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Enseigner les sciences du monde social dès l'école primaire

Publié le 09/01/2006
Auteur(s) - Autrice(s) : Bernard Lahire
Alors que le combat pédagogique le plus urgent pour les sciences sociales paraît se situer au niveau du lycée où leur légitimité, à côté des "sciences" et des "humanités", semble pouvoir être remise en question, un enseignement précoce, pédagogiquement adapté, des sciences sociales dès l'école primaire constitue une réponse adéquate aux exigences modernes de formation scolaire des citoyens. Un texte de Bernard Lahire, Professeur de sociologie à l'ENS-LSH de Lyon.

Alors que le combat pédagogique le plus urgent pour les sciences sociales paraît se situer au niveau du lycée où leur légitimité, à côté des "sciences" et des "humanités", semble pouvoir être remise en question, on peut se demander s'il est bien raisonnable de s'interroger sur la possibilité d'un enseignement des sciences sociales (sociologie et anthropologie notamment) dès l'école primaire. N'est-il pas utopique de parler du primaire, alors même qu'à l'université les sciences qualifiées, dans la plus grande tradition mythique, de "dures" renvoient encore les sciences du social au statut flou mais dévalorisant de sciences "molles" ?

Mais il est parfois des utopies réalistes. Ces utopies nécessitent, tout d'abord, la production d'arguments pour convaincre de l'importance de l'enseignement précoce des sciences sociales pour la vie collective et le développement mental et comportemental des enfants. Ce travail d'argumentation doit être accompli avec le plus grand sérieux, car il permet de répondre en partie à la question fondamentale que devrait se poser tout chercheur en sciences sociales : "Pourquoi des sciences sociales ?" ou encore "à quoi servent les sciences sociales ?".

Je soutiendrai ici que l'enseignement pédagogiquement adapté des sciences sociales à l'école primaire - comme celui de l'histoire ou la géographie, dont on n'oserait plus remettre aujourd'hui en cause la présence légitime au sein du cursus primaire malgré leur statut de savoirs savants - constitue une réponse adéquate (et plutôt meilleure que d'autres) aux exigences modernes de formation scolaire des citoyens.

Objections-réponses

Plusieurs objections sont assez spontanément soulevées dès lors qu'on évoque un tel projet d'enseignement d'une série d'acquis et d'outils produits au cours de leur histoire par les disciplines sociologiques et anthropologiques. Il est important de répondre à de telles interrogations, qu'elles soient formulées en toute bonne foi ou pas.

1. Pourquoi un tel enseignement des sciences sociales à l'école primaire, alors même que leur rôle peut déjà sembler être rempli par ailleurs, et notamment par l'éducation civique ?

Il est sans doute exact que certains enseignants du primaire ou du secondaire transmettent aujourd'hui, dans le cadre de l'éducation civique, de l'enseignement de l'histoire-géographie ou même de celui du français, certaines attitudes qui sont au fondement des sciences sociales. L'éducation civique (lorsqu'elle est enseignée...) est parfois l'occasion d'une prise de conscience par l'enfant de sa place dans des groupes, de l'effet de son comportement sur celui du groupe dans son ensemble, de son inscription dans des cadres de vie communs, locaux ou nationaux, etc. Par l'histoire et la géographie, le même enfant apprend à se situer dans l'espace (micro et macro) et dans le temps (court ou long) et s'habitue peu à peu à l'idée d'historicité et de diversité des peuples et des types de société. Plus tard dans la scolarité, la lecture d'écrivains (Montaigne, Molière, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, etc.) fournit bien souvent aussi l'occasion de réfléchir sur les différences culturelles (au sens large) et sur leurs fondements ou sur certains mécanismes sociaux. Mais est-il normal que sociologie et anthropologie vivent cachées, enseignées - à l'occasion et selon la formation de l'enseignant, ses goûts personnels, etc. - à travers d'autres enseignements ? La présence visible et officielle de ces sciences n'est pas qu'une question de territoire et de légitimité. C'est aussi une question de principe : si l'on juge - comme c'est mon cas - que les acquis des sciences du monde social sont cruciaux pour la vie future de tout citoyen, alors elles doivent apparaître explicitement comme telles dans les Programmes et Instructions officiels de l'école primaire.

