociologie est «relationnelle». Qu'entendez-vous par là ?

B.L. : On se représente assez spontanément la sociologie comme une science des moyennes, des statistiques, des collectifs ou des grandes tendances et on a, du même coup, l'impression que les individus sont totalement niés et oubliés (ou écrasés sous le poids des structures). Mais c'est une vision très naïve de la sociologie. Celle-ci a engendré depuis longtemps des travaux qui portent sur des réalités individuelles : histoires de vie, études de cas, biographies sociologiques, etc. [4] Mais les individus ne sont jamais détachés par les chercheurs en sciences sociales des relations dans lesquels ils se sont formés et agissent en permanence. Il faut penser, comme invitait à le faire Norbert Elias, le réseau des relations d'interdépendance à l'intérieur duquel l'individu se socialise, agit, et participe à la socialisation des autres en permanence, depuis sa naissance jusqu'à sa mort. Les sociologues les plus différents ont insisté sur l'importance de penser relationnellement plutôt que substantiellement. Les individus ne sont pas des substances mais des réalités d'interdépendance qui n'ont acquis leur propriété (en termes de capacité à penser, à sentir, à agir) qu'à travers les expériences sociales faites avec d'autres. Aujourd'hui où nos responsables politiques (et encore beaucoup trop de sociologues) posent tous les problèmes en termes d'identités isolées (nationale, culturelle, religieuse, individuelle, etc.), il est plus que jamais nécessaire de désessentialiser ces entités, en montrant que tout doit être compris relationnellement (un groupe social par rapport aux autres groupes sociaux, une appartenance religieuse par rapport à l'ensemble des autres appartenances religieuses, une position sociale ou institutionnelle par rapport à l'ensemble des autres positions existantes, etc.).

Vous écrivez que «le sociologue n'a pas à dire ce qu'il faut faire et comment il faut le faire». Si la sociologie n'a pas vocation à trouver des solutions collectives à un certain nombre de problèmes qui se posent dans notre société, quelle peut être alors son «utilité sociale» ?

B.L. : Son utilité sociale première consiste à fournir des tableaux les plus réalistes possibles de la réalité sociale pour gagner en prise de distance et en maîtrise par rapport à des logiques qui nous dépassent ordinairement. Mais cela suppose que les acteurs politiques, au sens large, soient formés aux sciences sociales et puissent lire les travaux qu'elles produisent pour imaginer, sur cette base solide de connaissances, une transformation de l'existant. On ne peut pas demander aux savants de tout faire (étudier le monde et imaginer les moyens de le transformer). Il faut des traducteurs qui, fort de leur connaissance des sciences sociales mais tout entier tournés vers l'action, peuvent inventer des leviers politiques efficaces. Ces traducteurs ont traditionnellement été dans les partis, les syndicats et les associations. Mais nous avons aujourd'hui une classe politique – toute tendance confondue – particulièrement inculte du point de vue des sciences sociales [5].

Aujourd'hui, en France, la sociologie n'est enseignée qu'à partir de la classe de seconde au lycée et à un tiers des élèves du secondaire seulement. Vous plaidez, depuis longtemps, pour un enseignement de la sociologie dès l'école primaire, ou en tout cas pour un développement du regard sociologique sur le monde qui nous entoure dès le plus jeune âge. Cela peut paraître surprenant. Comment pourrait-il être mis en oeuvre ?

B.L. : Ce ne serait en fait pas très compliqué d'introduire les sciences du monde social de manière pédagogiquement adaptée à l'école primaire. C'est l'esprit d'enquête qu'il faut introduire : savoir observer et décrire ce qui se passe autour de soi, savoir interroger et écouter pour connaître les gens, savoir faire des petites enquêtes par questionnaires sur des aspects différents de la vie sociale et apprendre à interroger les données qu'on a recueillies pour leur donner un sens, tout cela est à la portée d'enfants de CM1 et de CM2. Les blocages me semblent davantage idéologiques et fantasmatiques que pédagogiques. Comprendre et respecter les différences peut se faire à travers la pratique des sciences [6].

Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.


Notes :

[1] De nombreuses illustrations de discours et propos «anti-excuse sociologique», de la part d'acteurs politiques, de journalistes, ou d'intellectuels très présents dans les médias, figurent dans le premier chapitre de Pour la sociologie, intitulé «Accusée d'excuser : la sociologie mise en examen».

[2] Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Presses Pocket, Agora, Paris, 1992, p.125.

[3] Pour plus de développements sur la fiction du l'individu libre et autonome, voir l'intervention de Bernard Lahire : De l'individu libre et autonome : retour sur un grand mythe contemporain, Canal-U.tv, Les conférences du Grand Lyon/ENS de Lyon, 14 Février 2008.

[4] Voir par exemple la biographie sociologique que Bernard Lahire a réalisé sur Kafka dans Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, dont on on trouvera une présentation ici : Entretien avec Bernard Lahire : La double vie de Kafka (SES-ENS, 9 mars 2010).

[5] Dans le texte Le savant et les politiques. A quoi servent les sciences sociales ?, rédigé fin 2012, Bernard Lahire développe son propos sur l'utilité sociale de la sociologie.

[6] Pour plus de précisions sur la réflexion de Bernard Lahire sur cette question, on pourra consulter : Enseigner les sciences du monde social dès l'école primaire (SES-ENS, 9 janvier 2006).


En complément, nous vous signalons :

La tribune de Bernard Lahire dans le journal Libération "Il rompt avec l'esprit des Lumières", que l'on retrouve également ici avec la réponse d'autres sociologues comme Farhad Khosrokhavar, au rejet des explications sociologiques du terrorisme : "«Culture de l'excuse»  : les sociologues répondent à Valls" (12/01/2016).

"La sociologie, ce n'est pas la culture de l'excuse !", Tribune de l'Association française de sociologie (AFS) et de l'Association des sociologues enseignant-e-s du supérieur (ASES), publiée dans Le Monde le 14 décembre 2015.

Présentations radiophoniques : Bernard Lahire était l'invité de l'émission "La Grande table" sur France Culture le 21 décembre 2015 : "Cinq réflexions sur l'avenir (1/5) : Comprendre est-ce excuser ?" et de l'émission "Parenthèse" le 10 janvier 2016 : "Pourquoi Philippe Val est l'ennemi de la sociologie".

D'autres entretiens avec Bernard Lahire dans la presse à propos de Pour la sociologie : TéléramaLe Monde des livres, Le Point.

Des recensions en ligne de l'ouvrage Pour la sociologie :

- Arnaud Saint-Martin, "La sociologie sans excuses"La Vie des idées, 18 janvier 2016.

- Lectures : compte rendu de Sébastien Zerilli publié le 11 février 2016.