De surcroît, il semble difficile de croire que les cadres actuels de l'école primaire permettent déjà de faire, sans les sciences sociales, ce que ferait un véritable enseignement adapté des sciences sociales. Ni les enseignants (qui n'ont que rarement reçu les formations universitaires adéquates) ni, par voie de conséquence, les élèves ne sont entraînés en vue de faire acquérir ou d'acquérir l'esprit scientifique propre aux sciences sociales. Les programmes officiels de 1991 prévoyaient dès le cours préparatoire, dans le cadre de l'enseignement de l'éducation civique, un apprentissage du "Respect de soi et des autres", ainsi que la "reconnaissance des droits d'autrui, de l'égalité des races et des sexes, de la dignité de la personne", sans rien dire sur les modalités d'accès à de telles dispositions ou attitudes. Lorsque les nouveaux programmes de l'école élémentaire (2002) évoquent la manière dont l'enseignant peut faire "découvrir le monde" aux élèves, tout se passe comme s'il allait de soi que l'information sur les différences mène droit à leur compréhension : "La lecture de textes, l'observation d'images, le recours à la toile et à la correspondance électronique permettent aux maîtres de montrer à la fois la richesse et la diversité des cultures du monde et l'unité de l'humanité [...]." Mais peut-on demander à des enseignants de s'improviser "anthropologues" ou "sociologues" ? Peut-on affirmer qu'ils ont, dans l'état actuel des choses, les compétences nécessaires pour donner sens de manière adéquate à ces prises de connaissance par les élèves des différences culturelles (différences que par ailleurs ils découvrent - bien ou mal - en regardant la télévision) ?

Rien ne garantit aussi bien le rapport tolérant aux autres, dans leur différence (de sexe, de culture, de classe ou de civilisation), que le rapport aux cultures qu'ont su historiquement conquérir les sciences du monde social. Ce relativisme anthropologique profondément lié à la démarche comparative, n'a, cela devrait aller de soi, rien à voir avec un indifférentisme éthique, comme on tente parfois de l'y réduire. C'est seulement par la découverte et la connaissance progressives de l'existence d'autres "points de vue", d'autres cultures, d'autres moeurs ou d'autres systèmes de pensée (manières de travailler, de se nourrir, de se vêtir, d'habiter l'espace, de parler ou de vivre en communauté), que l'on peut aboutir à un regard compréhensif véritable. En effet, la méconnaissance des fondements sociaux des différences entraîne bien souvent vers une tolérance de façade, un respect purement verbal et abstrait de la différence, qui ne résistent jamais très longtemps face à des situations dans lesquelles les différences se confrontent réellement.

2. Est-il pensable d'enseigner des sciences qu'on perçoit et présente habituellement comme conflictuelles (les luttes entre "écoles" ou "courants" théoriques rendraient impossible la constitution d'un fonds d'acquis communs), et parfois même idéologiques ?

On pourrait répondre à une telle interrogation en se demandant tout d'abord pourquoi on la pose particulièrement à propos de ces sciences du monde social. A bien considérer une discipline comme l'histoire, on constate la même diversité de méthodes, de modes de construction de la réalité historique qu'en sociologie ou en anthropologie, les mêmes débats sur la scientificité (ou la non-scientificité) de l'histoire et sur ses liens avec des conceptions idéologiques. Cette diversité intrinsèque des manières de faire et d'écrire l'histoire n'empêche toutefois pas cette discipline d'être présente dès l'école primaire. La diversité théorique et méthodologique n'est nullement un symptôme de non-scientificité, mais le signe d'un fonctionnement "normal" des univers scientifiques. De même, quelle littérature (parmi l'infinité des textes potentiellement scolarisables) ou quelles mathématiques sommes-nous en train d'enseigner ? Qu'est-ce qui fait la naturalité et l'évidence de l'enseignement de la littérature (d'une partie du patrimoine littéraire) ou des mathématiques (d'une partie des savoirs mathématiques) sinon l'habitude que nous avons de les voir dans le décor scolaire ?

Comme en toute science, les différences, les conflits d'"école" ou de "courants" théoriques n'empêchent pas l'existence d'un fonds de références et d'acquis communs auquel tout le monde se réfère pour pratiquer ordinairement son métier. Acquis théoriques (l'exigence d'un mode de pensée relationnel contre les modes de pensée essentialistes, la méthode comparative ou le relativisme anthropologique) et méthodologiques (observations, entretiens, questionnaires et modes de traitements des données quantitatives). Et c'est grâce à toute cette tradition et aux contraintes empiriques qui pèsent sur elles que les sciences du monde social ne sont pas réductibles à de "pures idéologies" comme voudraient le faire croire tous ceux (parmi les producteurs professionnels de discours sur le monde social) qui ont un quelconque intérêt à ne pas voir ces sciences se développer (s'étendre et gagner en légitimité). Ce qui fait que la connaissance sociologique ou anthropologique n'est pas une connaissance du monde social "comme une autre" (religieuse, politique, idéologique, etc.) et qu'elle peut prétendre à une certaine robustesse devant des faits sociaux observables, c'est qu'elle est une construction rationnelle qui repose sur des "données" produites selon des méthodes (explicites) spécifiques.

La peur que certains éprouvent à l'idée de voir entrer dans le cursus officiel des thèmes "idéologiques" (controversés ou polémiques) ou simplement "sociaux", conduit paradoxalement à laisser les élèves démunis face à tous les pourvoyeurs (producteurs ou diffuseurs) d'idéologie qui se sont pourtant multipliés au cours des dernières décennies dans nos sociétés fortement scolarisées. Le rôle des spécialistes de la communication politique (mais il faudrait plutôt parler de "manipulation politique") ou du marketing, des publicistes, des demi-savants, des rhéteurs plus ou moins habiles, bref, de tous les sophistes des temps modernes, n'a cessé de croître, et il serait urgent de transmettre, le plus rationnellement possible et auprès du plus grand nombre, les moyens de déchiffrer et de contester les discours d'illusion tenus sur le monde social. Mauvais calcul républicain qui conduirait, par volonté de maintien d'une pseudo-neutralité scolaire, à souhaiter garder hors des murs de l'école les "problèmes" ou "faits" sociaux et idéologiques qui se posent et s'imposent. Pourquoi ne pas enseigner les outils et les manières de penser que les sciences sociales ont constitués efficacement depuis plus de cent ans plutôt que de laisser les futurs citoyens construire (ou pas) leur savoir sur le monde social au sein de leurs structures familiales ou dans les cadres traditionnels de la socialisation (enseignement religieux, socialisation politique et syndicale, etc.) ? Et l'on jugera ici qui, du "retour à l'enseignement de la morale", régulièrement proposé en matière de "formation à la citoyenneté", ou de l'introduction pédagogiquement adaptée d'un certain nombre d'attitudes et d'outils inventés par les sciences sociales, est le plus adapté aux exigences des temps modernes...

Alors que nous sommes désormais capables d'enseigner l'attitude scientifique à l'égard du monde physique et naturel, nous laissons tranquillement se développer des dispositions magiques et pré-rationnelles vis-à-vis du monde social. Il y a là un défi que l'école serait aujourd'hui en mesure de relever.

3. N'est-il pas trop difficile, pour des enfants entre 6 et 10 ans, de se construire au sein de cultures (nationale, régionale, familiale, scolaire, etc.) et d'être habitués, dans le même temps, à prendre distance ou à développer une certaine réflexivité par rapport à ces mêmes ancrages culturels ?

Il est courant de concevoir les instruments de réflexivité comme des outils qui n'interviennent que "dans un second temps", après une phase d'apprentissage, d'inculcation ou d'incorporation nécessairement pré-réflexive. Il serait ainsi impossible d'apprendre la théorie de la marche en même temps que l'on apprend à marcher (c'est le meilleur moyen, dit-on généralement, pour tomber...). La réflexivité viendrait seulement après que l'apprentissage "à l'aveugle" (non-conscient) ait été mis en place. Il est vrai que, au cours de son processus de socialisation, l'enfant n'a pas la possibilité d'intérioriser sa culture et d'apprendre dans le même mouvement son caractère arbitraire d'un point de vue culturel, historique ou civilisationnel. Il faut bien, en effet, qu'il commence à voir le monde à partir d'un "point de vue" quelconque pour que l'on puisse commencer à lui faire appréhender la diversité des "points de vue" ; il est nécessaire qu'il construise sa personnalité à partir d'un point particulier du monde social, du temps et de l'espace, c'est-à-dire qu'il s'inscrive dans une culture, un lieu et en un temps donnés, pour qu'il soit possible de lui faire comprendre la "relativité" de sa situation culturelle, temporelle et spatiale. Mais cela signifie-t-il qu'il faille attendre le lycée pour commencer à acquérir l'habitude d'une certaine décentration par rapport à son (ou plutôt ses) milieu(x) de vie, le raisonnement comparatif ou la pensée relationnelle en matière de faits sociaux ? Attendre le lycée pour constater que les habitudes non-scientifiques de pensée sur le monde social empêchent très sérieusement - et comment pourrait-il en aller autrement après tant d'années passées à ne rien construire en la matière ? - l'installation de nouvelles habitudes de pensée attachées aux sciences du monde social.

Si l'on peut facilement admettre le fait que l'enfant doit d'abord "savoir parler" avant d'apprendre à lire, à écrire et à constituer la langue en objet d'étude, il n'en reste pas moins que le système scolaire français enseigne aujourd'hui, et ce dès l'âge de 6 ans, la lecture, l'écriture et des rudiments de grammaire française. La réflexivité linguistique serait-elle moins abstraite que la réflexivité à l'égard du monde social ? à bien y réfléchir, on pourrait être conduit à penser que c'est la constitution de la langue comme objet d'étude et de réflexion qui s'avère un exercice bien plus étrange encore pour les enfants. La construction de soi à travers diverses instances de socialisation ne serait donc pas incompatible avec l'aptitude acquise dès l'école primaire à considérer le monde social à partir d'une pensée moins magique et plus scientifique.

L'idée selon laquelle enseigner réflexivité et recul dans le temps même de la formation morale et culturelle de l'enfant, constituerait une opération psychologiquement déstabilisatrice est, au fond, la manifestation d'un profond ethnocentrisme. Penser qu'il faut construire ses "repères", ses "marques", son "identité", avant même de pouvoir commencer à prendre conscience de la diversité sociale (culturelle, civilisationnelle, politique, etc.) est, en effet, le meilleur moyen de conduire à toutes les formes d'ethnocentrisme, consistant à "répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions" (C. Lévi-Strauss). L'état actuel du monde social exigerait davantage d'imagination et devrait, notamment, amener à penser que l'identité individuelle et la personnalité de l'enfant ne peuvent plus désormais se construire hors de la réflexivité que leur offrent les sciences du monde social.

Conclusion

Au moment où l'on évoque publiquement de plus en plus fréquemment la nécessité de former à la citoyenneté, et où l'on n'envisage généralement de répondre à cette exigence que par l'enseignement de la morale ou de l'éducation civique, il est étrange de ne pas voir éclore l'idée selon laquelle ces sciences du monde social pourraient être au coeur de cette formation : le relativisme anthropologique (qui n'a strictement rien à voir avec un ultra-relativisme "égalisateur" ou un indifférentisme éthique), la prise de conscience de l'existence d'une multiplicité de "points de vue" liée aux différences sociales, culturelles, géographiques, etc., la connaissance de certains "mécanismes" et processus sociaux (et non la seule visite guidée des institutions officielles de la République...), tout cela pourrait utilement contribuer à former des citoyens qui seraient un peu plus sujets de leurs actions dans un monde social dé-naturalisé, rendu un peu moins opaque, un peu moins étrange et un peu moins immaîtrisable.

Bernard Lahire, Professeur de sociologie à l'Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines.

NB : Ce texte est une version abrégée et modifiée du chapitre 14, "Une utopie réaliste: enseigner les sciences du monde social dès l'école primaire", de L'Esprit sociologique, Paris, éditions la Découverte, Coll. "Laboratoire des sciences sociales", 2005, p.388-402. Consultez la note de lecture consacrée à cet ouvrage par SES-ENS